La Directive « Secrets d’affaires » : un vague équilibre entre la confidentialité demandée par de l’Europe des marchands et l’exigence de transparence
Après bien des débats depuis la proposition de la Commission en novembre 2013 [1], la Directive sur le secret des affaires a été adoptée le 14 avril 2016 par le Parlement européen et a été publiée au JOUE le 15 juin 2016. Ce texte a particulièrement alimenté les discussions médiatiques et politiques au printemps 2016, car en dépit de la croissante demande de transparence et de la protection du droit des citoyens à être informé, la Directive vise au contraire la sauvegarde de la confidentialité de certaines informations dans les secteurs économiques et commerciaux. Cet objectif du législateur européen d’harmoniser les législations nationales pour préserver « les savoir-faire et des informations commerciales non divulguées contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites » pouvait en effet paraître à contre-courant des revendications de défense des lanceurs d’alertes dénonçant des scandales, notamment financiers, à l’échelle européenne ou de dimensions planétaires (comme le « Luxleaks » ou les « Panama Papers »). Le texte a ainsi suscité une forte opposition d’une partie de la société civile, à en croire la position de certaines ONG ou encore la pétition déclenchée par des journalistes qui avait recueilli plus de 500 000 signatures. Leur crainte était en effet que la Directive constitue un obstacle au droit des citoyens d’être informé, par les spécialistes, les médias, ou par les lanceurs d’alertes ponctuels divulguant les secrets de leurs entreprises qu'ils estiment répréhensibles. Une protection européenne du secret des affaires était pourtant demandée par les professionnels de l’innovation et de la création dans l’entreprise qui peinait à trouver outils juridiques adéquates contre l’espionnage économique en dehors du cadre restreint des droits de propriété intellectuels. Le débat politique autour de la Directive « secrets des affaires » semblait donc vouer à cristalliser les vieilles tensions entre l’Europe économique et « l’autre Europe », celle des droits de l’homme et des citoyens. Le législateur européen n’a pas reculé face à cette conciliation délicate, entre la préservation de la confidentialité des renseignements à valeurs marchandes et celle de la liberté d’expression et d’être informé. La Directive prévoit en effet un régime juridique garantissant efficacement aux entreprises que leurs savoir-faire et informations commerciales ne soient pas capter par des tiers (1) tout en admettant des révélations externes au nom de la sauvegarde d’intérêts non marchands comme la liberté d’expression (2). S’il y a bien un effort certain de trouver une juste balance entre ces deux types d’intérêts, force est de constater que la Directive reste principalement un outil juridique au service des entreprises et ne parvient pas à dissiper le besoin d’une protection plus approfondie des lanceurs d’alertes.
1. Chut, on s’affaire… La protection attendue du secret des affaires pour les créateurs et innovateurs du secteur économique
Le législateur européen est parti du constat de la nécessité de protéger les informations économiques confidentielles qui, comme constituent des « facteurs déterminants de (…) compétitivité et (…) performances liées à l’innovation sur le marché » (considérant 1). L’objectif du texte est que les résultats de l’innovation des entreprises, qu’il s’agisse de savoir-faire ou d’informations commerciales de valeur, bénéficient d’un régime juridique assurant efficacement leur caractère confidentiel, en empêchant l’obtention, l’utilisation ou la divulgation de ces secrets d’affaire à des tiers. Cette protection complémentaire aux différents droits de propriété intellectuels (qui assuraient imparfaitement cette fonction) a été jugée nécessaire pour le bon fonctionnement du marché intérieur, vecteur de croissance dans les secteurs de l’innovation et de la recherche. Ainsi, « (e)n l’absence de moyens juridiques effectifs et comparables de protection des secrets d’affaires dans toute l’Union, les incitations à s’engager dans des activités transfrontalières liées à l’innovation dans le marché intérieur sont compromises, et les secrets d’affaires ne peuvent atteindre leur plein potentiel en tant que vecteurs de croissance économique et d’emplois » (considérant.4). Il est vrai que les dispositifs juridiques nationaux étaient jusqu’ici fort disparates parmi les États membres, voire lacunaires, comme en France où une telle protection était attendue dans le monde des affaires. Pourtant, l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce négocié dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce contenait de telles dispositions, elles ont d’ailleurs ont largement inspiré le législateur européen.
Ce faisant, afin d’harmoniser le régime du secret des affaires, la Directive donne une définition homogène de ces informations protégées, fondée sur trois critères posés par l’article 2 : premièrement leur caractère secret « dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, elles ne sont pas généralement connues des personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre d’informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles », deuxièmement leur valeur économique « elles ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes » et troisièmement les mesures destinées à les garder confidentielles « elles ont fait l’objet, de la part de la personne qui en a le contrôle de façon licite, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes ».
