Conseil de l'Europe et Convention européenne des droits de l'homme

Vers un assouplissement du principe du contradictoire dans la formation de la preuve: l’utilisation comme preuves d’enregistrements de conversations téléphoniques d’un témoin absent au procès n’a pas rendu le procès inéquitable en présence d’autres preuve

CEDH, Seton c/ Royaume-Uni, 31 mars 2016, req. n. 55287/10.

I. Introduction

Avec l’arrêt commenté la Cour européenne revient à nouveau sur le thème de la preuve par oui-dire qui avait autrefois risqué d’enflammer les relations entre celle-ci et la Cour Suprême anglaise : ceci dit encore une fois il n’en est rien puisque les juges de Strasbourg s’alignent à la décision issus des juridictions internes, en confirmant que l’utilisation comme preuves d’enregistrements de conversations téléphoniques d’un temoin absent au procès ne constitue pas violation ni du droit à un procès équitable ni du droit d’obtenir la convocation et d’interroger des témoins prévues respectivement par les articles 6§1 et 6§ 3 d) de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Avant de se pencher sur les implications juridiques soulevées par cet arrêt, il s’agit de rapporter brièvement les faits.

II. Les faits

Le requérant, John Edward Seton, ressortissant britannique actuellement incarcéré dans la prison de Whitemoor en Angleterre, pendant le procès dans lequel il était soupçonné d’avoir tué Mr. Bartlett, il produisait en avril 2008 une déclaration en défense dans laquelle il alléguait qu’un autre homme, Mr. Pearman, était l’auteur du meurtre.

Ce dernier avait été auparavant reconnu coupable de graves infractions en matière de stupéfiants et d’armes à feu et, à la date de cette déclaration, il purgeait une peine d’emprisonnement pour meurtre. En juillet 2008, la police interrogea Mr. Pearman au sujet de cette allégation et celui-ci répondait « pas de commentaires » aux questions qui lui étaient posées. Au cours de conversations téléphoniques ultérieures avec son fils et son épouse, il déclara qu’il n’avait jamais entendu parler de Mr. Seton et nia toute implication dans le meurtre. Ces deux conversations furent enregistrées comme c’était la pratique pour les détenus de même catégorie de sécurité que Mr. Seton. Lors du procès de l’appliquant pour meurtre qui débuta en août 2008, Mr. Pearman fut donc invité à témoigner mais il refusa en alléguant exercer son privilège of self-incrimination. L’accusation demandait et obtenait du juge l’admission comme preuves des enregistrements des conversations téléphoniques de ce dernier tout en invoquant aussi d’autres éléments qui indiquaient notamment que Mr. Seton et sa victime étaient mêlés ensemble à un trafic de stupéfiants et que le premier avait une dette envers le deuxième. Le 26 août 2008, le jury reconnut Mr. Seton coupable de meurtre en le condamnant à la réclusion à perpétuité assortie d’une peine minimale d’emprisonnement de 30 ans.

En mars 2010, la Cour d’appel débouta celui-ci de sa demande en appel en relevant que le juge aurait pu contraindre Mr. Pearman à venir à la barre, mais estima que « les chances qu’il livrât un témoignage digne de ce nom étaient, tout à fait objectivement, inexistantes » [§37]. De plus elle jugea que les preuves incriminant l’appliquant, bien qu’indirectes, étaient accablantes, en précisant en particulier les éléments suivants : la seule preuve de l’implication de Mr. Pearman était l’allégation de Mr. Seton ; il était avéré que ce dernier avait une dette à l’égard de la victime et que celle-ci l’avait poussé à payer, ce qui voulait dire qu’il y avait un mobile au meurtre de la part de Mr. Seton; de plus ce dernier n’avait formulé l’allégation faisant état de l’implication de Mr. Pearman que très tardivement au cours de l’instruction, enfin Mr. Seton avait quitté le pays peu après le meurtre et le signalement donné par les témoins du tireur à proximité du lieu du crime correspondait à l’appelant mais pas à Mr. Pearman.

