La Cour de justice, juge du droit international ? Réflexions sur l’affaire Front Polisario
Dans les relations internationales, le droit a parfois des vertus : il contraint les chancelleries à des positions claires. Certes, l’ambigüité des positions en demi-teinte exprimées à demi-mot est souvent appréciée des diplomaties nationales. Elles permettent de louvoyer plus aisément dans les méandres des subtilités et des sensibilités propres à chacun des partenaires. Mais, dans le même temps, c’est précisément cette ambiguïté qui risque d’aboutir à des compromis délicats et à des accords dont la solidité juridique est parfois vacillante. La position de la Cour de justice dans l’affaire Front Polisario exprime on ne peut mieux ce dilemme.
Dans cette affaire, la Cour de justice était saisie, sur pourvoi, d’une demande d’annulation de la décision du Tribunal de l’Union européenne rendu le 10 décembre 2015 et annulant la décision de conclusion du 8 mars 2012 de l’accord conclu avec le Maroc et relatif aux mesures de libéralisation réciproques en matière agricole et dans le domaine de la pêche. Cet accord a été négocié et conclu par le Conseil en application de l’accord d’association du 26 février 1996 et entré en vigueur le 1er mars 2000. Outre des caractéristiques communes à tout accord d’association, la relation qui unit l’Union européenne et le Maroc est tout à fait particulière. On se rappellera qu’il a été candidat à l’adhésion dans le milieu des années 1980, demande rejetée en l’absence de sa qualité d’État européen. Il est aujourd’hui l’un des (rares) défenseurs de l’Union pour la méditerranée dont le secrétariat général est tenu par des diplomates marocains depuis 2011. Enfin, il obtient, en 2008, le « statut avancé » dans le cadre de la relation d’association. Ce statut implique, ainsi qu’il en était prévu dans la feuille de route de 2007, un renforcement des relations et la conclusion d’accords permettant peu à peu d’aboutir à la création d’une zone de libre-échange approfondie. Cet objectif se retrouve également dans le plan d’action de la politique européenne de voisinage pour la mise en œuvre du statut avancé pour la période 2013-2017. S’est donc instauré, d’une certaine manière, une « special relationship » entre l’Union européenne et le Maroc, relation dont l’accord de libéralisation contesté par le Front Polisario devant le juge de l’Union est l’une des manifestations.
L’accord de libéralisation, conclu sous la forme d’échange de lettres, est la concrétisation de la feuille de route euro-méditerranéenne pour l’agriculture du 28 novembre 2005, adoptée lors de la conférence euro-méditerranéenne à Rabat. Cet accord avait pour finalité une libéralisation progressive des produits agricoles et issus de la pêche[1]. En somme, l’accord de libéralisation constitue juridiquement un accord d’exécution d’un accord de base[2].
Le contexte international dans lequel s’insère cet accord est d’autant plus important qu’était en cause le statut du Front Polisario, mouvement de libération nationale des Sahraouis au Sahara occidental. L’une des questions centrales devant le juge était d’apprécier la recevabilité du recours en annulation du Front Polisario. Question simple, logique, mais qui supposait d’examiner préalablement une question de fond, celle du champ d’application de l’accord. Effectivement, si l’on considère que le champ d’application de l’accord s’étend au Sahara occidental, alors on pourra se demander si, conformément à l’article 263 TFUE, le Front Polisario peut être considéré comme étant directement et individuellement concerné par la décision de conclusion. En revanche, si le champ rationae loci ne comprend pas le Sahara occidental, alors le front Polisario sera potentiellement considéré comme un tiers et ne pourra prouver qu’il est « directement et individuellement concerné » qu’avec plus de difficulté. Dès lors, la centralité de la question posée au juge se déplace immanquablement : derrière la recevabilité, les enjeux principaux de cette affaire n’étaient rien de moins que ceux du statut du Front Polisario, des frontières du Royaume du Maroc et de la notion même de souveraineté, de liberté et de stabilité régionale dans une période où le Maroc souhaitait revenir au sein de l’Union africaine. Ou comment une question technique de recevabilité porte en elle des enjeux diplomatiques et de droit international dépassant le cadre étroit – mais confortable – de la Cour de justice. Ce sont ces questions de fond, plus que de recevabilité, qui feront l’objet de l’essentiel de ce commentaire.
