La compatibilité des peines perpétuelles affectant les personnes atteintes de troubles mentaux avec l’article 3 de la Convention ou l’histoire du serpent qui se mord la queue…
L’affaire en cause fut portée devant la Cour européenne des droits de l’Homme par le requérant James Clifton Murray, ressortissant du Royaume des Pays-Bas. En 1979, ce dernier fut déclaré coupable du meurtre d’une petite fille de 6 ans et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. À cette occasion, le psychiatre conclut à l’atténuation de sa responsabilité pénale, tout en se refusant à le considérer comme mentalement aliéné. Néanmoins, il préconisa le suivi d’un traitement pendant toute la durée de l’incarcération.
C’est ainsi que le requérant se retrouva contraint de purger sa peine. Celle-ci fut partagée entre deux établissements, situés sur deux îles affiliées au Royaume des Pays-Bas, les îles de Curaçao et d’Aruba. Les dix-neuf premières années de sa peine s’écoulèrent à la prison de Curaçao, au cours desquelles le détenu ne semble pas avoir bénéficié de soins particuliers. Plus tard, en 1999, le requérant fut transféré à Aruba, en vue d’un rapprochement avec sa famille. Pendant sa longue période d’incarcération, celui-ci intenta de multiples recours en grâce, dont tous se soldèrent par un refus, essentiellement motivé par une probabilité élevée de récidive, autant de risques qui auraient pu être jugulés par un traitement dispensé en milieu carcéral. Or, le demandeur ne bénéficia, au cours de sa détention, d’aucun traitement d’aucune sorte, compromettant ainsi ses chances de sortie. En parallèle, la possibilité d’un réexamen périodique de la peine d’emprisonnement à vie fut intégrée au Code pénal de Curaçao [1]. Néanmoins, les juges hollandais, mettant en avant des considérations victimaires, estimèrent que l’emprisonnement poursuivait toujours un objectif raisonnable et ce, même passé une période de 33 ans. Par ailleurs, ils soulignèrent qu’aucun traitement n’avait été mis en place, seul à même de permettre une diminution significative du risque de récidive et partant, de laisser entrevoir au demandeur des perspectives de libération. Finalement, et après plus d’une dizaine de sollicitations, une grâce lui fut octroyée, principalement pour motif médical. En effet, courant 2013, le requérant se vit diagnostiquer un cancer en phase terminale, entraînant son retour dans la prison de Curaçao, abritant un foyer médicalisé. Il bénéficia d’une grâce en 2014, entraînant sa libération immédiate. De retour à Aruba, d’où il était originaire, il décéda quelques mois plus tard.
Entre temps, celui-ci introduisit une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, à l’encontre du Royaume des Pays-Bas. Celui-ci alléguait, entre autres griefs, une double violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, au titre, d’une part, du caractère incompressible de sa peine d’emprisonnement, de jure et de facto, et, d’autre part, de ses conditions d’incarcération dans les établissements de Curaçao et d’Aruba, eu égard à l’absence combinée d’un régime distinct pour les détenus à vie et d’un traitement adapté à son état de santé mentale. En outre, sur le caractère incompressible de sa peine d’emprisonnement à vie, l’argumentation du requérant était pour le moins intéressante et méritait que la Cour européenne s’y attarde. Ainsi, selon lui, « même si une possibilité de libération avait été introduite de jure, il n’avait, de facto, aucun espoir de bénéficier d’une libération, dans la mesure où il n’avait jamais reçu de traitement psychiatrique et où le risque de récidive continuerait en conséquence d’apparaître trop élevé ». La logique ne saurait être plus simple : pour prétendre à une libération, le détenu doit révéler un faible risque de récidive, lequel ne pourra s’amoindrir, jusqu’à disparaître, qu’à force de traitements adaptés au trouble mental dont il est atteint. Dès lors, le priver des soins que nécessite son état, c’est lui retirer, purement et simplement, tout espoir d’élargissement. La requête fut attribuée à la troisième section de la Cour, qui déclara, à l’unanimité, la non-violation de l’article 3, tant sur la peine perpétuelle infligée au requérant, que sur les conditions générales de sa détention. En mars 2014, il sollicita le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. Peu après son décès, l’instance fut poursuivie devant la Cour par son fils et sa sœur.
