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Le droit des demandeurs d’asile de contester la légalité des décisions de transfert Dublin consacré par la Grande Chambre de la CJUE

CJUE, Grde chambre, 7 juin 2016, Ghezelbash c/ Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, AFF. C-63/15.

CJUE, Grde chambre, 7 juin 2016, Karim c/ Migrationsvertet, Aff. C-155/15.

Dans l’arrêt Ghezelbash (et l’arrêt Karim), la juridiction de renvoi demandait à la CJUE si la jurisprudence Abdullahi [1], rendue en application du règlement Dublin II [2], et qui l’avait conduite à retenir une interprétation restrictive du droit des demandeurs d’asile de contester une décision de transfert vers un autre Etat membre, demeurait applicable avec la mise en application du règlement Dublin III [3]. Autrement dit, la CJUE devait une nouvelle fois se prononcer sur l’étendue du droit de recours des demandeurs d’asile contre une décision de transfert prise en application des critères de détermination de l’Etat membre responsable énoncés au chapitre III du règlement de Dublin III.

Dans la première affaire Ghezelbash (C-63/15), le requérant est un ressortissant iranien qui a déposé une demande d’asile en mars 2014 au Pays-Bas. Lors de la consultation du système VIS (système d’information sur les visas), les autorités néerlandaises constatent qu’il a obtenu un visa des autorités françaises valable de décembre 2013 à janvier 2014. Par conséquent, ces dernières demandent aux autorités françaises de traiter sa demande d’asile. Celles-ci acceptent en mai 2014. Mais, postérieurement à cette acceptation, le requérant est interrogé de manière plus approfondie par les autorités néerlandaises et ce dernier révèle qu’il est retourné en Iran après son séjour en France. Malgré ses nouvelles informations, sa demande d’asile est rejetée par le Secrétaire d’Etat néerlandais. Estimant que la France n’est plus responsable de sa demande d’asile (clause de cessation de responsabilité), le requérant introduit un recours pour contester la décision du secrétaire d’Etat et apporte des éléments de preuves tendant à montrer qu’il est bien retourner en Iran après son séjour en France (déclaration de son employeur, certificat médical et convention de vente d’un immeuble). Par une décision du 13 juin 2014, le juge des référés (Tribunal de la Haye) ordonne la suspension des effets juridiques de la décision du secrétaire d’Etat (c’est-à-dire la décision de transfert) au motif que la demande de prise en charge auprès de la France est incomplète car elle ne comportait aucun des documents de preuves fournis postérieurement par le requérant. Toutefois, pour déterminer si les effets juridiques de la décision annulée doivent être maintenus, le Tribunal de la Haye décide de surseoir à statuer et de demander à la CJUE si M. Ghezelbash est en droit de contester son transfert en France, après acceptation par cet Etat de sa responsabilité pour examiner sa demande d’asile, et de mettre ainsi en cause l’application des critères de détermination de l’Etat membre responsable.

Dans la seconde affaire, les faits sont différents mais ils conduisent aussi la juridiction nationale à déposer une question préjudicielle similaire à celle déposée dans l’affaire Ghezelbash. En effet, dans l’arrêt Karim, le requérant est un ressortissant syrien qui a déposé une demande d’asile en Suède en mars 2014. Lors de la consultation du fichier EURODAC, les autorités suédoises constatent que le requérant a déjà déposé une demande d’asile en Slovénie en mai 2013. Elles demandent donc à la Slovénie de reprendre en charge la demande d’asile du requérant. Cette demande est acceptée en avril 2014. Postérieurement à cette acceptation, le requérant révèle aux autorités suédoises qu’il a quitté le territoire des Etats membres pendant plus de trois mois après sa première demande d’asile (son passeport présente en effet un visa d’entrée au Liban en juillet 2013). Bien que ces informations aient été transmises aux autorités slovènes, celles-ci réitèrent leur acceptation de reprendre en charge le requérant et la Suède prend une décision de transfert vers la Slovénie. Estimant que la Slovénie n’est plus responsable de sa demande d’asile, le requérant dépose alors un recours auprès du tribunal administratif de Stockholm. Ce dernier le rejette au motif que, lorsqu’un Etat accepte de reprendre en charge un demandeur d’asile, celui-ci ne peut contester son transfert vers cet Etat membre qu’en invoquant l’existence de défaillances systématiques conformément à la jurisprudence Abdullahi. Le requérant fait appel de ce rejet devant la Cour d’appel administrative. Celle-ci décide alors de surseoir à statuer et de poser à la CJUE la question de savoir si un demandeur d’asile peut contester la mise en œuvre des critères de détermination de l’Etat-membre responsable, après acceptation de l’Etat requis.

