Conseil de l'Europe et Convention européenne des droits de l'homme

Confirmation que la perte des droits de pension de retraite de la fonction publique peut ne pas porter atteinte à l'article 1er du Protocole n°1

C.E.D.H., 14 juin 2016, Philippou c./ Chypre, n°71148/10.

Dans une période où la déontologie essaie de peser dans la vie publique, le prétoire de la Cour européenne a connu un certain nombre d'affaires impliquant des fonctionnaires malhonnêtes.

L'affaire commentée en est une nouvelle illustration. En l'espèce, un fonctionnaire chypriote au bureau du cadastre (depuis plus de 30 ans) a commis de multiples infractions graves (malversations, détournement de grosses sommes d'argent par des manœuvres frauduleuses, falsification de chèques et d'abus de fonction), pour lesquelles il a été en partie condamné au pénal, sachant que certaines procédures étaient encore pendantes. Au total, 223 chefs d'accusation ont été reconnus à son encontre ! Ultérieurement aux procédures pénales, ledit fonctionnaire a été poursuivi sur le champ disciplinaire. À ce titre, la Commission de la fonction publique (ci-après la P.S.C.) a prononcé sa révocation assortie d'une perte automatique des prestations de retraite de la fonction publique.

Contestant ces mesures, et notamment la perte de ses prestations de retraite, le fonctionnaire a formé des recours devant deux degrés de juridiction de la Cour suprême qui l'ont débouté. Il a donc agi devant la Cour européenne des droits de l'Homme sur le fondement, notamment, de l'article 1er du Protocole n°1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Il estimait en effet que cette mesure constituait une ingérence dans son droit de propriété – ses droits de pension étant un « bien » au sens de cet article – dans la mesure où elle était disproportionnée considérant même qu'il a subi une triple sanction [1]. En outre, il a considéré que la pension de retraite constituait la part intégrale et la contrepartie de sa fonction.

Dans cette affaire, la Cour de Strasbourg avait alors à se prononcer sur la question désormais classique de savoir si la perte des droits de pension de retraite de la fonction publique constitue-t-elle une ingérence dans le droit de propriété au motif qu'elle manifeste une charge spéciale et exorbitante au détriment du fonctionnaire en cause ?

À cette question, la Cour européenne répond de manière purement classique. S'inscrivant dans la lignée de la jurisprudence constante en la matière, elle rappelle la nécessaire recherche de la nature de l'éventuelle ingérence, avant d'apprécier cette dernière. Il est en effet fondamental de savoir si la sanction constitue une expropriation ou une mesure de réglementation de l'usage des biens ou une atteinte substantielle au droit de propriété auquel cas il est nécessaire de rechercher le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs liés à la protection des droits fondamentaux des individus. En outre, la Cour de Strasbourg rappelle que, dans de telles affaires, l'appréciation ne peut se faire que de manière concrète en fonction des circonstances.

Ainsi, la Cour européenne confirme le principe de la recherche de la nature du contrôle de l'ingérence (I) et son exercice casuistique (II).

I. La confirmation du principe de la recherche de la nature du contrôle de l'ingérence

En l'espèce, la question de la recevabilité n'a guère soulevé de difficulté. En effet, la Cour de Strasbourg a considéré que le requérant, une fois entré dans la fonction publique, a acquis un droit qui constitue un « bien » au sens de l'article 1er du Protocole n°1, lequel est donc applicable au litige. En outre, elle a considéré la requête comme n'étant pas manifestement mal fondée [2]. Toutefois, il est intéressant de noter qu'elle n'a pas fait référence à la condition de l'épuisement des voies de recours internes [3], condition qui a pourtant fait défaut dans une affaire similaire jugée en grande chambre [4]. En effet, le requérant n'avait pas invoqué ledit article 1er du Protocole n°1 devant la juridiction suprême nationale. En fait, il n'avait évoqué la perte de sa pension que pour démontrer la disproportion de la sanction disciplinaire. À ce titre, la Cour européenne n'avait pas eu à se prononcer sur l'éventuelle violation du droit patrimonial à une pension.

Après avoir retenu l'applicabilité de la disposition en cause, la Cour de Strasbourg recherche la nature du contrôle qu'elle va exercer. De fait, elle cherche à savoir si la mesure nationale en cause, en l'espèce la révocation assortie d'une perte automatique des droits de pension de retraite, constitue une expropriation ou une mesure de réglementation de l'usage du bien ou une atteinte à la substance du droit de propriété. Dans ce dernier cas de figure, la juridiction européenne doit rechercher un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et la protection du droit du requérant manifestant ainsi l'exercice du contrôle de proportionnalité, tel que reconnu pour la première fois par l'arrêt Sporrong et Lönnroth contre Suède [5].