Ainsi, l’arrêt commenté constitue l’acte II de l’affaire Murray et se joue devant la Grande Chambre. Cette dernière doit répondre, à son tour, aux deux griefs formulés par le requérant sur le terrain de l’article 3. En réalité, si la question présente en apparence deux objets, conditions d’incarcération et caractère compressible de la peine d’emprisonnement à vie, ceux-ci ne forment qu’un. En effet, selon le requérant, c’est précisément l’absence d’un régime spécial pour les détenus atteints de troubles mentaux, visant à permettre l’administration de traitements adaptés, qui l’empêche de prétendre à une libération, de sorte que le premier grief (peine incompressible) prend sa source dans le second (conditions d’incarcération). La Cour européenne va souscrire à cet argument, lier les deux objets et se ranger du côté du requérant, désavouant ainsi la troisième section de la Cour. Dans un premier temps, et conformément à sa démarche traditionnelle, celle-ci va s’attacher à rappeler les « principes pertinents », forgés au travers les affaires Kafkaris c/ Chypre [2], Vinter et autres c/ Royaume-Uni [3] et Bodein c/ France [4], avant de les appliquer aux faits, en traitant la question de la compressibilité de facto de la peine perpétuelle infligée au requérant. Pour ce faire, celle-ci va rechercher « si l’absence de traitement psychiatrique ou psychologique a effectivement privé l’intéressé de toute perspective de libération ». Ainsi, elle note que, malgré les recommandations du médecin, aucun traitement ne fût offert à l’intéressé, en vue de prévenir toute récidive. Or, cette absence de traitement a eu un impact décisif sur sa situation, de sorte qu’elle se trouve directement à l’origine des multiples refus de grâce, ainsi que du rejet de sa libération conditionnelle, comme en atteste la motivation des juges nationaux. Dès lors, la Cour estime que le requérant a été privé, de fait, de tout espoir de libération, de sorte que sa peine perpétuelle n’est pas de facto compressible. Par conséquent, elle conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 3, sans qu’il soit besoin de se livrer à un examen complémentaire du système hollandais.
Au travers cette affaire, la Cour européenne déploie, une fois encore, ses talents de technicienne. Après avoir affiné sa position dans les affaires Vinter et autres c/ Royaume-Uni et Bodein c/ France, relativement à la compatibilité des peines perpétuelles avec l’article 3 de la Convention, elle fait montre de sa rigueur et manifeste un haut degré d’exigence. Par cet arrêt, la juridiction strasbourgeoise se démarque de ses tâtonnements et atermoiements des débuts ; sa démarche n’est en rien semblable à celle adoptée lors de l’affaire Kafkaris c/ Chypre, à l’occasion de laquelle elle demeurait encore hésitante, évasive, presque timorée. Depuis, les juges européens sont venus théoriser leur position, en même temps que préciser leur interprétation. L’arrêt de la Cour de Strasbourg est un modèle de démonstration, celle-ci se veut pointue et applique minutieusement sa méthode au cas d’espèce. Surtout, l’originalité de cet arrêt réside dans deux points distincts, de sorte que celui-ci constitue une première à deux égards : d’abord, la Cour européenne se livre à un examen de la compressibilité de facto d’une peine perpétuelle, au point d’éluder toute analyse de jure, ensuite, elle procède de la sorte en présence d’un requérant atteint de troubles graves de la personnalité, ce qui modifie quelque peu son approche. En effet, jusqu’à présent, la Cour s’était livrée à un examen de la peine perpétuelle sous l’angle unique de sa compressibilité de jure, de sorte qu’elle se contentait de rechercher l’existence, dans le droit de l’Etat défendeur, de mécanismes de réexamen, sans réellement en discuter l’efficience [5]. De même, les affaires sur lesquelles la Cour avait eu à se prononcer ne concernaient aucunement des requérants atteints de troubles graves de la personnalité, de sorte qu’une difficulté supplémentaire s’ajoute ici, relativement à l’état de santé mentale du détenu. Dès lors, cet arrêt présente une double originalité, tenant, à la fois, au contenu de son contrôle (spécificité matérielle) et aux personnes auxquelles elle va appliquer sa méthode de raisonnement (spécificité personnelle). Autrement dit, il est objectivement – quant à la méthode employée – et subjectivement – quant aux personnes visées – nouveau. De même, l’affaire en cause illustre parfaitement la situation du « serpent qui se mord la queue », les perspectives de libération du requérant étant exclusivement tributaires de l’administration d’un traitement, sans laquelle le risque de récidive demeure intact. Dès lors, empêcher le requérant de bénéficier des soins adaptés à son état, c’est le priver de tout espoir d’élargissement. Autrement dit, le requérant se retrouve pris au cœur d’un cercle vicieux, qui aurait bien pu ne jamais se terminer sans l’intervention de la Cour européenne…
De manière générale, la problématique du traitement des personnes atteintes de troubles mentaux se situe au cœur de cet arrêt, la logique de la Cour étant la suivante : l’absence de soins en milieu carcéral (I), entraîne l’absence de toute perspective de libération (II).