Au final, dans les deux affaires, la CJUE devait précisément déterminer si les nouvelles dispositions du règlement Dublin III relatives au droit à un recours juridictionnel effectif, c’est-à-dire l’article 27 et le considérant 19, impliquent-elles que les demandeurs d’asile ont désormais la possibilité de contester, dans le cadre d’un recours contre une décision de transfert prise à leur égard, l’application erronée des critères prévus au chapitre III dudit règlement pour les transférer dans un autre Etat membre qui a accepté de les accueillir ? Ou, ce droit à un recours juridictionnel effectif est-il limité au seul contrôle de l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil dans l’Etat membre dans lequel les demandeurs doivent être transférés, comme l’a elle-même jugé la Grande Chambre de la CJUE dans l’arrêt du 10 décembre 2013 Abdullahi ?

Elément controversé du régime d’asile européen commun et souvent décrié à juste titre, le système de Dublin englobe les mesures visant à déterminer rapidement l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande d’asile déposée sur le territoire de l’UE par des ressortissants de pays tiers. Il fixe notamment, (au chapitre III du Règlement Dublin III) les critères de détermination de l’Etat membre responsable de cet examen. Sans entrer dans le détail, et dans l’ordre hiérarchique, l’Etat responsable d’une demande d’asile est celui qui : 1) examine ou a accordé une protection internationale à l’un des membres de la famille du requérant ; 2) a délivré un titre de séjour ou un visa en cours de validité ou récemment expiré au requérant (affaires Ghezelbash et Karim) ; 3) dont la frontière a été franchi illégalement en provenance d’un Etat tiers et 4) si aucun des critères précédents ne s’applique, l’Etat auprès duquel la demande d’asile a été déposée est responsable.

Quand l’Etat membre auprès duquel une demande d’asile est déposée estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de ladite demande sur le fondement de l’un de ces critères, il peut émettre une requête de reprise en charge (quand le demandeur d’asile a préalablement déposé une demande d’asile dans un autre Etat membre, cas de l’affaire Karim) ou de prise en charge (autres critères) auprès de cet Etat. Lorsque celle-ci est acceptée, l’Etat membre requérant peut prendre une décision de transfert qui est notifiée au demandeur d’asile.

Dans le cadre de l’application du règlement Dublin II, la Grande Chambre de la CJUE avait, dans l’arrêt Abdullahi, retenu une interprétation restrictive des motifs de recours contre une telle décision de transfert [4]. S’appuyant sur les principes qui sous-tendent le système d’asile commun et le mécanisme de Dublin (principe de confiance mutuelle, présomption de respect des droits fondamentaux, accès rapide à la procédure) et considérant que l’intention du législateur avait été de mettre en place des « règles organisationnelles » entre les Etats membres [5], elle avait conclu que les demandeurs d’asile ne pouvaient remettre en cause une décision de transfert qu’en invoquant l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet Etat membre qui constituent des motifs sérieux et avérés de croire qu’ils courront un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [6]. Autrement dit, le « choix » du critère retenu pour établir la responsabilité d’un Etat ne pouvait quasiment pas être remis en cause.