En voyant dans l’admission des enregistrements téléphoniques et dans le refus par le juge de faire déposer Mr. Pearman comme témoin, une violation des droits découlant de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention européenne des droits de l’homme, Mr. Seton introduit sa requête devant la Cour européenne des droits de l’homme le 13 septembre 2010.

III. La brèche au principe du contradictoire infligée par la « hearsay evidence » par la jurisprudence précédente à l’arrêt Seton c. Royaume-Uni.

Au cœur de la jurisprudence analysée se pose le problème de la « hearsay evidence » ou preuve par oui dire, autrement définie comme « toute déclaration de fait autre que formulée par une personne déposant oralement et rapportant des faits dont elle a été personnellement le témoin » [1] ; l’admission de cette preuve dans le cadre du procès pénal, bien qu’admise par la législation nationale d’un pays membre, pose des problèmes de compatibilité avec les garanties procédurales assurées au défendeur par les exigences européennes notamment au vu du principe du contradictoire dans la formation de la preuve et cela, en particulier, lorsque celle-ci peut être considérée comme la preuve unique ou déterminante sur laquelle se fonde la condamnation.

En effet, l’art. 6 §3 d) de la Convention européenne prévoit que « tout accusé a droit à  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge » . Cet article, en traduisant la nécessité de respecter le droit de l’accusé d’interroger les témoins à charge et à décharge afin que le procès ait un caractère équitable, conformément au prévisions de l’art. 6§1 de la Convention même, confirme le principe selon lequel un accusé ne peut pas être déclaré coupable que si tous les éléments de preuve à sa charge sont produits devant lui en audience publique et soient ensuite discutés dans le cadre d'un débat contradictoire. Cela dit, le simple fait de discuter les déclarations faites par le témoin dans les phases préparatoires du procès, sans que ce dernier soit appelé à une confrontation, viole ce principe comme relève la Cour de Strasbourg en affirmant que « lorsqu’une condamnation se fonde uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions faites par une personne que l’accusé n’a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l’instruction ni pendant les débats, les droits de la défense peuvent se trouver restreints d’une manière incompatible avec les garanties de l’article 6 » [2].

La question de l’admissibilité de cette preuve c’est donc d’abord posée en relation à deux cas: à propos des témoignages anonymes sur lesquels se sont penchés la jurisprudence Doorson c/ Pays-Bas du 26 mars 1996 [3] et Van Mechelen et autres c/ Pays-Bas du 23 avril 1997, puis, de manière générale, l'arrêt A.MR c/ Italie du 14 décembre 1999 ; d’autre part elle à concernée le sujet des témoins non comparants au procès par rapport auxquels la Cour prônait une position assez rigoureuse en affirmant que l’absence de toute confrontation du requérant avec un témoin à charge le privait d’un procès équitable [4], rigidité qui toutefois la jurisprudence successive des juges de Strasbourg vient infléchir, comme le prouve l’arrêt commenté.

En effet le principe du droit à contre interroger les témoins posé par l’art. 6, §3 d) trouve une lecture très assoupli à partir, en particulier, à partir de l’arrêt de la Cour européenne Al-Khawaja and Tahery [5] qui - en affirmant que la preuve par oui dire n’attribuait pas automatiquement un caractère inique au procès pénal lorsqu’il existe des éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une telle preuve - ouvrait une brèche considérable dans la règle de la formation de la preuve en contradictoire, alors que déjà la jurisprudence anglaise appliquait de façon moins rigide ce principe dans son droit national.

De même, aussi la Cour européenne dans l’arrêt cité, venait préciser comme la preuve par oui dire ne doit pas être appliquée « de manière rigide ou en ignorant totalement les spécificités de l'ordre juridique concerné » : par conséquent, dans chaque affaire de ce type, la Cour affirmait la nécessité d’examiner certains principes applicables au cas du témoin non comparant indiqués dans l’arrêt Al-Khawaja and Tahery et qui ont été repris par les juges dans la jurisprudence Seton c. Royaume-Uni pour le cas de Mr. Pearman.