L’absence de traitement en milieu carcéral
La Cour de Strasbourg, en soulignant l’absence de traitement en milieu carcéral, met en évidence les lacunes, les défaillances, ou encore les carences dans la prise en charge des détenus atteints de troubles mentaux. Or, le constat, chez le requérant, de déficiences mentales, aurait dû logiquement s’accompagner de l’administration des soins médicaux appropriés, conformément aux obligations positives pesant sur les Etats parties à la Convention. En effet, selon les juges européens, un tel traitement répond à deux types d’obligations, puisées directement dans l’article 3 de la Convention : d’une part, l’obligation de dispenser des soins, de manière à préserver la santé et le bien-être des détenus et, d’autre part, l’obligation d’offrir aux intéressés une possibilité de s’amender, afin de parvenir à leur réinsertion. Dès lors, l’absence de soins emporte violation de l’article 3 sur ces deux volets respectifs, étant précisé que ceux-ci ne constituent, en réalité, que les deux faces d’une même pièce, issue d’une monnaie frappée du sceau de la dignité.
Une carence emportant violation de l’obligation de veiller à la santé et au bien-être des détenus
Dans un premier temps, la Cour va rappeler, de manière solennelle, l’obligation de veiller à la santé et au bien-être des détenus (1), d’où découle l’administration d’un traitement, avant d’en livrer, dans un second temps, une interprétation exigeante (2).
Rappel solennel de ladite obligation
Comme l’exprime parfaitement la juridiction strasbourgeoise, « l’article 3 exige que les Etats veillent à ce que la santé et le bien-être des intéressés soient assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis ». Ainsi, l’obligation de soins ne saurait cesser du seul fait que les individus se trouvent incarcérés. Comme l’a déjà formulé la Cour, le Droit « ne s’arrête pas à la porte des prisons », il est passe-muraille [6]. Aussi, doit-il en aller de même s’agissant des soins. En outre, cette affirmation n’est pas constitutive d’une nouveauté, bien au contraire. La santé du détenu a toujours été au cœur des préoccupations de la Haute juridiction et partant, source d’atteinte à l’article 3 de la Convention. Ainsi, comme affirmé depuis le célèbre arrêt Kudla contre Pologne [7], chaque détenu a droit, dans les mêmes conditions que la prise en charge en milieu libre, à recevoir des soins médicaux en prison, que ceux-ci visent à préserver son intégrité corporelle comme son bien-être psychique. En ce sens, les règles pénitentiaires européennes ne disent pas autrement, allant jusqu’à affirmer que les « les autorités pénitentiaires doivent protéger la santé de tous les détenus dont elles ont la garde » [8]. En l’espèce, les lacunes dans la prise en charge psychiatrique du détenu, mises en évidence par les divers rapports du Comité européen pour la prévention de la torture, conduisent la Cour européenne à condamner les Pays-Bas pour non-respect de l’article 3. Ce faisant, elle révèle une interprétation exigeante de l’obligation de soins pesant sur les autorités étatiques, conformément à sa jurisprudence antérieure.