La position de la Cour de justice dans l’affaire Front Polisario tranche avec celle qui a été suivie par le Tribunal. Elle tranche tant par sa rigueur juridique que par sa philosophie. Cette divergence tient autant à la volonté de la Cour d’assurer le respect du droit international que par la conception qu’elle se fait de l’action extérieure de l’Union. Si l’on devait synthétiser les différences d’approche – sans prendre (encore) parti sur la qualité de l’argumentaire déployé par le Tribunal – on serait tenté de dire que ce dernier a opté pour une vision plus « nationaliste » i.e. plus « européaniste » du droit international, alors que la Cour a choisi la voie d’une conception plus ouverte, plus internationaliste. En ce sens, on est étonné par la tendance du Tribunal à faire, sans le revendiquer expressément, du droit international un « droit national à usage externe » pour reprendre la formule bien connue de Georges Burdeau[3]. Le Tribunal – au nom de la protection des droits fondamentaux et de la projection des valeurs de l’Union à l’international prescrite par l’article 21 TUE[4] – a eu en effet une interprétation surprenante du droit international.
Le point de vue du Tribunal dans son arrêt du 10 décembre 2015, a fait l’objet de critiques acerbes de la part de la doctrine, évoquant tour à tour son caractère « déconcertant »[5], de « nouveau cas de schizophrénie »[6] ou d’« application approximative du droit international »[7]. En substance, voici quel a été le raisonnement du Tribunal. Selon ce dernier, le Front Polisario peut être assimilé à une « personne morale » au sens de l’article 263 TFUE et disposer ainsi d’une qualité pour agir en annulation contre la décision de conclusion. Aux fins de déterminer si l’acte de l’Union pouvait le concerner « directement et individuellement », encore fallait-il réussir à démontrer que le champ d’application de l’accord s’étendait au Sahara occidental, qualifié par les trois juges européens de « territoire disputé »[8] et non d’un tiers à la relation conventionnelle UE – Maroc. Dans tous les cas, même si l’on considérait le Sahara occidental comme un tiers, l’article 34 de la Convention de Vienne de 1969 sur l’effet relatif des conventions ne serait pas pertinent en l’espèce. Il résulterait en effet de l’article 31 de cette même convention, dont les obligations ne lient pas l’Union en tant que traité mais en tant que norme coutumière[9], qu’un traité « doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ». À cet égard, « il sera tenu compte, en même temps que du contexte (…) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties ». Or, pour le Tribunal, le contexte est celui où la question du Sahara occidental, même celui-ci n’a bien évidemment en aucun cas participé aux négociations, était pleinement à l’esprit des négociateurs. Ceci d’autant plus qu’il était notoire que les marchandises en provenance du Sahara occidental étaient régulièrement exporté vers l’Union sous couvert de l’accord d’association UE-Maroc. Compte tenu de ce contexte si particulier, le silence des parties aux négociations équivalait à un acquiescement implicite à l’extension du champ d’application de l’accord au Sahara occidental. Après quoi, et selon un raisonnement pour le moins désarçonnant, le Tribunal en arrive à la conclusion que le Front Polisario a été directement et individuellement concerné par la décision de conclusion. Enfin, sur le fond, le Tribunal reconnaît – fort heureusement – que le Conseil, « dans le domaine des relations économiques extérieures » dispose d’un « large pouvoir d’appréciation »[10]. Le contrôle du juge devant ainsi se limiter à l’erreur manifeste d’appréciation[11]. À ce titre, il doit notamment tenir compte de « tous les éléments pertinents afin de s’assurer que les activités de production des produits destinés à l’exportation ne sont pas menées au détriment de la population du territoire en question ni n’impliquent de violations de ses droits fondamentaux »[12]. Parmi ces droits fondamentaux nécessitant un examen de la part du Conseil, figuraient notamment, les droits « à la dignité humaine, à la vie et à l’intégrité de la personne (articles 1er à 3 de la charte des droits fondamentaux), l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé (article 5 de la charte des droits fondamentaux), la liberté professionnelle (article 15 de la charte des droits fondamentaux), la liberté d’entreprise (article 16 de la charte des droits fondamentaux), le droit de propriété (article 17 de la charte des droits fondamentaux), le droit à des conditions de travail justes et équitables, l’interdiction du travail des enfants et la protection des jeunes au travail (articles 31 et 32 de la charte des droits fondamentaux) »[13]. En somme, le Tribunal ne faisait que mettre en œuvre le dispositif de l’article 21 TUE imposant à l’Union une projection de ses propres valeurs à l’égard des tiers[14].
À l’issue de ce raisonnement qui peinait à convaincre, le Tribunal, indépendamment des conséquences particulièrement sensibles d’une annulation pure et simple, a décidé de ne pas moduler les effets de l’annulation en maintenant les effets de la décision de conclusion, privant ainsi les parties à l’accord d’un temps supplémentaire à une renégociation.
