Marché intérieur

Circuler librement dans le territoire de l’Union c’est bien, pouvoir sortir de Bulgarie, c’est mieux

CJUE, 4e Chbre, 17 novembre 2011, Hristo Gaydarov, Aff. C-430/10.

CJUE, 4e Chbre, 17 novembre 2011, Petar Aladzhov, Aff. C-434-10.

En ces temps de durcissement du droit des étrangers[1] et d’interprétation raisonnée du champ d’application du droit de l’Union européenne[2], la seule évocation de la libre circulation des citoyens européens ou des ressortissants de pays tiers renvoie immanquablement aux conditions de leur entrée ou de leur séjour. Ces deux affaires bulgares ont ceci de particulier qu’elles traitent, non pas du statut des étrangers, européens ou tiers, au sein de la République de Bulgarie, mais des situations dans lesquelles des ressortissants bulgares peuvent se voir interdire la sortie du territoire national au nom de la préservation de l’ordre public. Dans la première affaire, le ministère de l’intérieur bulgare avait interdit à M. Gaydarov de sortir du territoire et, par voie de conséquence, a refusé de lui délivrer un passeport. Il est vrai que ce dernier avait été condamné en Serbie à une peine de 9 mois d’emprisonnement pour transport illégal de stupéfiant. Peine qu’il a purgée. Dans la seconde affaire, les autorités bulgares avaient également refusé de délivrer un passeport à M. Aladzhov jusqu’à ce que celui-ci s’acquitte de ses créances fiscales.

Dans ces deux arrêts, la Bulgarie invoquait tous azimuts sa loi nationale, sa constitution et s’appuyait sur une conception pour le moins extensive de l’ordre public. La Cour, sur un ton très pédagogique et conformément à une jurisprudence classique, répond de façon à laisser le juge national trancher dans le sens qu’elle a décidé. Le juge bulgare de renvoi n’aura donc pas d’autre choix que de juger ces mesures nationales contraires au droit de circuler librement prescrit tant par l’article 21 TFUE que par la directive du 29 avril 2004[3]. Classicisme (I) et pédagogie (II), telles sont les deux vertus de ces arrêts.

 

I – Le classique : une interprétation restrictive des limites à l’exercice du droit de circuler

 

Le droit de circuler librement implique, pour le ressortissant européen, d’avoir la possibilité de se rendre dans un autre État membre et partant, cela va sans dire mais cela va mieux en le disant, suppose le droit corrélatif de quitter le territoire de l’État dont il est le ressortissant. Il s’agit d’une solution classique mais dont la Cour prend soin de réitérer à chaque fois qu’elle en a l’occasion, tout spécialement lorsqu’est en cause un État d’Europe centrale et orientale[4]. Dès lors, un ressortissant se trouvant dans une situation où il se voit empêché de sortir du territoire national relève systématiquement du champ d’application du droit européen.

Cependant, le fait qu’une situation juridique relève du champ d’application du droit de l’Union entraîne la faculté, pour l’État membre en cause, d’invoquer certaines dérogations pour justifier sa décision, à la seule condition que celles-ci doivent être d’interprétation stricte. En l’espèce deux arguments étaient avancés par la Bulgarie. En premier lieu, le refus de délivrer un passeport serait justifié pour des considérations liées à l’ordre public. La Cour exige, en effet, qu’une décision nationale portant atteinte au droit de circuler librement dans l’Union européenne ne peut être justifiée qu’à la condition qu’elle réponde à « une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société »[5]. Tel est le cas en matière de terrorisme par exemple[6]. Dans l’arrêt Gaydarov, elle relève que ce dernier a déjà purgé sa peine en Serbie et qu’aucun autre fait ne peut lui être reproché en relation directe avec la décision de refus de délivrance du passeport. Dans l’arrêt Aladzhov, reconnaissant que les nécessités de la lutte contre la fraude fiscale peuvent relever des exigences de l’ordre public[7], elle ajoute que le critère tenant à l’affectation d’un intérêt fondamental de la société suppose, par exemple, que les sommes en jeu soient d’un ordre de grandeur suffisamment important. Or n’étaient en cause « que » 22 000 euros. En second lieu, on sait qu’une justification d’atteinte à la libre circulation des personnes ne serait pas recevable dans le cas où elle serait invoquée « à des fins économique ». Et la Cour d’engager le juge bulgare à considérer que la décision en cause n’était effectivement pas prise « à des fins économiques ». L’argument avancé par la Cour de justice donnera satisfaction aux amateurs de finances publiques. Par une discrète référence au principe d’universalité elle admet que le recouvrement de la créance en question était « l’expression de sa politique générale en matière économique »[8] et partant, conformément à la règle de non affectation des recettes, ne pouvait laisser présager une quelconque intention d’abonder le trésor public de manière significative afin de financer telle ou telle action publique.