En premier lieu la Cour européenne avait mis en évidence la nécessité d’existence de motifs sérieux justifiant l’absence de témoins qui se résumait à l’hypothèse de la mort du témoin –dont la prise en compte de son témoignage a lieu que si sa déposition a été versée au dossier - ou à la peur nourrit par celui-ci ; or, concernant cette dernière une distinction était faite entre la peur déterminée par l’accusé ou des personnes agissant pour son compte, et la peur plus générale des conséquences du témoignage dans le procès. En particulier, alors que le premier type de peur fonde le refus de témoigner lors du procès, concernant le deuxième type, les juges estiment que « il n’est pas nécessaire pour que le témoin soit dispensé de comparaître à l’audience que sa peur soit directement due à des menaces de l’accusé », pour autant elle conclue dans le sens que « toute peur subjective ressentie par le témoin ne suffit pas à le dispenser de comparaître. Le juge doit mener les investigations appropriées pour déterminer, premièrement, si cette peur est fondée sur des motifs objectifs et, deuxièmement, si ces motifs objectifs reposent sur des éléments concrets » [6]. Il s’agira donc d’une évaluation menée case by case , néanmoins, la Cour rappelle que si le témoin n’a jamais été interrogé aux stades antérieurs de la procédure, il ne faut admettre sa déposition écrite en lieu et place de sa présence au procès qu’en dernier recours.

Une fois donc que l’existence de motifs justifiant l’absence du témoin a été vérifié, les juges doivent contrôler successivement si la preuve a été unique et déterminant vis à vis de la décision de condamner : pour cela ils indiquent que le mot « déterminante » doit être considéré dans un sens étroit, comme désignant une preuve dont l’importance est telle qu’elle est susceptible d’emporter la décision sur l’affaire. En ce sens, si la déposition d’un témoin n’ayant pas comparu au procès est corroborée par d’autres éléments, l’appréciation de son caractère déterminant dépendra de la force probante de ces autres éléments : plus elle sera importante, moins la déposition du témoin absent sera susceptible d’être considérée comme déterminante.

Au vu de ces principes, la Cour de Strasbourg considère donc que, bien que l’admission à titre de preuve d’un témoignage par ouï-dire constituant l’élément à charge unique ou déterminant n’emporte pas automatiquement violation de l’article 6 § 1 de la Convention, les juges doivent cependant soumettre la procédure à un examen plus rigoureux puisque le risque de violation du droit à un procès équitable reste quand même important en cas d’admission d’un témoignage qui n’a pas pu être contredit au débat. C'est pour cette raison qu’elle devra prendre en compte l’existence d’éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une telle preuve par oui-dire pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de celle-ci : l’examen de cette question permet donc de ne prononcer une condamnation que si la déposition du témoin absent est suffisamment fiable compte tenu de son importance dans la cause.

IV. L’arrêt Seton c. Royaume-Uni : la Cour européenne confirme que le non respect du droit à interroger les temoins à charge et décharge ne rend pas automatiquement inéquitable le procès

La Cour européenne dans l’arrêt commenté reprend les arguments de la jurisprudence Al-Khawaja and Tahery pour rappeler que, lorsqu’elle examine un grief tiré de l’art.6,§1 de la Convention, elle doit évaluer si la procédure pénale a revêtu dans son ensemble un caractère équitable [7] en prenant en compte, pas seulement les droits de la défense ainsi que l’intérêt du public et des victimes à que les auteurs de l’infraction soient dument poursuivis, mais aussi le droit des témoins [8]. Plus précisément, elle indique que le problème de la recevabilité des preuves relève du droit interne et des juridictions nationales, et que sa seule tâche consiste donc à déterminer si la procédure a été équitable d’un point de vue d’ensemble [9].