Interprétation exigeante de ladite obligation
Dans l’affaire en cause, trois éléments permettent de conclure à une interprétation stricte et rigoureuse de l’obligation de soins [9]. Premièrement, la Cour de Strasbourg rappelle le caractère contraignant de cette obligation, qu’une « incarcération dans un établissement pénitentiaire ne pouvait avoir pour effet de faire disparaître ». De même, elle précise que cette exigence peut aller « jusqu’à imposer à l’Etat de transférer des détenus (notamment des détenus souffrant de pathologies mentales) vers des établissements adaptés afin qu’ils puissent bénéficier des soins appropriés [10] ». Ce faisant, elle créé une véritable obligation d’agir, donc positive, dans le champ des autorités étatiques. De même, elle précise que celle-ci continue d’exister, nonobstant le fait qu’elle n’ait pas été expressément ordonnée par la juridiction ; cette absence de stipulation par les autorités judiciaires n’a pas pour effet d’exonérer le Gouvernement de son obligation. Deuxièmement, les juges de Strasbourg incitent les autorités à s’abstenir de suivre l’avis de l’intéressé, quant à l’appréciation de la compatibilité de ses conditions de détention avec l’article 3. Autrement dit, ceux-ci suggèrent expressément aux Etats de ne pas recueillir les impressions d’un détenu atteint de troubles mentaux, d’un faible poids précisent-ils, lorsqu’il s’agit d’évaluer ses besoins et son aptitude au traitement. Enfin, troisièmement, la Cour précise la teneur de cette obligation, estimant qu’il ne suffit pas de prévoir un examen et d’établir un diagnostic ; encore faut-il que ceux-ci soient suivis d’une thérapie en conformité avec le diagnostic posé. Le premier ne saurait, effectivement, aller sans le second, au risque de se muer en simple déclaration d’intention. En outre, le traitement doit également présenter certaines qualités pour pouvoir être jugé comme suffisant : il doit effectivement répondre aux besoins de celui auquel il a vocation à s’appliquer, de même qu’il doit tendre vers un objectif final, celui de faciliter sa réinsertion et de réduire les risques de récidive. Selon les juges, on ne saurait proposer au détenu un traitement dépourvu de toute efficacité, au risque de compromettre ses chances de sortie. Dès lors, une carence dans l’administration du traitement est susceptible d’emporter violation de l’obligation d’offrir une possibilité de s’amender aux détenus.
Une carence emportant violation de l’obligation d’offrir une possibilité de s’amender aux détenus
Contrairement à l’obligation de soins, qui présente des effets à court terme, immédiats, voire instantanés, l’obligation de s’amender, mise en lumière par la Cour européenne, laisse place à des avantages qui ne pourront s’évaluer, en toute hypothèse, que bien plus tard, sur le long terme. En effet, la construction d’un projet de réinsertion, en vue du retour du détenu dans la société, est un travail de longue haleine, dont les effets ne se feront sentir qu’à l’issue d’une période de temps nécessairement plus longue. Or, dans l’élaboration de ce projet, l’administration d’un traitement a un rôle non négligeable à jouer, particulièrement s’agissant de personnes atteintes de troubles mentaux. Comme l’affirme parfaitement la Cour européenne, la dispense de soins constitue, tout à la fois, le moyen de parvenir à l’amendement du détenu (1) et partant, la condition préalable à toute possibilité de libération (2), en ce que la progression sur le chemin de l’amendement va pousser celui-ci vers la sortie.
L’administration d’un traitement comme moyen de parvenir à l’amendement du détenu
La thématique de l’amendement est au cœur du raisonnement de la Cour européenne, qui consacre de nombreux développements à son endroit. La logique de la Cour est la suivante : les soins sont le moyen de parvenir à l’amendement du requérant, qui est lui-même le moyen de parvenir à la réinsertion des détenus atteints de troubles mentaux. Dès lors, la réinsertion semble être le but à atteindre, la finalité, tandis que l’amendement n’est autre que le moyen de progresser et de parvenir à cette fin. En ce sens, l’amendement devrait apparaître en premier, celui-ci entrouvre, en quelque sorte, les portes de la prison en donnant droit à la réinsertion. De cet amendement, la juridiction strasbourgeoise en fait une véritable obligation pesant sur les autorités pénitentiaires, qui doivent œuvrer en ce sens. De même, elle vient préciser le contenu de cette obligation, pour en faire une obligation de moyens, estimant que « même si les Etats ne sont pas tenus de garantir que les détenus à vie réussissent à s’amender, ils ont néanmoins l’obligation de leur donner la possibilité de s’y employer ». Si cette obligation échappe à la qualification contraignante d’obligation de résultat, elle engendre néanmoins « l’obligation positive de garantir pour les détenus à vie l’existence de régimes pénitentiaires qui soient compatibles avec l’objectif d’amendement et qui permettent aux détenus de progresser sur cette voie ». Toutefois, elle laisse aux Etats une ample marge d’appréciation quant aux moyens à déployer, dès lors qu’ils auront mis en place des conditions de détention, mesures ou traitements propres à permettre l’amendement du détenu à vie. Si la mise en place de ces dispositifs est une obligation de résultat, leur choix appartient cependant aux Etats. Ceux-ci se doivent d’installer et de prévoir de tels mécanismes, puisque de ces deniers dépend l’amendement du détenu ; or, c’est uniquement par l’amendement que l’on s’achemine vers la réinsertion et donc, par voie de conséquence, vers la sortie. Partant de ce constat, la Cour en conclut logiquement que l’administration d’un traitement constitue, dans le chef des personnes atteintes de troubles mentaux, une condition préalable à toute possibilité de libération.
