La delicate frontière entre manifestation collective et libre expression individuelle
La Cour européenne des droits de l’homme a décidé de trancher dans un même arrêt de chambre cinq affaires différentes concernant la violation par la Russie de la liberté d’expression de personnes qui manifestaient individuellement, et de façon statique, en portant des panneaux affichant leurs opinions. La Russie a été condamnée, à chaque fois à l’unanimité, pour avoir amené au poste de police et parfois sanctionné par une amende ces personnes au motif qu’elles avaient participé à une manifestation collective qui n’avait pas été préalablement notifiée aux autorités.
La première de ces affaires est sans doute la plus topique. Madame Novikova a manifesté de façon statique sur la voie publique avec un panneau dénonçant la psychiatrie russe. Cinq autres personnes manifestaient en même temps contre la psychiatrie russe avec des panneaux professant les mêmes opinions et une distance de 50 mètres était conservée entre les six personnes. Madame Novikova a été très rapidement amenée au poste de police, puis condamnée pour n’avoir pas notifié au préalable son intention de participer à une manifestation collective.
La loi russe impose la notification préalable des seules manifestations collectives. Sont donc exemptées l’ensemble des es manifestations individuelles simultanées, mais il est difficile de faire le partage entre les deux. Une loi russe de 2012, postérieure aux faits concernant Madame Novikova, est d’ailleurs venue préciser qu’une certaine distance devait exister entre les individus pour que la qualification d’ « ensemble de manifestations individuelles simultanées » puisse être retenue. La Cour a relevé que la loi sur laquelle la Russie s’appuyait pour sanctionner le comportement de Madame Novikova et porter atteinte à sa liberté d’expression était à l’époque insuffisamment prévisible et ne permettait pas de distinguer la manifestation collective et la manifestation individuelle.
La Cour européenne va alors distinguer le droit de manifestation collective, protégé par l’article 11 qui garantit le droit de réunion pacifique, et la liberté d’expression protégée par l’article 10 qui peut être revendiquée par ceux qui contestent individuellement.
La Cour s’est placée sur ce terrain de l’article 10 et a examiné les divers actes des autorités pour rechercher s’il y avait eu ingérence dans la liberté d’expression des requérants. Elle a estimé d’abord que les autorités auraient dû faire preuve d’une certaine tolérance face à l’expression des opinions, par exemple en laissant les requérants terminer leur manifestation, puisque celle-ci n’occasionnait qu’une gêne très légère pour les passants. Elle a considéré ensuite que la mesure consistant à conduire au poste les contestataires était également disproportionnée, aucune raison impérieuse n’imposait d’arrêter les personnes dès lors que la situation n’engendrait aucune préoccupation particulière en matière de sécurité publique et que les manifestations étaient non violentes et ne perturbaient pas la circulation. Enfin les poursuites pour infraction administrative ne respectaient pas non plus les conditions de l’article 10, l’exigence d’une notification préalable ne reposant pas sur une loi claire ou étant, selon les affaires, disproportionnée.
La Russie n’est pas seule à chercher à définir ce qu’est une manifestation collective. La France aussi. La loi française ( L 211-1 et s. du code de la sécurité intérieure) autorise les manifestations sur la voie publique mais exige que les organisateurs fassent une déclaration préalable à la mairie ou à la préfecture. L’absence de déclaration est punie conformément à l’article 431-9 du code pénal. C’est ainsi que la chambre criminelle de la Cour de cassation vient d’avoir l’occasion de donner enfin une définition de ce qu’est une manifestation (cassat.crim., 9 février 2016, 14-82234, JCP G , 18 avril 2016, n° 16, 795, note Philippe Collet ; JCP S, 12 avril 2016, n° 14, 30, note Henri Guyot) : « constitue une manifestation tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune ». L’arrêt de la cour d’appel est cassé car il n’y a pas besoin de chant , de slogan, ou de banderole pour qu’il y ait manifestation. Celle-ci peut être réalisée, comme en l’espèce, par des groupes de militants distribuant des tracts aux péages d’autoroutes.
La définition large retenue par la Cour de cassation ne semble pas, à première vue, soulever de difficultés d’interprétation. La Cour impose la présence d’un groupe, ce qui signifie au moins trois personnes. Elle exige aussi que le groupe ait des organisateurs, car il serait sinon inutile de poser une définition de la manifestation, celle-ci ne servant qu’à circonscrire l’ obligation de déclaration qui pèse sur les organisateurs. Enfin le groupe doit être rassemblé car les manifestations ne sont susceptibles d’être dangereuses pour l’ordre public que quand les manifestants forment un bloc. Cette notion de rassemblement n’est pas précisée par la Cour de cassation, or depuis l’arrêt de la CEDH du 26 avril 2016 on sait qu’il faut pouvoir distinguer en Russie le rassemblement et la manifestation individuelle. Des citoyens russes évitent de se rassembler lors des manifestations car ils craignent la réaction des autorités s’ils se signalent comme des contestataires en déclarant une manifestation collective. Tant que la France sera démocratique, et que les citoyens, n’ayant pas peur de déclarer la manifestation, ne s’éparpilleront pas lors de celle-ci, la chambre criminelle n’aura peut-être pas l’occasion de donner des précisions sur la notion de rassemblement. Ceci nous distingue de la Russie où l’on sait précisément quelle est la distance entre individus en-dessous de laquelle naît un rassemblement soumis à déclaration.