L'exercice du pouvoir constituant dérivé à l'origine de la violation de la Convention
En l’espèce, le litige oppose l’ancien Président de la Cour Suprême hongroise dont le mandat de six ans, débuté en 2009, a pris fin prématurément en 2012 suite à une importante réforme législative et constitutionnelle du système judiciaire hongrois. Le mandat du requérant a pris fin le jour de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi fondamentale hongroise, modifiée par la loi CLIX. Plus précisément, c’est le projet de loi T/5005 qui prévoit la fin du mandat du requérant. La cessation du mandat du requérant étant une conséquence d’une réforme constitutionnelle, celui-ci n’a pu saisir un juge pour contester sa destitution, la Cour Constitutionnelle n’étant pas compétente pour juge de la constitutionnalité d’une loi constitutionnelle. Le requérant s’adresse alors à la Cour Européenne des Droits de l’Homme alléguant une violation de son droit à un recours effective devant un juge, doit garanti par l’article 6§1 de la Convention dans son volet civil. A ce moyen le requérant ajoute celui de la violation de son droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention, estimant que la cessation prématurée de son mandat est une conséquence directe de ses prises de paroles devant le Parlement, au cours desquelles il a plusieurs fois émis des doutes sur l’opportunité de la réforme du système judiciaire Hongrois. Précision ici que ses prises de parole faisaient partie du mandat du Président de la Cour Suprême, dont la fonction en faisait également le Président du Conseil National de Justice. Fonction qui l’obligeait à formuler un avis sur tout(e) projet/proposition de loi concernant les tribunaux.
La requête fut attribuée à la deuxième section de la Cour, laquelle a conclu, à l’unanimité, à la violation des articles 6§1 et 10 de la Convention. Le Gouvernement Hongrois a alors sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre.
Il s’agit ici de statuer sur l’existence d’une violation du droit du requérant à un recours effectif devant un juge pour contester sa destitution ainsi que de son droit à la liberté d’expression. Le litige présente une nette particularité du fait, d’une part, de la qualité du requérant, haut fonctionnaire hongrois, ainsi que de la « cause » de la cessation de son mandat, une réforme constitutionnelle.
La Grande chambre de la Cour EDH, par un arrêt du 23 Juin 2016, a conclu, par quinze voix contre deux, à la violation des articles 6§1 et 10 de la Convention.
L’espèce présente plusieurs points d’intérêt, dont celui de rappeler et de préciser la jurisprudence « Vilho Eskelinen et autres c/Finlande » [1] (ci-après « Eskelinen »)de la Cour concernant l’applicabilité du volet civil de l’article 6§1 de la Convention à un litige opposant un fonctionnaire à l’Etat employeur. A cela s’ajoute la question de savoir si le requérant a véritablement exercé son droit à la liberté d’expression lors de ses prises de paroles devant le Parlement hongrois, lesquelles ont toutes eu lieu dans le cadre de ses fonctions de Président de la Cour Suprême.
Le constat de la violation de l’article 6§1 de la Convention dans son volet civil permet ainsi à la Grande Chambre de préciser les conditions de son application au cas particulier opposant un fonctionnaire à l’Etat employeur, plus particulièrement un fonctionnaire du pouvoir judiciaire (I). Dans le même sens, l’affirmation de la violation de l’article 10 de la Convention par la Hongrie nous permet d’entamer une réflexion sur la question de l’applicabilité du droit à la liberté d’expression à la prise de parole d’un haut fonctionnaire dans le cadre de ses fonctions (II).
I/ La violation de l’article 6§1 comme conséquence de l’exercice du pouvoir constituant dérivé
La conclusion de la Grande Chambre au constat de la violation du droit du requérant à un recours effectif devant un juge est précédée de l’affirmation par la Cour de l’existence, pour le requérant, d’un droit à accomplir son mandat jusqu’à son terme [2] (A). L’existence de ce droit affirmée, la Grande Chambre s’attèle ensuite à expliciter et appliquer les conditions d’applicabilité du volet civil de l’article 6§1, telles qu’énoncées dans sa jurisprudence « Eskelinen » (ci-après « le critère “Eskelinen” ») (B).