L’administration d’un traitement comme condition préalable à toute possibilité de libération
Dans le cas des personnes atteintes de troubles mentaux, l’administration de soins psychiatriques peut conduire à leur amendement et ainsi, leur laisser entrevoir des perspectives d’élargissement. En effet, pour apprécier l’opportunité ou non d’accorder une libération au détenu, les autorités évaluent toute évolution et progrès sur la voie de l’amendement, lequel s’acquiert, s’agissant d’individus atteints de troubles de la personnalité, par le suivi de soins adaptés à leur état. Ainsi, pour accorder une éventuelle libération, celles-ci doivent s’assurer qu’aucun motif d’ordre pénologique ne justifie plus le maintien en détention, parmi lesquels figure l’impératif de protection du public, eu égard au risque élevé de récidive. Or, ce dernier continuera de subsister aussi longtemps que des soins ne seront pas dispensés au détenu atteint de troubles mentaux. Dès lors, entraver le bon déroulement des soins, voire tout simplement priver les intéressés de l’administration d’un traitement, c’est les empêcher de progresser sur la voie de l’amendement et par là-même, court-circuiter toute chance de libération [11]. Par conséquent, la Cour européenne en déduit qu’au moment de l’introduction, par le requérant, de ses multiples recours en grâce et de son réexamen périodique, sa peine n’était pas en pratique compressible. Ainsi, l’absence de traitement est directement à l’origine de son absence de libération, les deux étant étroitement liés.
L’absence d’une perspective de libération
L’absence de tout espoir de libération peut, à l’instar du manque de prise en charge thérapeutique en milieu carcéral, être source d’une violation potentielle de l’article 3 de la Convention. En effet, selon les juges européens, celle-ci contrevient à l’objectif de réinsertion des détenus (A), lui-même à la base de l’exigence de compressibilité de la peine perpétuelle (B).
Une méconnaissance de l’objectif de réinsertion des détenus
Déjà rappelé dans nombre de ses arrêts, à commencer par Mastromatteo c/ Italie [12], la Cour européenne met particulièrement à l’honneur l’objectif de réinsertion, qu’elle fait découler du sacro-saint principe de dignité. Plus encore, les juges de Strasbourg n’hésitent plus à parler d’un véritable « principe de réinsertion » (1), bien que celui-ci soit susceptible d’entrer en conflit avec d’autres aspects de l’article 3 de la Convention (2).
L’existence d’un véritable principe de réinsertion
Comme le note très justement la Cour européenne, « si le châtiment demeure l’un des objectifs de la détention, les politiques pénales européennes mettent désormais l’accent sur l’objectif de réinsertion poursuivi par la détention », à tel point que ce dernier est devenu le nouvel enjeu, voire le but ultime de l’incarcération. De ce principe, les juges en retiennent une définition fonctionnelle, en ce qu’il « « vise le retour dans la société d’une personne qui a fait l’objet d’une condamnation pénale ». Selon la Cour, la détention doit toujours avoir le souci de préparer le détenu à sa sortie, de l’aider à établir un projet de manière à pouvoir se construire un nouvel avenir, hors les murs de la prison, et de l’inciter à mener, à terme, une « vie responsable et exempte de crime [13]». Autrement dit, et comme l’énonce très clairement la règle pénitentiaire européenne N° 6, « chaque détention est gérée de manière à faciliter la réintégration dans la société libre des personnes privées de liberté » [14]. De même, la jurisprudence issue de la juridiction de Strasbourg atteste de cette prise en compte croissante du principe de réinsertion [15]. En outre, les juges européens vont procéder, avec une certaine insistance, à un rappel, relativement au champ d’application du principe de réinsertion, et plus particulièrement à sa compétence ratione personae : d’un rayonnement particulièrement large, celui-ci brille dans le chef de tous les détenus sans exception, qu’ils soient condamnés à temps, pour une durée déterminée, ou à vie, pour une durée indéfinie. Dès lors, le quantum de la peine prononcée apparaît comme un facteur indifférent, qui ne saurait interférer avec l’exigence de réintégration. De même, les juges vont tenter de préciser les contours de cette obligation, consistant principalement « à donner aux détenus à vie une chance réelle de se réinsérer ». Prenant conscience du caractère relativement vague de cette indication, ceux-ci vont livrer l’exemple de la mise en place d’un programme individualisé, devant être régulièrement actualisé, conformément à ce que préconise la RPE N° 103.3 [16]. Ce faisant, elle invite les Etats à retenir une conception, tout à la fois, exigeante, en ce qu’elle les incite à inclure dans le dispositif de réinsertion les condamnés à vie, et ambitieuse, en leur suggérant la mise en place de parcours personnalisés d’exécution des peines. Toutefois, si cet impératif de réintégration au sein de la société est louable, il n’est pas sans soulever de problèmes, particulièrement au regard des autres volets de l’article 3 de la Convention.