La Cour de justice prendra l’exact contrepied de la position du Tribunal. Suivant les propositions de l’avocat général, elle rejettera l’argumentaire déployé en première instance : l’accord UE-Maroc ne s’étend pas au Sahara occidental et le Front Polisario doit être considéré comme un tiers ; dès lors, le recours en annulation dirigé contre l’acte de conclusion dudit accord ne peut être recevable. La Cour, à travers une leçon magistrale de droit international, s’est donc indirectement prononcée sur des questions cruciales dépassant les seules considérations juridiques techniques liées à la recevabilité de la demande. La Cour s’est muée en juge du droit international en se prononçant, implicitement mais nécessairement, sur le statut du Sahara occidental et sur la relation qui devrait être établie avec le Maroc. La dimension de l’arrêt en dépasse l’espèce. Elle engage et incite à la réflexion sur ce que devrait être la politique juridique de l’Union en matière d’accords internationaux et sur la façon dont l’Union entendra, à l’avenir, construire une politique étrangère qui ne serait pas limitée à de seules relations extérieures. Dès lors, et à défaut d’être complet, avant d’évoquer les conséquences juridiques attachées à la qualité de tiers du Front Polisario (II), on examinera la qualification juridique de la situation au Sahara occidental (I), pour terminer par quelques réflexions tenant aux implications de cet arrêt du point de vue de la politique juridique de l’Union européenne (III).
I – La qualification juridique de la situation au Sahara occidental
Avant d’analyser le statut du Sahara occidental en droit international (B), il convient d’examiner la genèse du conflit au Sahara occidental (A).
A – La genèse du conflit au Sahara occidental
Le territoire du Sahara occidental est situé au Sud du Royaume du Maroc et fut une colonie espagnole dès la fin du XIXe siècle. Avant même la fin de la 2e guerre mondiale, l’Espagne créait, le 5 décembre 1944, la mairie de Sidi-Ifni, dans le territoire du Sahara espagnol[15]. Sitôt la guerre achevée, une ordonnance du 31 janvier 1946 créa un « Conseil rural » d’Ifni (« Junta rural ») afin d’améliorer la situation des populations vivant dans les campagnes et prévenir un exode rural. Dans cette reprise en main du territoire du Sahara espagnol, sera adopté le décret du 20 juillet 1946 « établissant un régime de dépendance des possessions espagnole en Afrique occidentale ». Le choix de l’Espagne franquiste est clair : assurer le contrôle de ce territoire face au Protectorat marocain de la France. Le 12 février 1947, l’Espagne procède à l’organisation administrative des territoires de l’Afrique occidentale espagnole et adopte le 24 octobre 1947 un « règlement général des services financiers de l’Afrique occidentale espagnole ». En somme, l’Espagne administre son territoire. En 1956, au moment où le protectorat français au Maroc s’achève, se développait le concept de « Grand Maroc », comprenant le Sahara occidental mais aussi la Mauritanie, une partie de l’Algérie et du Mali. Membre des Nations Unies depuis 1955, l’Espagne, malgré les pressions de l’ONU et des revendications indépendantistes, refusait de considérer le Sahara espagnol comme un territoire non autonome au titre de l’article 73 de la Charte. Les pressions des Nations Unies vont cependant faire évoluer les positions espagnoles. Ce fut notamment le cas avec la résolution 1514 du 14 décembre 1960 de l’Assemblée Générale des Nations Unions intitulée « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux » selon laquelle « la sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme, est contraire à la Charte des Nations Unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiales ». En outre, toujours selon cette résolution, il était prévu que des mesures seraient prises pour assurer l’indépendance dans les territoires sous tutelle, dans les territoire non autonomes et dans tous les autres territoires n’ayant pas accédé à l’indépendance. Finalement, en 1963, l’Espagne accepte l’inscription de ce qui deviendra le Sahara occidental dans la liste des territoires non autonomes.