L’existence d’un droit à accomplir son mandat jusqu’à son terme
Au §100 de sa décision, la Cour rappelle les conditions d’applicabilité du volet civil de l’article 6§1, au nombre de trois :
- Existence d’une contestation réelle et sérieuse
- Contestation qui doit porter sur un droit auquel le requérant peut prétendre et qui est reconnu par le droit interne
- L’issue du litige doit être directement déterminante pour le requérant
Il s’agit donc ici pour la Grande Chambre de statuer sur l’existence d’un droit du requérant à l’exécution de son mandat jusqu’à son terme, la cessation prématurée de celui-ci étant l’objet du recours du requérant.
La Cour constate en l’espèce que le droit hongrois prévoyait une liste exhaustive des motifs de la cessation du mandat de Président de la Cour Suprême à l’article 73 de la loi LXVI (commun accord, démission, destitution, expiration du mandat et cessation des fonctions judiciaires du titulaire du mandat). Le seul motif de destitution prévu par la même loi (article 74/A §1) « était l’incompétence avérée pour l’exercice de fonctions managériales ». Dans cette seule hypothèse le titulaire du mandat « pouvait solliciter le contrôle juridictionnel de la mesure de destitution devant le tribunal de la fonction publique ». C’est à l’aune de ces dispositions que la Cour affirme l’existence d’un droit, pour le requérant, à la poursuite de son mandat jusqu’à son terme, sans craindre une cessation prématurée de celui-ci [3].
L’existence d’un droit reconnu par le droit interne permet à la Cour de s’intéresser à l’applicabilité du volet civil de l’article 6§1 dans le cadre d’un litige opposant un haut fonctionnaire à l’Etat employeur, confirmant par là sa jurisprudence « Eskelinen ».
Un recours au juge « impraticable » du fait de l’exercice du pouvoir constituant dérivé
L’existence d’un droit à la poursuite de son mandat pour le requérant n’emporte pas automatiquement l’application de l’article 6§1 dans son volet civil. En effet, la jurisprudence de la Cour reconnaît une certaine spécificité au lien existant entre l’Etat et un fonctionnaire, notamment lorsque celui-ci occupe une place particulière au sein de l’administration. Dans ce sens, le lien entre un fonctionnaire et son employeur serait particulier par rapport au lien entre un employé et son employeur dans le domaine privé.
La jurisprudence de la Cour a nettement évolué en la matière jusqu’à la jurisprudence « Eskelinen ». Avant cette jurisprudence, la question de l’applicabilité du volet civil de l’article 6§1 dans des litiges confrontant un fonctionnaire à son employeur était régulée par la jurisprudence « Pellegrin » [4]. En l’espèce, la Cour fixe pour critère d’applicabilité de l’article 6§1 la nature des fonctions et des responsabilités exercées par l’agent concerné. Ainsi si d’après ce critère, il existait un lien spécifique de confiance et de loyauté envers l’Etat, le volet civil de l’article 6§1 n’était pas applicable. Consciente de la difficulté d’évaluation de ce critère, la Cour a souhaité revenir sur son appréciation, un an plus tard, dans sa jurisprudence « Eskelinen ». En l’espèce, la Cour nous rappelle que la jurisprudence « Eskelinen » fonde une présomption d’application du volet civil de l’article 6§1 aux litiges du travail entre un fonctionnaire et son Etat employeur [5]. Suivant cette présomption, l’inapplicabilité de l’article 6§1 est soumise à deux conditions cumulatives :
- Le droit interne doit expressément exclure l’accès à un tribunal pour la fonction concernée
- Cette exclusion doit répondre à un objectif légitime
Il s’agit alors pour la Cour d’analyser le droit interne hongrois afin de savoir si celui-ci excluait ou non expressément le requérant de l’accès à un tribunal pour tout litige lié à sa destitution de ses fonctions de Président de la Cour Suprême. Compte tenu des nombreux textes adoptés dans le cadre de la réforme du système et de l’administration judiciaire, la Grande Chambre décide de fonder la détermination de l’exclusion d’accès à un tribunal sur les dispositions en vigueur avant l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions législatives et constitutionnelles [6]. Ce choix est justifié par le fait que la cessation prématurée du mandat du requérant a été la conséquence de dispositions insérées dans les dispositions transitoires de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux, entrée en vigueur le 1er Janvier 2012. Le requérant « s’est ainsi vu priver de la possibilité de contester cette mesure devant le tribunal de la fonction publique, alors qu’il aurait pu le faire s’il avait été démis de son mandat en vertu du cadre légal existant » [7]. A cela s’ajoute que les dispositions transitoires à l’origine de la cessation du mandat du requérant sont des dispositions de la Loi fondamentale, rendant impossible, pour le requérant, de saisir la Cour Constitutionnelle hongroise. C’est donc d’après ces considérations que la Cour affirme que le droit national n’exclue pas expressément l’accès à un tribunal « pour contester la cessation prématurée du mandat de président de la Cour suprême » [8]. Il s’en suit en l’espèce que le volet civil de l’article 6§1 s’applique au litige entre le requérant et l’Etat concerné.