Dès son prononcé, la portée dans le temps de cet arrêt Abdullahi était cependant questionnée puisqu’il était rendu dans les derniers jours précédant l’entrée en vigueur du Règlement refondu dit « Dublin III ». Se posait donc déjà la question de savoir si cette position de la CJUE valait uniquement pour le Règlement Dublin II ou si elle était applicable au règlement refondu Dublin III. Or, tel est bien le sens des questions préjudicielles posées par le Tribunal de la Haye dans l’affaire Ghezelbash et la Cour administrative d’appel de Stockholm dans l’affaire Karim.

Si la jurisprudence Abdullahi devait continuer à s’appliquer, cela signifierait concrètement que les deux requérants ne sont pas en droit de contester l’application éventuellement erronée des critères de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande d’asile, et que leur transfert vers la France pour M. Ghezelbash et la Slovénie pour M. Karim sont inattaquables.

L’application automatique de cette interprétation restrictive du droit de recours juridictionnel n’allait toutefois pas de soi puisque le Règlement Dublin III a introduit plusieurs modifications importantes par rapport au Règlement Dublin II, et notamment un renforcement de la protection des droits des demandeurs d’asile en prévoyant des garanties juridiques et le droit à un recours effectif à l’égard des décisions de transfert vers l’Etat membre requis.

Et c’est justement en s’appuyant sur les nouvelles dispositions du Règlement Dublin III (article 27 et considérant 19), son économie générale, ses objectifs et les modifications apportées depuis sa dernière refonte, que la Grande Chambre de la CJUE a reconnu que le législateur de l’Union avait voulu replacer les demandeurs d’asile au centre de la procédure Dublin et qu’ils étaient donc désormais en droit d’invoquer, dans le cadre d’un recours exercé contre une décision de transfert, l’application erronée d’un critère de responsabilité énoncé au chapitre II du Règlement Dublin III. Autrement dit, la CJUE a limité la portée de l’arrêt Abdullahi au seul Règlement Dublin II.

L’arrêt rendu par la CJUE est d’une importance certaine tant en pratique qu’en théorie. Tout d’abord, il a clarifié l’étendue et le contenu du droit à un recours effectif contre une décision de transfert, ce qui est d’une importance capitale pour les demandeurs d’asile. Mais elle a également consacré de manière précise et pédagogique une interprétation plus équilibrée du mécanisme de Dublin, entre efficacité de la coopération interétatique et respect des droits des individus.  

I - La reconnaissance d’un droit de recours étendu aux demandeurs d’asile contre une décision de transfert

Non seulement la CJUE a consacré l’interprétation reconnaissant l’étendue la plus large au droit de recours des demandeurs d’asile contre une décision de transfert (A), mais elle a également apporté des précisions utiles sur le contenu de ce recours (B).

A/ L’étendue du droit de recours consacré

Trois interprétations possibles pouvaient être retenues de l’étendue du droit des demandeurs d’asile à un recours tel qu’il est consacré à l’article 27 du Règlement de Dublin III (1°). Or, la Cour a consacré l’interprétation la plus favorable aux demandeurs d’asile (2°).

1° Les enjeux de l’interprétation de l’article 27

Si l’article 27 établit sans équivoque un « droit à un recours effectif », il ne précise pas l’étendue de ce droit. Rien n’indique, par exemple, si la portée de ce droit est suffisamment large pour couvrir l’application en général du Règlement Dublin III. Or, comme l’a précisé l’avocate générale, et comme il en ressort de la position défendue par différents Etats dans cette affaire, trois interprétations différentes de l’article 27 et de l’étendue du droit à un recours étaient envisageables.

La première interprétation, défendue par les Pays-Bas, est la plus restrictive et reprend la position défendue dans l’arrêt Abdullahi. Autrement dit, en dépit des changements apportés au Règlement Dublin III, rien n’aurait changé et les seuls motifs permettant de contester une décision de transfert se limiteraient à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraineraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux.

La seconde interprétation, défendue par la France, la Commission dans l’affaire Ghezelbash et, la Grèce et la Suède dans l’affaire Karim, admet que l’article 27, outre les motifs défendus dans la première interprétation, instaure un droit de recours lorsque le Règlement Dublin III confère expressément des droits au demandeur d’asile qui procèdent des droits fondamentaux matériels protégés par la Charte. Autrement dit, les demandeurs d’asile pourraient également soulever le non-respect de l’un des droits protégés par le Règlement Dublin III pour contester une décision de transfert, comme le droit au respect de la vie familiale.