Enfin, la Cour ajoute, classiquement, que la justification fondée sur le terrain de l’ordre public n’est envisageable qu’à la seule condition que celle-ci soit proportionnelle. Or, dans l’affaireAlazhdov comme dans l’affaire Gaydarov, l’automaticité et la rigueur du refus d’autorisation à quitter le territoire national paraît difficilement compatible avec cette condition. La raison fondamentale à cette non-conformité au principe de proportionnalité tient notamment, selon la Cour, à ce que l’automaticité de la sanction ne peut, par principe, pas tenir compte du comportement personnel du destinataire de la décision nationale[9]. Là encore, le juge national ne pourra pas, à peine de contorsions juridiques périlleuses, juger son droit national conforme au droit de l’Union.

 

II – Le pédagogique : une explicitation des effets du droit de l’Union sur le droit national

 

Le temps des leçons de droit européen à l’adresse des juridictions nationales est bel et bien révolu. Fini le lyrisme et les décisions où la Cour faisait explicitement référence au principe de primauté et à sa jurisprudence Costa. Dans les arrêts Alazhdov et Gaydarov, la réponse de la Cour aux justifications tirées de la loi nationale et de la Constitution bulgare est plus diplomatique. Ainsi, lorsque la juridiction de renvoi fait remarquer à la Cour de justice que la loi nationale de transposition de la directive du 29 avril 2004 ne s’applique pas aux ressortissants bulgares mais seulement aux ressortissants des États membres de l’Union, la Cour lui rappelle qu’il appartient aux juridictions nationales de donner plein effet au droit de l’Union, « notamment en annulant une décision administrative individuelle »[10]. Elle ajoute, avec force de pédagogie, arrêt Van Duyn à l’appui, que les dispositions de la directive en cause étant suffisamment inconditionnelles, celles-ci « peuvent être invoquées par un particulier vis-à-vis de l’État membre dont il est le ressortissant »[11].

L’argument de la Cour face à l’invocation de la Constitution bulgare conforte cette tendance diplomatique. L’article 35, § 1 de la Constitution prévoit en effet que « chacun a le droit de (…) circuler sur le territoire du pays et de quitter » tout en ajoutant que « ce droit peut être limité uniquement par une loi pour la défense (…) des droits et libertés des autres citoyens ». La perception de l’impôt constitue donc un moyen, selon la Bulgarie, d’obéir à cette prescription constitutionnelle. La Cour n’a pas éprouvé le besoin d’informer le juge de renvoi que l’argument qui se fonde sur une norme constitutionnelle aux fins de justifier une décision d’une autorité publique n’a pas de portée en droit de l’Union. Sans qu’il soit nécessaire de rappeler les implications du principe de primauté, la Cour de justice se limite à préciser que l’argument en cause est « sans incidence »[12]. La seule chose qui importe, dans une hypothèse telle que celle au principal, est simplement de vérifier dans quelle mesure « le souci de protéger les droits des autres citoyens repose sur un motif pouvant être considéré comme relevant d’une raison d’ordre public au sens du droit de l’Union »[13].

L’effort de pédagogie, ou plutôt la posture pédagogique de la Cour de justice, est également perceptible dans l’affaire Gaydarov. In fine, elle ajoute que, « selon l’exposé fait par la juridiction de renvoi du droit national alors applicable » qu’il « doit être précisé que la personne qui fait l’objet d’une telle mesure doit disposer d’un recours juridictionnel effectif »[14]. Statuant ultra vires, la Cour atteste que la doctrine de l’irrecevabilité préjudicielle sait parfois s’accommoder d’une attitude bienveillante à l’égard des juridictions nationales[15]. Cette mansuétude est étayée par les multiples références à des arrêts classiques, qu’il s’agisse de l’arrêt Johnston, de l’arrêt UPA ou de l’arrêt Heylens. Faisant suite à l’arrêt Stephan Agafitei et autres[16], la quatrième chambre de la Cour de justice montre, avec les affaires  Alazhdov et Gaydarov, qu’elle sait manier l’ambiguïté des rapports de collaboration, de solidarité et d’autorité qu’elle entretient avec les juridictions nationales.

Notes de bas de page