En l'espèce, la Cour européenne a retenu l'atteinte substantielle au droit de propriété et, partant, l'exigence d'un juste équilibre estimant même que le principe de proportionnalité « se trouv(ait) au cœur de l'affaire » [6]. Cependant, il est intéressant de noter que, à l'instar de ses arrêts relatifs à des faits similaires, elle n'a pas cité l'arrêt de principe Sporrong et Lönnroth contre Suède, d'une part, et qu'elle ne procède pas à un contrôle de proportionnalité tel que consacré dans ce cas de figure, d'autre part. En effet, elle n'analyse l'atteinte au droit de propriété que, comme elle le formule ainsi au détriment de l'atteinte substantielle, sous l'angle de la première phrase de l'alinéa 1er dudit article [7]. Or, selon l'arrêt Sporrong et Lönnroth contre Suède, la justification de l'ingérence doit être recherchée dans l'ensemble de l'article, lequel contient trois normes distinctes. « La première, d’ordre général, énonce le principe du respect de la propriété ; elle s’exprime dans la première phrase du premier alinéa. La deuxième vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; elle figure dans la seconde phrase du même alinéa. Quant à la troisième elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général et en mettant en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires à cette fin ; elle ressort du deuxième alinéa. La Cour doit s’assurer de l’applicabilité des deux dernières de ces normes avant de se prononcer sur l’observation de la première » [8].

Par ailleurs, dans l'affaire commentée, la Cour de Strasbourg ne fait guère mention à l'intérêt général ni même explicitement à la question de la marge nationale d'appréciation. En fait, elle a d'abord reconnu la possibilité, pour les autorités nationales, de prononcer la sanction la plus sévère en complément des sanctions pénales sur le fondement du droit national applicable. Dès lors, elle ne justifie la proportion de la sanction que par la conduite répréhensible et la gravité des infractions commises par le requérant. Elle rappelle même in extenso l'arrêt Banfield précité selon lequel « eu égard à la marge d’appréciation dont les Etats bénéficient pour aménager comme il convient le régime des pensions de leurs fonctionnaires, la Cour considère qu’il n’est pas en soi déraisonnable de prévoir la réduction – voire la suppression totale – des prestations de retraite lorsque la situation s’y prête » [9]. Pourtant, la marge d'appréciation est importante. La Cour européenne l'a parfaitement mis en exergue dans son arrêt Banfield précité. En effet, elle affirme que cette affaire se distingue de l'arrêt Azinas précité dans la mesure où, dans ce dernier, la décision discrétionnaire portant sanction disciplinaire découlait de plein droit de la loi, ce qui excluait toute latitude pour les autorités nationales [10]. La justification de l'ingérence était donc affectée.

Enfin, en l'espèce, la Cour européenne rappelle des arrêts plus récents selon lesquels la privation totale des droits de pension peut violer ladite disposition, alors qu'une diminution peut ne pas la violer [11]. Référence qui l'amène à préciser que l'équilibre, dans une affaire donnée, dépend des circonstances et des facteurs particuliers lesquels peuvent faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre [12]. L'exercice du contrôle de l'ingérence est donc casuistique (II).

II. La confirmation de l'exercice d'un contrôle casuistique de l'ingérence

Si des affaires paraissent analogues au premier abord, les circonstances sont généralement différentes. L'arrêt commenté en est l'illustration évidente, d'autant plus que la Cour de Strasbourg a explicitement raisonné par rapport à l'arrêt Apostolakis contre Grèce [13]. En effet, contrairement à cet arrêt, elle précise, d'une part, que les procédures disciplinaires ont été séparées des procédures pénales, tout en veillant aux garanties procédurales suffisantes [14].

D'autre part, la situation personnelle du requérant a été appréciée en profondeur. De cet examen, la Cour européenne a d'abord pu constater qu'il n'était pas laissé sans moyens de subsistance [15]. En effet, le requérant a conservé son droit à la pension de l'assurance sociale à laquelle lui-même et son employeur avaient cotisé ; d'autant plus que son épouse a perçu la pension de veuve comme si le requérant était décédé au lieu d'être révoqué. À cet égard, la Cour européenne a relevé que rien n'indiquait que le requérant n'ait pas été mesure de bénéficier de la pension versée à son épouse entre sa révocation et la date à partir de laquelle il a pu bénéficier de la pension de l'assurance sociale. Cette hypothèse avait été soulevée dans l'affaire Apostolakis contre Grèce précitée dans laquelle aucun moyen de subsistance avait été reconnu par la Cour de Strasbourg. En effet, la possibilité pour le requérant de percevoir cette seule pension ne constituait pas une compensation suffisante de la perte totale de sa pension de retraite dans la mesure où non seulement le montant était moindre, puisqu'il est considéré comme décédé, mais également il risquait lui-même de devenir veuf ou de divorcer, …

Enfin, la Cour européenne a retenu que le requérant avait commencé à restituer à l'Etat les sommes qu'il avait obtenues illégalement.