La troisième interprétation, défendue par le requérant Ghezelbash et l’avocate générale, voit dans l’article 27 l’octroi d’un droit de recours étendu comprenant le droit des demandeurs d’asile de contester l’application faite par les autorités compétentes du Règlement Dublin III (et notamment les critères du chapitre III) aux faits qui leur ont été soumis. Autrement dit, les demandeurs d’asile pourraient contester le « choix » des critères retenus pour fonder en droit une décision de transfert vers l’Etat membre requis et donc soumettre au contrôle des juges nationaux de l’Etat-membre requérant l’application éventuellement erronée des critères retenus par ses autorités nationales pour les transférer dans cet Etat membre requis.

C’est précisément cette dernière interprétation, qui consacre l’étendue la plus large du droit de recours des demandeurs d’asile, que la Grande Chambre de la CJUE a reconnue dans l’affaire Ghezelbash

2° L’interprétation retenue par la Grande Chambre de l’article 27

Dès le début de sa motivation, au §34, la CJUE explique clairement que le Règlement Dublin III « diffère sur des points essentiels » du Règlement Dublin II en ce qui concerne les droits accordés aux demandeurs d’asile, laissant déjà entendre que la portée de l’interprétation développée dans l’affaire Abdullahi ne peut s’étendre à la législation applicable au cas d’espèce.

Après cette première précision, la Cour procède à l’interprétation de l’étendue du droit de recours prévu à l’article 27 au regard du libellé des dispositions du règlement Dublin III et de son économie générale (§35). C’est ainsi qu’elle remarque justement que l’article 27 ne mentionne aucune limitation des arguments susceptibles d’être invoqués par le demandeur. Notamment, rien n’indique que le droit au recours de l’article 27 ne soit restreint aux motifs désormais codifiés à l’article 3 §2 du règlement qui font référence à l’impossibilité de transférer un demandeur d’asile dans un Etat dans lequel il existe de sérieuses raisons de croire qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile (§37). Autrement dit, très tôt dans l’arrêt, la portée de l’arrêt Abdullahi est-il sans aucune équivoque déjà circonscrite à l’interprétation du Règlement Dublin II.

Il restait toutefois à déterminer si la Cour allait pencher en faveur de la deuxième ou de la troisième interprétation de l’article 27. A cette fin, la CJUE s’est appuyée, comme l’avocate générale, sur le considérant 19 du Règlement qui précise la portée du droit de recours à la lumière de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. Selon ce dernier, afin de garantir une protection efficace des personnes concernées et respecter l’article 47 de la Charte et le droit international, le droit au recours doit porter « sur l’examen de l’application du Règlement Dublin III et sur l’examen de la situation en fait ou en droit dans l’Etat membre vers lequel le demandeur est transféré ». Comme le précise justement la Cour, le deuxième examen mentionné renvoie au contrôle de la situation prévalant dans l’Etat de transfert, c’est-à-dire à l’existence de défaillances systémiques mentionnées à l’article 3 §2, « le premier examen mentionné (..) vise de manière plus générale, le contrôle de l’application correcte du même règlement » (§40). Mais, puisque l’objet du Règlement est d’instaurer une méthode claire et opérationnelle pour déterminer l’Etat membre responsable d’une demande d’asile, en fixant notamment une liste de critères exhaustifs à appliquer de manière hiérarchique, la Cour en déduit que le premier examen mentionné vise «  le contrôle de l’application correcte des critères de détermination de l’Etat responsable » (§44), c’est-à-dire la manière dont les Etats membres appliquent le Règlement.

B/ Le contenu du recours effectif

En reconnaissant un droit de recours élargi aux demandeurs d’asile, la CJUE a également apporté quelques précisions sur le contenu de ce droit.

