L’absence de compétence civile de nature universelle
L’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme n’oblige pas les Etats signataires à se reconnaître judiciairement compétent en matière civile pour faits de torture commis dans un Etat tiers.
En l’espèce, le requérant, M. Nait-Liman, résidant italien et de nationalité tunisienne, s’est fait arrêté en 1992 par la police italienne, attestant qu’il constituait un danger pour la sécurité de l’Etat italien, et a été transféré au Consulat de Tunisie. Après son transfert en Tunisie, le requérant affirmait avoir fait l’objet d’actes de torture de la part de membres du gouvernement tunisien. Par la suite, celui-ci s’est réfugié en Suisse où il a obtenu l’asile politique en 1995 et a saisi les tribunaux suisses en réparation du préjudice subi. Il a ainsi intenté en 2004 une procédure civile à l’encontre de la Tunisie et du ministre de l’Intérieur en fonction au moment des faits. Les tribunaux suisses ont décliné leur compétence sur le fondement de l’article 3 de la loi fédérale sur le droit international privé du 18 décembre 1987 relatif au for de nécessité, estimant qu’il n’y avait pas de liens suffisants entre le litige et le for saisi.
Le requérant se plaint dès lors devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme d’une entrave de son droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Il estime d’une part que les juridictions ont eu une interprétation restrictive de l’article 3 de la loi de droit international privé suisse incompatible avec la Convention européenne et invoque d’autre part l’existence d’une compétence universelle civile en matière de faits de torture sur le fondement de l’article 14 de la Convention contre la torture [1], obligeant les juridictions saisies à lui donner accès au prétoire.
La Cour européenne devait alors se prononcer sur la conformité du refus des tribunaux suisses d’exercer leur compétence juridictionnelle au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.
Après avoir entrepris une importante étude de droit comparé sur l’utilisation tant des fors de nécessité que de la compétence universelle, la Cour de Strasbourg considère d’une part que la notion de for de nécessité peut faire l’objet de délimitations relatives aux exigences de bonne administration de la justice, et d’autre part qu’il n’existe pas de compétence civile universelle en matière de torture justifiée par la nécessité de ne pas s’immiscer dans les affaires d’autres Etats. Le refus des tribunaux suisses d’exercer leur compétence est ainsi conforme à l’article 6§1 de la Convention.
La notion de for de nécessité face aux exigences de bonne administration de la justice.
La Cour européenne apprécie en premier lieu les conditions de refus de la compétence juridictionnelle des tribunaux suisses sur le fondement de l’article 3 de la loi de droit international privé suisse relatif au for de nécessité à l’aune des obligations induites par l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Cette institution, dont la reconnaissance, sous cette forme, est limitée à certains Etats, trouve sa source dans le droit au procès équitable garanti par l’article 6§1, qui ne saurait se réduire à l’exigence du déroulement loyal du procès mais doit comprendre la possibilité pour chaque justiciable d’accéder au prétoire ; d’autant plus lorsque le litige concerne une violation des droits fondamentaux. La compétence prévue à l’article 3 de la loi de droit international privé suisse est spécifiquement fondée sur ce risque de déni de justice.
Or, en l’espèce, le requérant se plaint d’une application restrictive de l’article 3 de la loi de droit international privé suisse, en ce sens que le refus des juridictions suisses de se reconnaître compétentes le priverait de tout droit d’accès à la justice. Les tribunaux suisses ont effectivement estimé qu’il n’y avait pas de lien suffisant entre la cause et le litige conformément à la jurisprudence suisse qui soumet l’effectivité du for de nécessité à la réunion de conditions cumulatives [2]. N’y a t-il pas là un paradoxe à consacrer un for de nécessité, créé pour palier l’absence de compétence fondée sur des chefs de compétence ordinaires et exiger dans le même temps l’existence de liens suffisants avec le for ?
Pour la Cour européenne, la reconnaissance de tels fors n’empêche pas l’existence de facteurs de délimitation de la compétence propres aux Etats. Le droit d’accès à un tribunal peut donc subir des restrictions légitimes qui restent à l’appréciation des Etats [3]. La Cour reprend à son compte les arguments du gouvernement suisse et tolère que des exigences « de bonne administration de la justice et d’effectivité des décisions judiciaires internes » (§107) puissent justifier le refus d’exercice de la compétence juridictionnelle.
On se situe ici dans le cadre de l’exercice discrétionnaire de la compétence juridictionnelle à propos duquel la Cour, qui se contente classiquement d’opérer un simple contrôle de proportionnalité, exige toutefois qu’il ne doit pas porter atteinte à la substance même du droit [4].
En l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas d’atteinte à la substance même du droit. Pourtant, tant la Cour européenne que le gouvernement suisse se gardent d’effectuer une analyse quant à l’impossibilité pour le requérant d’agir à l’étranger. La justification réside en ce que cela reviendrait implicitement à porter un jugement sur la procédure civile tunisienne. Les débats se recentrent dès lors sur la dernière condition d’exigence de lien suffisant. Elle valide le raisonnement des tribunaux suisses [5] et ajoute que « le fait que le requérant était venu s’installer en Suisse après les faits, ne changeait rien à la décision de déclarer les juridictions suisses incompétentes, ce fait étant « un fait postérieur à la cause, et qui n’en fait du reste pas partie ». » (§112).