La nécessaire coexistence entre ce principe et les autres volets de l’article 3
Comme énoncé supra, le principe de réinsertion vise, à terme, la réintégration du détenu au sein de la société. Ce faisant, il est susceptible de heurter un autre volet de l’article 3, voire de l’article 2 (droit à la vie), à savoir l’obligation positive de veiller à la protection de la société. En effet, pèse sur les Etats membres - en sus de l’obligation négative de s’abstenir d’infliger des mauvais traitements - l’obligation d’agir positivement, afin d’assurer la protection de l’intégrité, physique et morale, des membres de la collectivité. Cette obligation vaut également dans les relations interindividuelles en ce qu’elle impose à l’Etat partie d’empêcher que les personnes placées sous sa juridiction ne soient soumises à des traitements contraires à l’article 3, « même administrés par les particuliers [17] ». Or, la libération d’individus condamnés à vie pourrait constituer un risque avéré pour la sécurité du public et ce faisant, emporter violation des articles 2 et 3 de la Convention ; en effet, les détenus condamnés à la perpétuité se sont rendus auteurs, pour la plupart, d’infractions particulièrement graves, constitutives de mauvais traitements ou d’atteintes à la vie. Partant, il appartient à la Cour européenne de trouver un juste équilibre entre ces deux aspects de l’article 3 : d’une part, le principe de réinsertion des détenus, y compris des condamnés à vie, qui invite les Etats à œuvrer dans le sens de leur réintégration au sein de la société, et, d’autre part, l’obligation d’assurer la protection du public, qui l’incite à anticiper tout danger. De manière générale, il est à souligner que les aménagements de peine, particulièrement ceux qui réalisent un élargissement, sont susceptibles d’entrer en conflit avec l’obligation positive, pesant sur les Etats, d’assurer une protection générale de la société contre les agissements éventuels d’une personne purgeant une peine d’emprisonnement pour avoir commis des crimes violents. Cette situation s’est présentée à la Cour européenne à au moins trois reprises, lors des arrêts Mastromatteo c/ Italie [18], Maiorano et autres c/ Italie [19] et Choreftakis et Choreftaki c/ Grèce [20], lorsque des membres de la collectivité furent tués, à la suite de la réintégration de détenus au sein de celle-ci, rendue possible par les mécanismes de libération conditionnelle et de semi-liberté. À l’occasion de ces affaires, les juges européens estimèrent nécessaire de ne pas faire peser sur les Etats un fardeau insupportable ; partant, la responsabilité de l’Etat ne pourra être engagée qu’autant qu’il sera démontré un manquement à son devoir de diligence, particulièrement lorsque « les autorités connaissaient ou auraient dû connaître l’existence d’une menace réelle et immédiate pour la vie d’un ou de plusieurs individus et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque » [21]. Dès lors, les juges nationaux, lorsqu’ils doivent se positionner sur l’octroi d’un aménagement de peine impliquant un contact avec l’extérieur, sont appelés à faire preuve de prudence, ce qui n’enlève en rien, pour autant, l’exigence de compressibilité de la peine perpétuelle.
Une méconnaissance de l’exigence de compressibilité de la peine perpétuelle
En l’espèce, la Cour se livre à un contrôle de la compressibilité de la peine perpétuelle, autrement dit de son caractère réversible, mais seulement de facto, c’est-à-dire dans sa mise en œuvre concrète. Elle ne cherche plus à déceler l’existence de mécanismes juridiques permettant un élargissement du détenu, de possibilités objectives de réexamen, elle s’attache désormais à la mise en pratique de ceux-ci. D’ailleurs, la Cour estime ne pas devoir se livrer à un tel examen de jure, qu’elle juge surabondant. En outre, elle retient une analyse circonstanciée de la compressibilité de facto (1), attestant du caractère concret de son contrôle, et en profite également pour apporter quelques précisions (2).