Les juges vont par la suite faire application des principes qui s’appliquent au témoin absent lors du procès pour juger de l’admissibilité de la preuve portée par celui-ci : la Cour en effet considère que la situation de Mr. Pearman en l’espèce ne puisse pas être comparée à celle des témoins des cas précédents - notamment Schatschaschwili e Al-Khawaja and Tahery – toutefois elle considère que la preuve fournie par celui-ci a été utilisée par l’accusation pour rejeter la seule défense avancée par l’appliquant lors de son procès et cela donc justifie l’application de lesdits principes même au cas de Mr. Pearman.

L’existence d’un motifs justifiant la non comparution au procès du témoin

Concernant donc la première des raisons qui justifient l’absence du témoins, c'est-à-dire la présence de motifs sérieux, il est intéressant de noter comment effectivement la Cour conteste la justification apportée par les juges nationaux pour justifier l’absence de participation de Mr. Pearman au procès qui était basée sur la constatation que « les chances qu’il livrât un témoignage digne de ce nom étaient, tout à fait objectivement, inexistantes » [§37]. La Cour souligne donc que, dans le cas d’espèce il ne s’agissait pas d’un témoin incapable de participer au procès, mais plutôt d’un témoin disponible, mais réticent. C’est donc, correctement, que la Cour européenne confirme que « all raisonnable efforts » selon la jurisprudence Al-Khawaja and Tahery, non pas été faits pour assurer la participation de Mr. Pearman au procès dans le cas d’espèce.

Les juges pointent du doigt à juste titre, la différence de situation qui caractérise la position du témoin dans la cas commenté par rapport aux témoins de la jurisprudence précédente : Mr. Pearman étant en effet un témoin disponible, n’étant ni décédé, ni les juges ayant relevé l’existence d’une peur qui empêcherait celui-ci de participer au procès. Les juges de Strasbourg ont donc correctement observé comme il aurait sûrement fallu imposer la présence du témoin au procès, tout en soulignant que si cela d’un coté n’aurait pas empêché à Mr. Pearman de se prévaloir de son droit au silence, d’autre part aurait quand même permis au jury d’apprécier son comportement au sein d’un débat contradictoire [§62]. Toutefois, la Court affirme que le simple fait que, dans le cas d’espèce, il n’existe pas une « good raison » justifiant l’absence de Mr. Pearman dans la procédure pénale ne constitue pas en soi-même un facteur rendant inéquitable le procès, mais doit être pris en considération dans l’évaluation globale du procès.

La nature unique ou décisive de la preuve apporté par le témoin absent

Dans un deuxième temps donc, en application de la jurisprudence Al-Khawaja and Tahery, la Cour se penche sur le fait de savoir si la preuve apporté par les enregistrements de Mr. Pearman a une nature unique ou décisive  vis-à-vis de la décision finale : les juges de la Cour d’Appel anglaise avaient en effet constaté que, bien que ces enregistrements puissent être considérés comme importants, il existaient un faisceau d’autres preuves contre Mr. Seton définies comme « écrasantes » , ce qui donc faisait conclure les juges anglais pour l’absence de caractère unique ou décisive de ces enregistrements [§22-29] ; la Cour de Strasbourg penche elle aussi pour l’absence de caractère unique ou déterminant de la preuve apportée par ces enregistrements, mais elle observe que, afin d’évaluer l’équité du procès dans son ensemble – ce qui est son rôle comme elle-même a rappelé à plusieurs reprises - elle doit évaluer s’ils existent d’autres garanties procédurales qui permettent de contrebalancer les désavantages qui reviendrait à l’accusé en conséquence de l’admission de la preuve par ouï-dire [64].