Tout d’abord, on peut déduire des motifs de la Cour que les juges nationaux, en tant que juges des faits, devront apprécier la valeur probante des éléments de preuve produits par les requérants, s’ils ont été examinés par les autorités nationales, et surtout leur pertinence pour fonder la décision de transfert, même si ceux-ci ont été transmis postérieurement à l’acceptation de la prise en charge de la demande d’asile par le pays requis. Cela suppose que les juges ne devront donc pas se limiter à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais ils devront apprécier si ces motifs sont suffisants pour fonder la décision de transfert. Cela ne veut pas dire, comme le rappelle la Cour, que les demandeurs d’asile peuvent avoir le « choix » de déterminer l’Etat membre responsable de leur demande d’asile. Mais ils ont le droit de demander à un juge de contrôler la légalité des motifs justifiant la décision de transfert. Sur la légalité de ces motifs, la Cour précise cependant que, conformément à l’article 22 du règlement Dublin III, « l’exigence de la preuve ne doit pas aller au-delà de ce qui est raisonnable », et qu’en l’absence de preuves formelles, « des indices cohérents, vérifiables et suffisamment détaillés » peuvent suffire pour établir la responsabilité d’un Etat membre (§58).

Par ailleurs, si les juges peuvent désormais contrôler la légalité des motifs justifiant une décision de transfert, cela signifie qu’ils pourront enfin déterminer si les autorités nationales ont respecté l’ordre hiérarchique de ses critères. Or, l’absence d’un tel contrôle avait été critiquée dans l’affaire Abdullahi car cette hiérarchie n’est pas anodine. Elle a pour effet de protéger certains droits fondamentaux du demandeur d’asile. Ainsi, les Etats n’auront plus le « choix » du motif pour déterminer l’Etat membre responsable et leur compétence ne sera pas plus discrétionnaire.

Enfin, si la Cour a précisé que les Etats membres sont en droit de ne pas reconnaître le caractère automatiquement suspensif du droit de recours (§59), elle a néanmoins rappelé que les demandeurs d’asile sont en droit de demander, avec l’aide d’une assistance juridique, la suspension de l’exécution du transfert Dublin auprès d’une juridiction nationale compétente (§50). Les requérants qui se voient notifier une décision de transfert sont donc en droit de contester le fondement légal de cette décision mais également le droit, au minimum, de rester légalement dans l’Etat membre requérant le temps que la justice se prononce sur leur demande de suspension de l’exécution de la décision de transfert, et au mieux, jusqu’à l’issue de leur recours contre la décision de transfert.

Avec cet arrêt, la Cour envoie un signal clair en direction des juges nationaux afin qu’ils opèrent un double contrôle de la décision de transfert Dublin. D’abord, un contrôle de la situation de droit et de fait prévalant dans l’Etat membre requis, conformément à la jurisprudence Abdullahi, prévenant toute application trop automatique du mécanisme de Dublin que la CourEDH n’avait pas manqué de dénoncer [7] ; ensuite, et c’est ce qui est nouvellement consacré, un contrôle en fait et en droit de l’application des critères de détermination de l’Etat membre responsable d’une demande d’asile par les autorités nationales prenant une décision de transfert, avec la possibilité de demander la suspension de celle-ci, le temps que les juges se prononcent sur l’issue du recours. En l’espèce, cela signifie que les requérants Gheselbash et Karim sont en droit de voir la légalité des motifs de droit et de fait ayant respectivement conduit les autorités nationales du Pays-Bas et de la Suède à leur notifier une décision de transfert contrôlée par les juges.

Si cet arrêt est concrètement décisif pour les demandeurs d’asile, sa portée juridique est bien plus grande car la Grande Chambre rappelle explicitement que, dans le cadre du mécanisme de répartition de l’examen des demandes d’asile dans l’Union européenne, le respect des droits des demandeurs d’asile ne doit pas être sacrifié sur l’autel de l’efficacité de la coopération interétatique.