Ainsi, si l’utilisation des fors de nécessité semble être une garantie contre le déni de justice, celle-ci n’est pas sans limite puisqu’elle ne va pas jusqu’à garantir à tout individu l’accès « automatique » à un tribunal. Le for de nécessité ne doit donc pas être assimilé à une compétence universelle subsidiaire.
L’absence de compétence civile universelle en matière de torture.
Le requérant se prévalait également de l’existence d’une compétence universelle en matière de torture sur le fondement de l’article 14 de la Convention précitée. Pour les victimes, l’avantage réside dans l’absence de facteur de délimitation ratione loci ou ratione personae, propre au for saisi. Là encore, la Cour entreprend une étude comparative pour conclure à l’absence d’une telle compétence en vertu de la Convention précitée et du droit international coutumier.
« En dépit de la nature incontestée de jus cogens de la prohibition de la torture en droit international » (§116) [6], elle considère qu’il n’existe aucun consensus en la matière « que ce soit pour les actes de tortures ou tout autre actes criminels ou délictuels » (§49). Plus précisément, la Cour de Strasbourg relève que l’article 14 mentionné par le requérant est équivoque quant à son application extraterritoriale. Si les Etats ont l’obligation de prévoir dans leur droit interne des moyens de recours, la disposition susvisée n’explicite pas les liens qui doivent exister entre la victime d’un tel crime et le for saisi. De même, selon la Cour, en l’absence d’opinio juris en faveur d’une telle compétence, les juridictions suisses n’étaient pas obligées de se déclarer compétentes. ). Le refus de compétence était donc légitime et proportionné.
Reprenant les arguments du gouvernement suisse, elle met en garde sur le fait que « l’acceptation d’une compétence universelle puisse provoquer des immiscions indésirables d’un pays dans les affaires internes d’un autre » (§107
Si une telle compétence est effectivement reconnue en matière pénale, l’expérience américaine atteste de la difficulté pratique et politique de la mise en œuvre de tels tribunaux en matière civile. Rappelons que l’Alien Tort Statute prévoit que « The district courts shall have original jurisdiction of any civil action by an alien for a tort only, committed in violation of the law of nations or a treaty of the United States ». Pourtant, la jurisprudence américaine démontre la difficulté pratique et politique d’application d’une telle disposition dont le champ d’application est difficile à définir [7]. Sans être dans le champ des immunités de juridiction, cette affaire permet d’illustrer que l’exercice de la compétence juridictionnelle n’est pas dénué de considérations de souveraineté.
Dès lors, la lutte contre le déni de justice cède devant les exigences de la bonne administration de la justice. De même, la protection individuelle contre la torture fléchit face aux considérations de souveraineté. S’il est possible de s’accorder avec les juges dissidents pour dire qu’il est « dommage » que de telles impunités demeurent, la réponse adéquate n’est peut être pas judiciaire. En cela, à l’image de la réparation des préjudices liés à l’Histoire, d’autres modèles de réparations extra-judiciaires pourraient être envisagés, permettant de palier l’inconvénient de la reconnaissance d’une telle compétence civile universelle.
Notes de bas de page
- « Tout Etat partie garantit, dans son système juridique, à la victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible. (…) ». Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 (entrée en vigueur le 26 juin 1987).
- Trois conditions sont exigées par la jurisprudence suisse, à savoir l’absence de compétence des tribunaux en vertu d’un for ordinaire, l’impossibilité d’agir à l’étranger et l’existence d’un lien suffisant avec la Suisse. (§22).
- Arrêt CEDH, Yabansu et autres c/ Turquie, 12 novembre 2013, n°43903/09, §58.
- La cour l’a rappelé récemment dans un arrêt Arlewin, 1er mars 2016, alors pourtant même qu’un autre tribunal pouvait se reconnaître compétent.
- Pour le tribunal fédéral suisse, « le demandeur se plaint d’actes de torture qui auraient été commis en Tunisie, par des tunisiens domiciliés en Tunisie, à l’encontre d’un tunisien résidant en Italie. L’ensemble des caractéristiques de la cause ramène en Tunisie, sauf la résidence en Italie à ce moment là. Les faits de la cause ne présentent donc aucun lien avec la Suisse, si bien que la question de savoir si le lien avec ce pays est suffisant ou non ne se pose pas » Arrêt du Tribunal fédéral suisse, 22 mai 2007.
- La Cour l’a déjà reconnu dans un arrêt Al-Adsani c/ Royaume-Uni n°35763/97.
- Or les cas où les Etats-Unis sont liés par un traité, la pratique jurisprudentielle démontre la difficulté d’aboutir à de tels procès. Pour exemple en matière de torture, arrêt Cour d’appel fédérale du 2ème circuit, Filártiga c/ Peña-Irala, 1980. De plus, la Cour suprême des Etats-Unis est venue restreindre le potentiel d’un tel texte. Cf : affaires Sosa c/ Alvarez-Machain, 29 juin 2004 et Kiobel c/ Royal Dutch Petroleum Co. 17 avril 2013.