Cette large définition permet ainsi de couvrir « les savoir-faire, les informations commerciales et les informations technologiques lorsqu’il existe à la fois un intérêt légitime à les garder confidentiels et une attente légitime de protection de cette confidentialité » (considérant 16). L’ensemble des informations commerciales stratégiques (comme une liste de clients ou un projet de partenariat) ainsi que les données plus techniques (des étapes ou les pistes de recherche par exemple) qui n’étaient jusqu’ici pas protégées sont donc inclus dans la notion de secret des affaires. En revanche, la Directive n’entend protéger ni « les informations courantes et l’expérience et les compétences obtenues par des travailleurs dans l’exercice normal de leurs fonctions », ni celles « aisément accessibles » par les professionnels du secteur, le texte ne saurait non plus empêcher la « découverte indépendante » de ces savoir-faire et informations (idem). Seront ainsi considérées comme licites les obtentions de tels secrets d’affaires (article 3.1).
La Directive demande ensuite le rapprochement les droits des États membres quant aux mesures de sauvegardes et de réparations possibles en cas de rupture du secret des affaires. Elle laisse à cet égard une marge d’appréciation aux États qui doivent prévoir « les mesures, procédures et réparations nécessaires pour qu’une réparation au civil soit possible en cas d’obtention, d’utilisation et de divulgation illicites de secrets d’affaires » (article 6). Pour ce faire, ils devront respecter le principe de proportionnalité puisque ces mesures devront être « ajustées à l’objectif visant à assurer le bon fonctionnement du marché intérieur de la recherche et de l’innovation, en particulier en ayant un effet dissuasif » (considérant 21). Les États devront aussi mettre en place des mesures provisoires et conservatoires (article 10). Certaines dispositions demandent en outre la protection des renseignements confidentiels lors des procédures judiciaires ou dans les décisions de justice (article 9). Est encore prévu le retrait des produits en infraction (article 10 et 12) même si « les mesures correctives ne devraient pas forcément impliquer la destruction des biens s’il existe d’autres alternatives acceptables, comme supprimer le caractère infractionnel du bien ou l’écarter des circuits commerciaux, par exemple en le donnant à des organisations caritatives » (considérant 28). S’agissant des modalités de réparation du préjudice éprouvé en raison de l’obtention, l’utilisation ou la divulgation illicite du secret d’affaires, les États doivent veiller à ce que les autorités judiciaires compétentes puissent ordonner de verser des dommages et intérêts correspondants au préjudice réellement subi et apprécié selon « tous les facteurs appropriés ». Ils pourront toutefois limiter la responsabilité des travailleurs envers leur employeur lorsque ces derniers n’ont pas agi intentionnellement (article 14).
La Directive « secret des affaires » enjoint donc aux États membres de protéger efficacement cette confidentialité jugée nécessaire par biens des acteurs économiques européens, elle devait aussi apporter certaines garanties aux intérêts non marchands, surtout après la vague de contestations soulevée lors de l’élaboration du texte eu égard à la liberté d’informer.
2. Alerter ? Une rupture de la confidentialité au nom des valeurs non commerciales strictement encadrée
La Directive ne prévoit pas une confidentialité absolue des informations commerciales protégées, elle proclame au contraire à plusieurs reprises sa conformité avec les droits fondamentaux, ceux reconnus notamment dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union, au premier rang desquels la liberté de communiquer. On notera aussi que s’agissant des droits sociaux des travailleurs des entreprises, la Directive apporte des garanties s’agissant du droit à l’information et de consultation (article 3.1.c.) ou pour les divulgations aux représentants des travailleurs (article 5.b).
La Directive tient à rassurer les journalistes et leurs sources en considérant comme « essentiel » que l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information, qui englobe la liberté et le pluralisme des médias, ne soit pas restreint (considérant 19) et affirme ainsi qu’elle n’y porte pas atteinte (article 1.2.a.). Au-delà de cette posture de principe du texte, qui vaut également pour les lanceurs d’alertes, puisque « les mesures, procédures et réparations prévues par la présente directive ne devraient pas entraver les activités des lanceurs d’alertes » (considérant 20), la Directive tente d’apporter des garanties plus concrètes à la liberté d’expression et d’information.
On remarquera au préalable qu’on ne trouvera pas de tels garde-fous dans la définition délibérément très large du secret des affaires. Ainsi ce champ couvert n’exclut pas directement les actes répréhensibles en raison de leur illégalité ou parce qu’il représente un danger (pour la santé ou l’environnement par exemple).
En revanche, sera considérée comme licite l’obtention, l’utilisation ou la divulgation lorsqu’elle est « requise ou autorisée par le droit de l’Union ou le droit national ». Cette disposition a son importance puisqu’elle permet de faire basculer dans le régime juridique du visible et non plus du secret toutes règles juridiques expressément contraires. Dans cette lignée, la Directive précise que le secret des affaires n’est pas opposable aux autorités publiques (nationales ou européennes) qui sont autorisées ou obligées de divulguer des informations communiquées par les entreprises qu’elles détiennent légalement (article Premier.2.c). Ces autorités publiques pourront ultérieurement révéler les informations pertinentes pour le public s’il existe des règles claires qui le leur permettent ou le leur imposent (considérant 11).