II - Le règlement Dublin III : entre objectif d’efficacité de la coopération interétatique et respect des droits des demandeurs d’asile

L’arrêt Gheselbash est l’occasion pour la Cour de confirmer solennellement que le législateur européen a renforcé la protection des droits des demandeurs d’asile pour les associer davantage à la procédure de détermination de l’Etat responsable (A), et que le respect des droits de la défense, dont le droit à un recours effectif, est un principe fondamental de l’Union qui ne peut en soi être opposé à l’efficacité de la procédure de transfert (B).

A/ Le renforcement des droits des demandeurs d’asile

Selon la Grande Chambre, les évolutions générales qu’a connues le système de Dublin confirment sa position consacrant la reconnaissance d’un droit de recours étendu aux demandeurs d’asile. Or, à l’occasion du rappel de ses évolutions, la Cour confirme que le mécanisme de Dublin ne peut se réduire à un instrument de coopération interétatique comme avait pu le laisser entendre l’arrêt Abdullahi.

Tout d’abord, la Cour s’appuie sur les objectifs du législateur européen, parmi lesquels se trouve l’amélioration de la protection octroyée aux demandeurs et la protection juridictionnelle dont ils bénéficient (§ 52).

Ensuite, elle rappelle plusieurs droits et mécanismes que le législateur a précisément et nouvellement reconnu afin de satisfaire à l’objectif fixé. La Cour cite ainsi le droit à l’information du demandeur, l’obligation pour les Etats de s’entretenir individuellement avec le transfert du demandeur d’asile ou encore la Section IV du chapitre VI du Règlement Dublin III portant sur les garanties procédurales.

De ces éléments, la Cour en déduit que le législateur de l’Union « ne s’est pas limité à instituer des règles organisationnelles gouvernant uniquement les relations entre Etats membres, (…), mais a décidé d’associer à ce processus les demandeurs d’asile (…) ». Cette position est une avancée significative car elle est à l’opposé de la jurisprudence Abdullahi dans laquelle la Cour avait clairement fait pencher la balance en faveur de la dimension interétatique du Règlement Dublin II avec les conséquences préjudiciables sur le contrôle du juge que l’on sait [8].

Cette position est surtout le signe d’une évolution importante tendant à reconnaître que, si les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de choisir à leur convenance l’Etat-membre dans lequel ils peuvent solliciter une protection internationale, il est plus approprié de tenir compte de leur situation individuelle plutôt que d’ignorer l’impact, comme avant, d’une décision de transfert sur les intéressés et le respect de leurs droits fondamentaux. Autrement dit, l‘interprétation consacrée par la Cour tend à individualiser davantage l’examen des motifs tendant à déterminer l’Etat membre responsable des demandes d’asile, et donc à opérer un rééquilibrage salutaire en faveur de la protection des demandeurs d’asile dans le cadre des procédures de transfert.

B/ Le refus clair des juges d’opposer la reconnaissance des droits des demandeurs à l’efficacité de la coopération interétatique

L’arrêt Gheselbash est d’autant plus intéressant que la Grande Chambre prend le temps de mettre en garde contre les positions tendant à opposer la reconnaissance du droit à un recours effectif à l’efficacité de la procédure de transfert.

