Conseil de l'Europe et Convention européenne des droits de l'homme

L'arrêt de la Cour EDH, Géorgie c. Russie (II) sur les exceptions préliminaires, marque d'une politique jurisprudentielle offensive

CEDH, ancienne 5ème Sect. 13 décembre 2011, Géorgie c. Russie (II) Req. N° 38263/08, Exceptions préliminaires.

La Cour européenne des droits de l’Homme a déclaré recevable la requête introduite par la Géorgie contre la Russie à propos des allégations de violations de la Convention européenne des droits de l’Homme qui auraient été commises par le défendeur lors du conflit ayant opposé ces deux États parties à la Convention[1] durant le mois d’août 2008. Cet arrêt prend le contrepied de la position de la Cour internationale de justice dans le différend qui oppose les deux États belligérants.

Au soutien de sa demande, la Géorgie invoque diverses violations de la Convention européenne des droits de l’Homme qui auraient été commises par les forces armées russes et les forces insurgées ossètes et abkhazes placées sous contrôle effectif russe à l’encontre de la population civile géorgienne. La Géorgie appuie ses allégations sur les attaques indiscriminées et disproportionnées qui auraient été menées par les forces russes, et par les forces séparatistes agissant sous leur contrôle, et sur l’absence d’enquête qui aurait du en découler. Selon elle, les actes menés par la Russie aurait entraîné la création d’une pratique administrative violant les droits garantis par la Convention ; une pratique qui se serait perpétrée indépendamment des mesures provisoires émises par la Cour[2] sur le fondement de l’article 39 de son règlement.

La Russie, quant à elle, juge ces allégations infondées et basées sur une dénaturation des faits. Selon elle, son recours à la force s’inscrit dans le cadre d’une action en légitime défense visant à défendre les populations civiles contre les offensives géorgiennes.

Après avoir brièvement rappelé le déroulement du conflit s’étant noué entre ces deux États[3], la Cour examine les exceptions préliminaires soulevées par la Russie et qui visent à établir dans un premier temps son incompétence, et dans un second temps l’irrecevabilité de la requête portée à sa connaissance.

1. La compétence prima facie de la Cour pour connaître du différend

Au stade de l’examen de sa compétence, la Cour établit son aptitude à connaître du différend qui est porté à sa connaissance en délimitant le champ d’application de « sa » Convention, puis en traçant les frontières qui existent entre le droit international humanitaire et le droit international des droits de l’Homme.

La Cour rappelle dans un premier temps l’interprétation qu’il faut retenir de son article 1er et notamment le périmètre qui doit être retenu de la notion de « juridiction » de l’État[4].

En effet, la Russie invoquait au soutien de sa première exception préliminaire que les violations alléguées par la Géorgie ne relevaient pas de la compétence de la Cour car la Convention européenne des droits de l’Homme borne la juridiction de l’État au principe de territorialité. Au titre de ce principe, la Cour ne devrait connaître de violations supposées que si celles-ci sont commises sur le territoire de l’État dont on invoque la responsabilité ou sur des zones situées hors du territoire national si l’État y exerce un contrôle effectif.

Pour répondre à cet argument, la Cour invoque sa compétence pour examiner à titre préliminaire si le différend dont elle est saisie ressort de sa compétencerationae loci. Pour ce faire, la Cour commence par rappeler que tel qu’il ressort de l’interprétation de l’article 1er, la juridiction de l’État n’est pas circonscrite au territoire national. La Cour remarque par suite que cette exception est liée à l’appréciation de questions qui ressortent du fond de l’affaire et décide donc de joindre cette exception au fond[5]. En effet, la question de savoir si les actes incriminés dépendent de la juridiction de l’État russe nécessite de se prononcer sur la qualification à donner aux faits commis par la Russie en dehors de son territoire et à la nature de l’éventuel contrôle exercé sur les zones sur lesquelles les faits incriminés se seraient produits. Cette position lève le doute qu’avaient initié les juges de Strasbourg dans leur arrêt Bankovic c. Belgique et al. du 12 décembre 2001. Dans cette affaire la Cour avait retenue une conception restrictive, principalement territoriale, de la notion de juridiction, en consacrant son incompétence pour connaître d’opérations militaires menées à l’étranger en dehors des cas de contrôle effectif produit par « une occupation militaire ou en vertu du consentement, de l’invitation ou de l’acquiescement du gouvernement local »[6]. La Cour en revient donc à une posture plus classique[7] afin d’établir sa compétence sans exiger ni occupation, ni consentement, ce qui semble marquer sa volonté de poursuivre l’instruction de l’affaire au fond.

Après avoir évacué cette première exception préliminaire, la Cour s’attache à répondre à l’exception d’incompatibilité rationae materiae de la requête aux dispositions de la Convention européenne. Selon le défendeur les faits donnant lieu aux réclamations de la Géorgie tombent sous le champ d’application du droit international humanitaire, à l’exclusion du droit international des droits de l’Homme. Procédant de la même façon que pour la précédente, la Cour décide de joindre au fond l’exception soulevée, tout en rappelant que la CEDH continue de s’appliquer dans un contexte de conflit armé. La Cour établit que l’on peut raisonnablement soutenir que les faits auxquels se rapporte le différend dépendent de l’application de la CEDH[8] tout en considérant que les interactions normatives entre ces deux corpus de normes internationales ne seront déterminables qu’au stade du fond.

2. La salutaire déclaration de recevabilité de la requête

Deux exceptions préliminaires viennent contester le pouvoir de la Cour de Strasbourg pour  trancher le différend. La première consiste en l’invocation surprenante de l’exception de recours concurrents que contient la CEDH[9]. La Russie appuie cet argument sur la procédure introduite devant la Cour internationale de justice par la Géorgie à son encontre et qui s’est conclue par un récent arrêt d’incompétence[10]. S’il ne s’agit pas ici de pointer le stupéfiant formalisme dont ont fait preuve les juges du Palais de la paix en déclarant leur incompétence[11], on peut s’étonner de l’exception soulevée par la Russie. En effet, comme la Cour le remarque, l’exception prévue dans la CEDH ne concerne que les recours individuels et non les recours interétatique. De plus la cause de l’action introduite devant la Cour internationale de justice, la Convention internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale[12], est différente de celle invoquée devant la Cour européenne. Cette différence de cause n’aurait en tout état de cause pu passer le filtre du contrôle classique de la triple identité (de parties, d’objet et de cause). La Cour rejette ainsi fort logiquement cette exception d’irrecevabilité[13] et s’autorise donc de connaître, sous l’angle de « sa » Convention, d’un différend que la Cour internationale de justice s’est refusée de trancher.  

La dernière exception d’irrecevabilité soulevée par la Russie repose sur la condition d’épuisement des voies de recours internes[14]. Le défendeur allègue que le demandeur n’a pas respecté cette condition, et que cette dernière est applicable en l’espèce car la preuve d’une pratique administrative, qui seule permet de l’écarter, n’a pas été faite. La Cour rejette cette exception en considérant que la preuve de l’existence d’une pratique administrative ne peut être faite à l’étape de l’examen de la recevabilité de la requête et qu’en conséquence l’exception doit être jointe au fond[15]. Elle reconnaît finalement que le délai de 6 mois prévu à l’article 35§1 est respecté.

Dans le concert des demandes introduites par la Géorgie[16] en réaction aux faits s’étant déroulés lors du conflit d’août 2008, la Cour européenne des droits de l’Homme s’affirme comme étant la première juridiction internationale en mesure d’apporter une réponse juridictionnelle aux actes commis.

Notes de bas de page