La question de l’applicabilité de l’article 6§1 de la Convention à l’espèce étant réglée, la Cour doit ensuite répondre à la question de sa violation. Après avoir rappelé que les seules limites pouvant être apportées au droit d’accès à un juge ne peuvent restreindre ni réduire l’accès de l’individu à un juge, la Grande Chambre constate que la Hongrie a violé droit d’accès à un tribunal du requérant [9]. Celle-ci fonde ce constat de violation sur l’impossibilité pour le requérant de faire entendre sa cause devant un juge national, impossibilité qui « résulte d’un texte de loi dont la compatibilité avec les exigences de l’état de droit est douteuse » [10].
La violation de l’article 6§1 de la Convention étant constatée, il revient à la Cour d’examiner la question de la violation du droit à la liberté d’expression du requérant.
II/Protection de la liberté d’expression dans le cadre de l’exercice des fonctions du requérant
La Cour suit la position du requérant, en affirmant que celui-ci a vu son mandat de Président de la Cour Suprême cesser prématurément du fait des propos qu’il a tenus dans le cadre de ses prises de parole publiques (A). Ce faisant, la Cour réaffirme sa jurisprudence en matière d’applicabilité du droit à la liberté d’expression des membres de la magistrature tout en en précisant les contours (B).
A – La violation du droit à la liberté d’expression du requérant comme conséquence de la cessation prématurée de son mandat
Notons ici que la Chambre de la Cour avait reconnu la violation de l’article 10 de la Convention par la Hongrie au motif que le requérant aurait été destitué du fait des opinions exprimées lors de ses diverses prises de parole.
En l’espèce, le requérant estime que la cessation prématurée de son mandat est directement liée à ses prises de positions lors de ses diverses interventions devant le Parlement national. Ces prises de position ont toutes eu lieu dans le cadre de l’exercice de ses fonctions de Président de la Cour Suprême et du Conseil National de Justice. Il s’agit donc pour la Grande Chambre de se prononcer sur l’existence d’un lien de causalité entre ces prises de position et la destitution du requérant. Le Gouvernement hongrois justifie la destitution du requérant au motif que l’importante modification du système judiciaire national, ainsi que la distinction des fonctions de Président de la Kuria (nouvelle Cour Suprême) et de Président du Conseil National de Justice, ont commandé la nécessité de mettre fin au mandat du requérant. La Grande Chambre réfute cet argument, pourtant reconnu par la Cour Constitutionnelle hongroise saisie par le Vice-Président de la Cour Suprême pour dénoncer sa destitution [11]. Après avoir rappelé que l’article 10 de la Convention s’appliquait aux mesures visant la magistrature [12], la Cour affirme que la destitution du requérant doit être replacée dans un contexte plus large. Elle constate tout d’abord que les amendements invitant à sa destitution ont tous été proposés après les prises de parole du requérant [13]. De plus, deux députés de la majorité avaient préalablement affirmé que la réforme du système judiciaire, dont celle de la Cour Suprême, n’aurait pas emporté destitution de son Président [14]. Cette appréciation du contexte hongrois est justifiée par la Cour par le fait qu’aucune juridiction n’a pu examiner ni les allégations du requérant, ni les raisons de la cessation prématurée de son mandat [15]. Elle ne dispose donc pas d’un examen contradictoire de ses éléments lui permettant une appréciation approfondie. D’après la Chambre, le contexte de l’espèce établi un commencement de preuve d’un lien de causalité entre l’exercice de sa liberté d’expression par le requérant et la cessation prématurée de son mandat [16]. En effet, puisque les raisons de sa destitution ne sont connues que du Gouvernement hongrois, la Grande Chambre opère un renversement de la charge de la preuve eu profit du requérant. Il revient désormais au Gouvernement hongrois de rompre ce commencement de preuve d’un lien de causalité. Mais compte tenu des éléments de l’affaire, la Cour considère qu’il y a eu ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant [17]. Il s’agit alors de savoir si cette ingérence est prévue par la loi hongroise, répond à un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.