Aussi, en fonction de ces circonstances, la Cour européenne en a conclu qu'en raison du comportement répréhensible du requérant et la gravité des infractions commises, la sanction disciplinaire était proportionnée dans la mesure où elle n'a pas fait subir au requérant de charge spéciale et exorbitante [16].

Notes de bas de page

  • Sanction pénale, sanctions disciplinaires avec la révocation et la perte automatique de ses droits à pension de retraite.
  • V. pt. 62 : « The Court notes that it was commom ground between the parties that the retirement benefits of a civil servant in Cyprus constitutde a possession under Article 1 of Protocole n°1. Indeed, in the light of its case-law, the Court finds that the applicant, when entering the civil service, acquired a right which amounted to a ''possession'' and that therefore this provision is applicable in the present case ».
  • Ni même de la condition de délais.
  • C.E.D.H., gr. ch., 28 avril 2004, Azinas c./ Chypre, n°56679/00, à propos de la révocation assortie d'une déchéance des droits de pension de retraite et d'une condamnation pénale du directeur du département de développement coopératif de la fonction publique pour des faits de vols, d'abus de confiance et d'abus d'autorité.
  • C.E.D.H., 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth c./ Suède, n°7151/75 et 7152/75, à propos de permis d'expropriation et d'interdiction de construire.
  • V. pts. 65-66 : « The Court notes in this respect that the reduction or forfeiture of retirement pension acts neither as a control of use nor a deprivation of property, but that it falls to be considered under the first sentence of the first paragraph of Article 1 ». « Accordingly, it is the issue of proportionnality which lies at the heart of the case. This being so, the Court must determine whether a fair balance was struck between the demands of the general interest of the community and the requirements of the protection of the individual's fundamental rights ».
  • V. not. C.E.D.H., 3 mars 2011, Klein c./ Autriche, n°57028/00, pt. 49, à propos de la perte des droits à pension de retraite d'un avocat suite à sa radiation du barreau. Violation de l'article 1er du Protocole n°1 ; C.E.D.H., 18 octobre 2005, Banfield c./ Royaume-Uni, n°6223/04, à propos d'un policier qui a commis des viols et agressions sexuelles en utilisant les moyens du service. Pas de violation de l'article 1er du Protocole n°1.
  • C.E.D.H., 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth c./ Suède précité, pt. 61.
  • V. pt. 68.
  • C.E.D.H., 18 octobre 2005, Banfield c./ Royaume-Uni précité : « Le caractère discrétionnaire de la décision de déchéance des droits à pension de l’intéressé revêt une importance particulière pour l’appréciation de la proportionnalité de cette mesure et constitue l’élément par lequel la cause se distingue le plus nettement de l’affaire Azinas. En effet, comme il a été souligné ci-dessus, la déchéance a été prononcée en l’espèce à l’issue d’une procédure dont chacune des phases a donné lieu à une décision expresse tandis que, dans l’affaire Azinas, elle découlait de plein droit de la loi ».
  • V. not., C.E.D.H., 15 avril 2014, Stefanetti and Others c./ Italie, n°21838/10, 21849/10 et 21852/10 et a., à propos de la perte des deux tiers de la pension de retraite de deux fonctionnaires italiens, travaillant et cotisant en Suisse, à la suite de l'adoption d'une loi ayant modifié le régime de contribution des fonctionnaires à la pension de retraite. La Cour a reconnu la violation de l'article 1er du Protocole n°1 en raison d'une perte trop significative ayant un impact sur la situation personnelle des requérants.
  • V. pt. 68 : « It is evident, however, from the relevant case-law, that whether or not the right balance has been struck will very much depend on the circonstances and particular factors of a given case which may tip the scales one way or the other ».
  • C.E.D.H., 22 octobre 2009, Apostolakis c./ Grèce, n°39574/07, à propos du directeur des retraites de la Caisse des professionnels et artisans de Grèce ayant commis des falsifications de livrets d'assurances au détriment de ladite Caisse. Il a été condamné au pénal et a, sur le plan disciplinaire, était contraint de démissionner et de perdre ses droits de pension de retraite. Violation de l'article 1er du Protocole n°1.
  • V. pt. 70. Le requérant a pu être représenté par un avocat devant la P.S.C. pour discuter de la sanction disciplinaire, avant de faire des recours juridictionnels. Dans la même solution, V. C.E.D.H., 18 octobre 2005, Banfield c./ Royaume-Uni précité.
  • V. pts. 72-73.
  • V. pts. 74-75 : « Weighing the sriousness of the offenses committed by the applicant against the effect of the disciplinary measures and taking all the above factors into consideration, the Coourt finds that the applicant was not made to bear an individual and excessive burden ». « It follows that there has been no violation of Article 1 of Protocol n°1 ».