L’existence d’autres garanties procédurales garantissant le respect de la nature équitable du procès dans son ensemble

La Cour procède enfin à la phase capitale du contrôle afin d’éviter une violation des droits du défendeur : la vérification de l’existence de suffisant « counterbalancing factors » qui puissent compenser l’admission de la preuve pas oui dire. Concernant le cas d’espèce les juges européens considèrent, en premier lieu, que les juges nationaux ont fait une correcte application des règles nationales qui disciplinent de façon très précises les conditions d’admissibilité de la preuve par oui dire [10], en particulier en évaluant leur importance dans la procédure, leur fiabilité, la difficulté que le défendeur aurait pu avoir à les contester et le préjudice qu’elles aurait pu lui causer [§66].

En deuxième lieu, la Cour considère le fait que, pendant la procédure, les jurées ont été invités à considérer les précédentes condamnations de Mr. Pearman, ainsi que les raisons de l’absence de celui-ci à la procédure pénale, qui ne se résumait pas à une générale réticence à être présent au procès, mais plutôt constituait l’exercice de son privilège against self- incrimination [11], enfin ils leur étaient bien présentés les limites de ces enregistrements déterminés par le fait que Mr. Pearman avait rendu ces affirmations dans le cadre d’appels téléphoniques dont il savait sciemment qu’il faisait l’objet d’enregistrement, étant un prisonnier de catégorie A [§67].

Pour ces raisons, la Cour, en rappelant que l’évaluation sur l’existence de facteurs compensateurs des garanties procédurales est finalement relative et se base sur le poids occupé par la preuve apportée par le témoin absent, considère que dans le cas présent les autres preuves contre Mr. Seton étaient écrasantes et suffisantes en elles-mêmes pour garantir la sécurité de la condamnation.

Au vu donc de cette évaluation par phase, la Cour européenne se résume à affirmer qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 6§1 et 6§3 d) de la CEDH.

V. Un changement de perspective inquiétant vis-à-vis des droits de la défense.

L’arrêt Seton c. Royaume-Uni semble, hélas, confirmer une dérive – préoccupante – dans la conception par la Cour européenne des garanties procédurales assurées au défendeur. On ne peut pas souligner d’abord, comme dans le cas d’espèce, la position du témoin non comparant, Mr. Seton, est significativement différente de celle des témoins faisant l’objet des jurisprudences précédentes : dans ce dernier cas en effet, il s’agissait de personnes, quelques fois impliquées elles-mêmes comme étant des victimes des prétendus coupables, dont l’absence était du essentiellement soit à leur décès soit à leur peur de participer à un procès où elles auraient eu à se confronter à leur agresseur ; alors qu’ici, Mr. Pearman, se trouve actuellement incarcéré à cause d’infractions graves, en matière d’armes et stupéfiants, et il savait pertinemment que ses appels étaient enregistrés. Dès lors, la Cour aurait du prendre en compte les différents éléments qui caractérisaient la situation de ce témoin par rapport aux autres cas d’espèces, en particulier le fait de savoir que ces déclarations étaient enregistrées, bien avant de se poser la question de qualifier la preuve comme unique ou déterminante du verdict final ; en ce sens les juges auraient pu considérer que sa présence devait être assurée dans le but d’évaluer son comportement confronté au défendeur tout en pouvant se prévaloir évidemment de son droit au silence.

De plus, comment considérer que la seule indication au jury de tenir compte des condamnations pénales du témoin, ainsi que des limites que ses déclarations présentaient, puisse être considérée suffisante à assurer le caractère équitable de la procédure en écartant tout risque d’orienter le jury dans sa décision ; cela apparait, à mon avis, comme une solution faisant effleurer le risque d’aller pas vers une procédure pénale qui est prête à sauver le caractère équitable du procès selon une vue d’ensemble, en oubliant qu’une violation des droits de la défense a bel et bien eu lieu.

La dangerosité de cette nouvelle approche réside d’ailleurs dans la volonté d’abandonner un’ application rigide de la hearsay evidence [12] – pour en venir à une application plus souple, mais où l’inexistence de critères précis et objectifs dans l’évaluation de l’admissibilité de cette preuve par le juge risque de produire des conséquences dangereuses pour la situation du défendeur causés par l’insécurité juridique déterminée par les appréciations au cas par cas [13].