Une analyse circonstanciée de la compressibilité de facto
Ce qui retient notre attention, dans l’affaire en cause, n’est autre que la méthode employée par la Cour pour se livrer à son contrôle. Les juges de Strasbourg font preuve d’un pragmatisme à toute épreuve, passant en revue l’ensemble des éléments pertinents de manière à exercer un contrôle concret, circonstancié. Ainsi en attestent les termes choisis : chance « réelle » de se réinsérer, possibilité « réaliste » de s’amender etc. Ce faisant, la Cour respecte ses engagements de garantir des droits « non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs ». Toutefois, le seul reproche que l’on pourrait lui adresser, en écho à l’opinion dissidente du juge Villiger [22], serait ne pas reprendre sa méthode classique, qu’elle déployait pourtant à ses débuts et semblait appliquer presque religieusement. Oubliés les différents paliers de l’article 3, éludée l’exigence d’un seuil minimal de gravité ; quand vient la question de la compatibilité des peines perpétuelles à l’article 3 de la Convention, la Cour semble délaisser les standards établis, dont elle est pourtant à l’origine. Pour autant, si nous ne pouvons que regretter, à l’instar du juge Villiger, l’abandon de sa méthode classique, nous ne souscrirons pas à l’argument selon lequel la Cour se laisse aller à une application générale et abstraite de l’article 3. Dans la présente affaire, elle adapte son raisonnement à la particularité de la situation du requérant, en intégrant à son analyse un paramètre nouveau, le trouble mental. Dès lors, il s’agit bien d’une analyse concrète et individuelle, les juges prenant en compte les données spécifiques de l’espèce. En outre, non seulement elle adapte son raisonnement mais en sus, elle en profite pour nous fournir de précieuses indications.
Un apport en termes de précisions
La Cour profite de l’occasion qui lui est donnée pour poursuivre son œuvre de clarification du contrôle de la compatibilité des peines perpétuelles à l’article 3, dont l’entreprise avait été lancée depuis l’arrêt Vinter et autres c/ Royaume-Uni. Ces quelques points d’éclaircissements concernent tant le contrôle de la compressibilité de facto que l’examen de la compressibilité de jure. S’agissant du premier, la Cour apporte des précisions quant à l’assiette du contrôle, autrement dit quant aux éléments sur lesquels elle va pouvoir s’appuyer pour déterminer si une peine est ou non compressible de facto ; ainsi, elle affirme qu’ « il peut être utile de prendre en compte les données statistiques sur le mécanisme de recours antérieures au réexamen en question, notamment le nombre de personnes ayant obtenu une grâce ». Or, si les juges s’étaient bien gardés de le dire, ils recouraient déjà aux statistiques, outil dont ils avaient d’ailleurs fait usage lors de l’affaire Kafkaris c/ Chypre [23], de sorte que cette précision pourrait paraître quelque peu superfétatoire. En revanche, les éclaircissements apportés au contrôle de jure sont, quant à eux, substantiels et participent d’un véritable perfectionnement du système de révision, par un renforcement des conditions entourant la possibilité de réexamen. Pour ce faire, la Cour met en avant un principe de légalité, qu’elle décline en deux aspects distincts : l’un connu, l’autre inconnu, bien que l’on pouvait facilement le supposer. Ainsi, l’appréciation du maintien en détention doit reposer « sur des règles ayant un degré suffisant de clarté et de certitude », tels que des « critères objectifs et définis à l’avance » ; ces éléments forment la légalité substantielle, règle de fond, et avaient déjà été exprimés dans l’affaire Vinter et autres, quoique moins nettement [24]. Ensuite, deuxième volet nouvellement précisé par la Cour, cette appréciation doit faire l’objet d’une justification, une motivation des décisions pouvant, à cet égard, être requise ; cette exigence se confond avec un principe de légalité procédurale et constitue une règle de forme. Cet aspect n’avait, jusque là, pas été mis au jour par la Cour européenne, bien qu’il puisse paraître aisément déductible et relativement évident. C’est la transposition, au stade de l’exécution des peines, des principes contenus dans l’article 6§1, témoignant ainsi d’une extension des garanties procédurales au stade post-sententiel.
À ce titre, cet arrêt souligne toutes les améliorations et accomplissements en matière d’exécution des peines et de prise en charge du détenu. Dans cette perspective, personne n’est laissé pour compte ; tous retiennent l’attention de la Cour européenne des droits de l’homme ; qu’il s’agisse de criminels de guerre ou de condamnés à vie (comme précisé dans l’affaire Vinter et autres), voire de détenus atteints de troubles de la personnalité (Murray). Chacun se voit conférer le droit d’espérer, un jour, un retour prochain dans la communauté [25], évitant ainsi de les reléguer au rang de « déchets humains [26] ».