B – La liberté d’expression du juge dans le cadre de sa fonction professionnelle
Malgré certains doutes, la Grande Chambre reconnait que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant est fondée sur la loi [18]. La question se déplace sur le terrain du but légitime visé par l’ingérence dans la liberté d’expression. Le Gouvernement avance que la cessation prématurée du mandat du requérant « visait à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » [19], mais la Cour « considère toutefois qu’un Etat partie ne peut légitimement invoquer l’indépendance de la justice pour justifier une mesure telle que la cessation prématurée du mandat » du requérant [20]. Dès lors que la condition d’après laquelle l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression doive poursuivre un but légitime n’est pas remplie, il n’est pas nécessaire, en principe, de se poser la question de la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique ». Cependant, sans véritablement d’explication, la Cour estime qu’il est important d’analyser cette condition de nécessité [21]. Cela lui permet de réaffirmer sa jurisprudence « Sürek » [22], d’après laquelle l’article 10§2 de la Convention « ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général » [23]. Mais quelle liberté d’expression pour un juge ? La Cour affirme dans un premier temps que la fonction publique bénéficie de la protection de l’article 10 de la Convention, l’enjeu étant d’assurer un équilibre « entre le droit fondamental à la liberté d’expression et l’intérêt légitime de l’Etat à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins de l’article 10§2 » [24]. La Cour constate que les prises de position du requérant portaient sur l’organisation de la justice et la séparation des pouvoirs, deux domaines relevant du débat d’intérêt général. De plus, il relevait du devoir professionnel du requérant, en tant que Président du Conseil national de justice, de prendre positions sur tout(e) projet/proposition portant sur les tribunaux nationaux. Ce dernier a donc agit du fait d’une obligation issue directement de la fonction qu’il exerçait. Dès lors que ces positions relevaient d’un débat d’intérêt général, le requérant bénéficiait donc d’un niveau de protection élevé de son droit à la liberté d’expression. [25] Ainsi, la cessation prématurée du mandat étant directement liée aux prises de position du requérant, la Cour conclue à la violation de l’article 10 de la Convention.
Notes de bas de page
- CEDH, Vilho Eskelinen et autres c/ Finlande, 19 avril 2007, req. n°63235/2000
- § 107
- Voir l’opinion dissidente du juge Wojtyczek pour une autre approche concluant l’absence de ce droit.
- CEDH, Pellegrin c. France, 8 décembre 1999, req. n°28541/95
- §107 affaire Baka c. Hongrie
- §116
- §115
- §118
- §122
- §121
- §55 Baka c. Hongrie
- §104
- §145
- §146
- §141 et 142
- §148
- §152
- §154
- §155
- §156 Baka c. Hongrie
- §158
- CEDH, Sürek c. Turquie (n°1) [GC], 8 juillet 1999, req. n°26682/95
- §159 Baka c. Hongrie
- §162
- §171