En conclusion, on peut considérer que la décision commentée traduit un changement de cap de la Cour européenne assez particulier, et contestable, dans la prise en compte des droits de la défense : alors qu’avant, pour déterminer si une procédure pénale était équitable, il fallait aussi se demander si elle respectait les droits de la défense [14], au contraire il semblerait bien que maintenant une procédure retenue équitable dans son ensemble validerait un respect des droits de la défense. Cette solution peut être appréciée sous l’angle du pragmatisme utilisé par la Cour européenne dans la conception d’un procès dont l’équité n’est finalement pas conçue comme un droit intangible, mais plutôt conditionné - si bien que l’ingérence au principe lui-même y est admise dès lors qu’elle est prévue par la loi et qu’elle poursuit un but légitime tout étant proportionnée – mais qui risque cependant, notamment dans le cas d’espèce, de souffrir les conséquences d’un excès de liberté qui assouplit les garanties de la défense dans les cas présentant le plus de particularité ; le risque en effet est celui que déjà les juges Sajò et Karakas, en désaccord avec la décision Al-Khawaja and Tahery, avaient mis en avant et qui doit a fortiori être rappelée ici, c'est-à-dire celui d’une « évolution extrêmement préoccupante pour, l’avenir de la protection judiciaire des droits de l’Homme en Europe ».

Notes de bas de page

  • CEDH, [GC], Al-Khawaja and Tahery, req. n. 26766/05 et 22228/06, 15 décembre 200, §118 ;
  • CEDH, [GB] Al-Khawaja and Tahery,, cit, §119;
  • §76 : « même là où des procédures faisant contrepoids sont jugées compenser de manière suffisante les obstacles auxquels se heurte la défense, une condamnation ne peut se fonder uniquement, ni dans une mesure déterminante, sur des déclarations anonymes » ;
  • CEDH 20 sept. 1993, Saïdi c. France, n° 14647/89  D. 1995. 104, obs. J.-F. Renucci;
  • Confirmé successivement l’arrêt : CEDH, Horncastles et autres , req. no.4184/10, 16.03.2015 ;
  • CEDH, [GB] Al-Khawaja and Tahery,, cit, § 123 et 124;
  • elle rappelle CEDH, [GC], Schatschaschwili v. Germany, n. 9154/10, §101, 15.12.2015;
  • CEDH, Al-Khawaja and Tahery, cit, 118; CEDH, SCHATSCHASCHWILI v. GERMANY, cit., §101 
  • CEDH, [GB], Gafgen c. Allemagne, req. no, 22978/05, 1.06.2010, §162 : «  Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne » :
  • Section 114 – 116 et 124 – 126 Criminal Justice Act, 2003 ;
  • [§43] “The privilege against self-incrimination is deep-rooted in English law (see, for example, Lam Chi-Ming v. the Queen [1991] 2 AC). The underlying principle is that a person should never be compelled to provide incriminating testamentary evidence, save in certain cases where the rule is expressly set aside by statute. Accordingly, a witness may refuse to answer questions when giving evidence under oath on the basis that to do so would put them at risk of criminal prosecution”. [§44] “ There must be a “real and appreciable” danger of incrimination rather than a mere possibility for the privilege to apply. [..]”;
  • ou d’ailleurs dont la rigidité dans l’application d’une règle dans la procédure pénale ne doit pas renvoyer à un aspect « péjoratif » mais plutôt à une volonté d’assurer la protection de la personne poursuivie dans le cadre du procès pénal ;
  • Cfr. L’opinion des juges Sajò et Karakas dans Al-Khawaja and Tahery, cit ;
  • CEDH, [GC], Jalloh c/ Allemagne, 11 juillet 2006, §96; CEDH, Heglas c/ République Tchèque, 1 mars 2007, §86;