Notes de bas de page
- Ainsi, depuis le 15 novembre 2011, le réexamen périodique des peines d’emprisonnement à vie est obligatoire à Curaçao. Celui-ci est prévu à l’article 1 :30 du code pénal de Curaçao. En outre, pour apprécier l’opportunité d’une libération, il est précisé que la Cour doit tenir compte de la situation des victimes et de leurs proches survivants ainsi que du risque de récidive. En cas de refus, celle-ci est tenue de réexaminer la situation tous les 5 ans.
- CEDH, Kafkaris c/ Chypre, 12 février 2008, Grande Chambre, 21906/04.
- CEDH, Vinter et autres c/ Royaume-Uni, 9 juillet 2013, Grande Chambre, req. n° 66069/09, 130/10, 3896/10.
- CEDH, Bodein c/ France, 13 février 2015, 5ème section, req. n° 40014/10.
- Affaires Vinter et autres c/ Royaume-Uni et Bodein c/ France précitées.
- Formule empruntée à l’arrêt Campbell et Fell c/ Royaume-Uni, 28 juin 1984, req. n° 7819/77 et 7878/77, § 69. Dans l’arrêt étudié, la Cour précise que « la détention de l’intéressé dans une prison plutôt que dans un établissement de soins ne pouvait avoir pour effet de faire disparaître la nécessité du traitement recommandé » (§117).
- CEDH, Kudla c/ Pologne, Grande chambre, 26 octobre 2000, req. n° 30210/96.
- RPE N° 39. V. spécialement RPE N° 12.1 et 12.2, 39 et s. (santé en prison), 47.1 et 47. 2 (santé mentale).
- Pour ce faire, la Cour s’appuie principalement sur l’arrêt Raffray Taddei c/ France. V. CEDH, Raffray Taddei c/ France, 5e section, req. n° 36435/07.
- V. RPE N° 12.1.
- V. Murray c/ France, § 108, § 115, § 116.
- CEDH, Mastromatteo c/ Italie, GC, n° 37703/97, §72.
- RPE N° 102.1.
- V. également art. 10 §3 du PIDCP : « Le régime pénitentiaire comporte un traitement des condamnés dont le but essentiel est leur amendement et leur reclassement social. »
- Du fameux arrêt Dickson c/ Royaume-Uni (CEDH, 4 décembre 2007, Grande chambre, req. n°44362/04) au plus récent Khoroshenko c/ Russie (CEDH, 30 juin 2015, Grande chambre, req. n° 41418/04).
- En outre, ce parcours personnalisé est jugé d’autant plus nécessaire dans le chef des personnes condamnées à vie, v. RPE N° 103.8.
- V. CEDH, Yazgül Yilmaz c/ Turquie, 1er février 2011, req. n° 36369/06, §§ 46, 47 et 53 ; CEDH, Opuz c/ Turquie, 9 juin 2009, req. n° 33401/02, §§ 159 et s.
- CEDH, Mastromatteo c/ Italie, 24 octobre 2002, req. n° 37703/97.
- CEDH, Maiorano et autres c/ Italie, 15 décembre 2009, req. n° 28634/06.
- CEDH, Choreftakis et Choreftaki c/ Italie, 17 janvier 2012, req. n° 46846/08.
- Ainsi, la Cour a conclu à un manquement de diligence dans l’affaire Maiorano c/ Italie, tandis qu’elle a estimé que les autorités avaient su trouver un juste équilibre entre les impératifs de réinsertion sociale et le but d’empêcher de récidiver, et partant assurer la protection de la société, dans les affaires Mastromatteo c/ Italie et Choreftakis et Choreftaki c/ Grèce.
- Affaire Vinter et autres c/ RU.
- V. CEDH, Kafkaris c/ Chypre, 12 février 2008, req. n° 21906/04, §103.
- De ce point de vue, le juge Pinto de Albuquerque a pu émettre des doutes quant à la compressibilité de jure du mécanisme de réexamen périodique prévu par la législation hollandaise, effectivement évasive et peu prolixe sur les conditions subordonnant l’octroi d’une libération, d’autant qu’elle fait la part belle aux considérations victimaires.
- Dans son opinion concordante jointe à l’arrêt Vinter et autres, Madame la juge Power-Forde parle d’un « droit à l’espoir » accordé aux détenus.
- Opinion séparée jointe par Jean-Paul Costa à l’arrêt Léger c/ France (CEDH, 11 avril 2006, 2e section, req. n° 19324/02).