Le droit d’être informé des citoyens pourra en outre continuer d’être assuré par les professionnels de l’information, les médias, et par les lanceurs d’alertes (ces individus, souvent des travailleurs, tenus au secret des affaires, mais qui œuvrant dans l’intérêt général le divulguent). L’article 5 du texte enjoint en effet aux États de veiller à ce que les demandes de protection judiciaire du secret d’affaires soient rejetées lorsque sa rupture a eu lieu « pour exercer le droit à la liberté d’expression et d’information établi dans la Charte, y compris le respect de la liberté et du pluralisme des médias » ou « pour révéler une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale, à condition que le défendeur ait agi dans le but de protéger l’intérêt public général ».
Ces deux types de dérogations opèrent donc la conciliation exigée avec le respect des droits fondamentaux et entend se conformer tant à la Charte de l’Union que la Convention européenne avec laquelle son interprétation est liée. C’est heureux car la Cour européenne des droits de l’homme s’est érigée en gardienne opiniâtre du droit d’être informé en appréciant notamment l’intérêt public de l’information relayée par les médias traditionnels ou par les révélations individuelles des lanceurs d’alerte. Elle estime ainsi que « l’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi » [2].
Cependant, le mécanisme de protection prévue par la Directive opère par simple dérogation, dont les conditions seront étudiées par le juge saisi de la demande de faire respecter le secret des affaires. Et c’est précisément ce point qui a fait l’objet de critiques dans la mesure où journalistes comme lanceurs d’alertes devront évaluer les risques d’une condamnation et surtout faire face à d’éventuel « harcèlement judiciaire » de la part d’entreprises entendant sauvegarder certains secrets, alors même que les autorités judiciaires (ou de futures jurisprudences) estimeraient au final les alertes légitimes.
Le texte européen prévoit toutefois que les autorités judiciaires puissent adopter les « mesures appropriées à l’encontre des demandeurs qui se comportent de manière abusive ou agissent de mauvaise foi en présentant des demandes manifestement non fondées (considérant 22) » et demande ainsi aux États de prendre des mesures, comme le versement de dommages et intérêts, pour les procédures engagées abusivement ou de mauvaise foi (article 7). Il aurait été sans doute utile ici de préciser que ces abus de procédure couvraient celles entamées contre les divulgateurs légitimes. Cela permettrait de dissuader les « étouffeurs d’alerte » de recourir à cette procédure de protection du secret des affaires dans le seul but de faire pression contre les journalistes ou les lanceurs d’alerte. Il n’est certainement pas trop tard, puisqu’il reviendra aux législateurs nationaux de transposer la Directive : ils pourront donc prévoir expressément cette hypothèse.
En outre, la dérogation portant sur les lanceurs d’alertes couvre un champ d’alertes restreint aux fautes, actes répréhensibles ou illégalités alors que le Conseil de l’Europe préconisait une définition plus englobante du « signalement ou révélation d’informations d’intérêt général » comme « tout signalement d’actions ou d’omissions constituant une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, ou toute révélation d’informations sur de tels faits » [3].
Enfin, le texte, dont l’objet principal reste adressé au monde des affaires, ne prévoit aucune disposition de protection du lanceur d’alerte contre d’éventuelles représailles de son employeur. Accorder une telle protection ainsi qu’apporter des canaux lisibles et sécurisés [4] pour alerter efficacement demeure donc une nécessité. À défaut d’une harmonisation européenne du statut des lanceurs d’alerte (pour laquelle il faudrait au préalable trouver une base juridique), il reviendra aux législateurs nationaux de mieux assurer la conciliation entre la protection effective des lanceurs d’alerte et celle du secret des affaires lors de la transposition de la Directive commentée. Étant donné que le législateur français semble s’être enfin attelé à la définition d’un statut global du lanceur d’alerte [5], il pourrait d’ores et déjà intégrer la question de sa coordination conciliante avec le secret des affaires qu’il devra ultérieurement transposer avant le 9 juin 2018.
Notes de bas de page
- Proposition de Directive du Parlement européen et du Conseil sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites /* COM/2013/0813 final - 2013/0402 (COD)
- Cour EDH, 12 févr. 2008, n° 14277/04, Guja c. Moldavie, § 74, renvoyant lui-même à l’affaire Fressoz et Roire c. France ([GC], no 29183/95, CEDH 1999-I ; Radio Twist, a.s. c. Slovaquie (no 62202/00, CEDH 2006-XV).
- Conseil de l’Europe, Comité des ministres, Recommandation CM/Rec (2014) 7 aux États membres sur la protection des lanceurs d’alerte, adoptée le 30 avril 2014, lors de la 1198e réunion des Délégués des ministres.
- Voir : Conseil d’État, « Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger », Étude adoptée le 25 février 2016 par l’assemblée générale plénière du Conseil d’État, La Documentation française, 2016, 136 p.
- Projet dit « Sapin II », relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Il a été voté en première lecture en première lecture par l’Assemblée nationale le 14 juin 2016 et par le Sénat le 8 juillet 2016 en des termes différents. Une commission mixte paritaire a été convoquée pour septembre 2016.