En effet, la Grande Chambre précise que « l’introduction d’un recours au titre du règlement n°604/2013 ne saurait être assimilée, ainsi que l’a relevé Mme l’avocat général, au forum shopping que le système de Dublin vise à éviter » (§54) et que « le législateur de l’Union n’a pas entendu sacrifier la protection juridictionnelle des demandeurs d’asile à l’exigence de célérité dans le traitement des demandes d’asile » (§58) [9]. Elle ajoute également « que le constat éventuel d’une erreur dans le cadre d’un tel examen n’est pas susceptible de porter atteinte au principe de confiance mutuelle entre Etats membre » (§55). La position de la Cour est donc des plus claires et des plus pédagogiques. Elle confirme que le droit à un recours effectif est un principe fondamental du droit de l’Union, et que la procédure du Règlement Dublin III, même si elle se fonde en partie sur le principe de confiance mutuelle et de célérité dans le traitement des demandes d’asile, ne peut déroger au respect de ce droit individuel. Autrement dit, on ne peut raisonnablement brandir les possibilités de demandes multiples simultanées ou successives (réunies sous l’expression péjorative de forum shopping), ou l’argument de la « porte ouverte » à l’encontre de la reconnaissance d’un droit fondamental. Cet argument n’est pas légitime dans un Etat de droit car la reconnaissance d’un droit de recours élargi ne tend qu’à garantir le respect des règles juridiques fixées par le législateur européen. Et cet argument est par ailleurs exagéré et simpliste. C’est pourquoi, à l’intention des Etats, la Cour explique que, en ce qui concerne le principe de célérité, le droit de recours reconnu peut ne pas être automatiquement suspensif et, concernant le principe de confiance mutuelle, qu’une erreur dans la détermination d’un Etat membre responsable ne doit pas être interprétée comme une atteinte au principe de confiance mutuelle (§55).

Conclusion

Au terme d’une argumentation claire et pédagogique, l’arrêt Gheselbash, confirmé par l’arrêt Karim, remet donc clairement en cause la jurisprudence Abdullahi, fait des demandeurs d’asile des sujets actifs de la procédure de transfert, et consacre une interprétation plus équilibrée du système de Dublin en refusant d’opposer l’efficacité de la coopération interétatique à la garantie d’une protection juridictionnelle des demandeurs d’asile. Au moment où un nouveau projet de réforme du système de Dublin IV est discuté, de tels rappels ne sont pas sans intérêt [10].

Notes de bas de page

  • CJUE, Grde Chambre, Shamso Abdullahi c/ Bundeasylamt, 10 décembre 2013, Aff-C-392/12. Sur cet arrêt, lire : NERAUDAU (Emmanuelle), « L’étendue du contrôle du juge national sur la décision de transfert Dublin II réduite comme peau de chagrin ? », Newsletter EDEM, janvier 2014 ; SHUMACHER (Pascale), « Une vaste marge des Etats membres pour décider d’un transfert vers l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile », La Revue des droits de l’Homme – Actualités Droits-Libertés, 21 février 2014.
  • Règlement (CE) n°343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, cité Règlement Dublin II.
  • Règlement (CE) n°604/2013 du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (refonte), cité Règlement Dublin III
  • Seule la décision de transfert peut faire l’objet d’un recours et non l’accord de l’Etat membre requis qui accepte sa responsabilité. Comme l’explique clairement l’Avocat Général Mme Eleanor Sharpston dans l’affaire Ghezelbash, ceci est « logique car c’est la décision de transfert qui affecte directement la personne du demandeur d’asile ». (Conclusions de l’avocat général Mme Eleanor Sharpston présentées le 17 mars 2016, Affaire C-63/15, Ghezelbash c/ Staatssecretaris van Veiligjeid en Justitie, §56).
  • CJUE, Grde Chambre, Shamso Abdullahi c/ Bundeasylamt, 10 décembre 2013, Aff-C-392/12, §56.
  • CJUE, Grde Chambre, Shamso Abdullahi c/ Bundeasylamt, 10 décembre 2013, Aff-C-392/12, §51 à 53 et §62.
  • CourEDH, Grde Chbre, 21 janvier 2011, Affaire M.S.S c/ Belgique et Grèce, Req. n°30696/09.
  • NERAUDAU (Emmanuelle), « Recours effectif et transfert Dublin : une clarification essentielle de la CJUE quant à l’étendue du contrôle du juge national sur la conformité des transferts Dublin, Newsletter EDEM, juin 2016.
  • CJUE, 4ème Ch., 29 janvier 2009, Migrationsverket c/ Petrosian, Aff. C-19/08, §48.
  • Commission européenne, Proposal for a Regulation of the European Parliamant and the Council establishing the criteria and mechanisms for determining the Member State responsible for examining an application for international protection lodged in one of the Member States by a third-country national or a stateless person (recast), COM (2016) 270 final, 4 mai 2016.