Le processus d’indépendance était donc lancé et l’Assemblée générale des Nations Unies, continuant de faire pression sur l’Espagne[16], notait toutefois, dans sa résolution 2229 (XXI) du 20 décembre 1966 que « le Gouvernement espagnol, puissance administrante, n’a pas encore appliqué les dispositions » de la résolution 1514. Adepte de la procrastination, l’Espagne franquiste repoussait d’année en année l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Cette attitude n’a pas été sans conséquences : au printemps 1973 le Front Polisario est né et avec lui, la lutte armée pour l’indépendance. Dans sa résolution 3292 (XXIX) du 13 décembre 1974, l’Assemblée Générale des Nations Unies décide de saisir la Cour Internationale de justice visant à régler certaines questions juridiques[17]. Avant d’examiner plus en détails l’avis consultatif de la CIJ, on se limitera à dire que, suite à son prononcé le Maroc a initié la « marche verte » visant à organiser le retour du Maroc dans ce qu’il considère comme son territoire[18]. Malgré les adjurations du Conseil de sécurité dans sa résolution 379 du 2 novembre 1975, les troupes marocaines pénétrèrent dans le territoire du Sahara occidental et, dans sa résolution 380 du 6 novembre, il demanda explicitement « au Maroc de retirer immédiatement du territoire du Sahara occidental tous les participants à la marche ». Au même moment, des négociations débutent avec l’Espagne et la Mauritanie[19]. Mais l’Espagne, soudainement, décide de se retirer du Sahara occidental quelques jours seulement avant la mort du Caudillo, retrait qui deviendra total dès le début de l’année 1976. Le processus d’annexion conjointe par le Maroc et la Mauritanie est en marche, et les résolutions de l’Assemblée Générale des Nations Unies ne parviendront pas à interrompre ce mouvement[20]. Mais en 1979, la Mauritanie conclut un accord paix avec le Front Polisario faisant référence « au respect scrupuleux des principes inviolables des Chartes de l’OUA et de l’ONU relatifs au droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’intangibilité des frontières héritées de l’époque coloniale »[21]. Ce retrait mauritanien du Sahara occidental a eu pour effet immédiat une extension de l’emprise marocaine à l’ensemble du territoire du Sahara occidental[22]. À partir de 1980, le Royaume du Maroc débute la construction d’un mur de sable qui, aujourd’hui s’étend sur plus de 2 500 km, officiellement pour se protéger d’attaques du Front Polisario mais en réalité et plus probablement, d’ancrer dans la terre – dans le sable – ses propres revendications territoriales.
B – Le statut du Sahara occidental en droit international
On ne sera guère surpris de constater que l’intégration du territoire du Sahara occidental au sein du Royaume du Maroc n’a jamais été considérée par ce dernier comme une annexion. Rappelons que les deux questions posées à la CIJ portaient sur le point de savoir si le Sahara occidental était une terra nullius et « quels étaient les liens juridiques de ce territoire avec le Royaume du Maroc et l’ensemble mauritanien ». La notion de « liens juridiques » était délibérément large, tant il était complexe d’identifier les relations qui existaient entre le Maroc et la Mauritanie avec les tribus nomades. Selon la Cour, si la détention de la souveraineté implique nécessairement des liens juridiques, la réciproque n’est pas exacte[23]. Dit autrement, si « les liens politiques d’allégeance à un souverain ont souvent été un élément essentiel de la texture de l’État », cette allégeance « doit incontestablement être effective et se manifester par des actes témoignant de l’acceptation de l’autorité politique du souverain, pour pouvoir être considérée comme un signe de sa souveraineté »[24]. Or, il résultait des éléments factuels examinés par la Cour, que le Maroc n’avait pas exercé « une activité étatique effective et exclusive au Sahara occidental »[25]. Ils indiquent simplement « qu’un lien juridique d’allégeance existait pendant la période pertinente entre le Sultan et certaines, mais certaines seulement, des populations nomades du territoire »[26]. La notion de souveraineté implique donc – pour la CIJ – une exclusivité d’essence territoriale que les liens personnels ne sauraient remplacer[27].
Dans ce contexte historique et juridique, la Cour de justice n’a pas opté pour la solution, étonnante, du Tribunal. Ce dernier, en effet, estimait que le Sahara occidental pouvait être qualifié de « territoire disputé ». Cette qualification a fait l’objet de vives critiques. D’une part, il est vrai que l’on évoque généralement des « territoires disputés » uniquement lorsqu’un espace territorial est revendiqué par deux États. Or, dans cette affaire, le Sahara occidental n’est manifestement pas encore formellement un État mais un territoire non autonome au sens de l’article 73 de la Charte des Nations Unies[28]. D’ailleurs, l’affaire Odigitria à laquelle il était fait référence par le Tribunal impliquait justement deux États souverains, le Sénégal et la Guinée-Bissau. D’autre part, et pour reprendre L. Coutron, ce qui est effectivement disputé, ce n’est pas tant une zone territoriale que l’existence même de l’État du Sahara occidental.
La Cour de justice a souhaité, et on la comprendra, procéder à une application rigoureuse du droit international, peu importe les complications diplomatiques qu’il pouvait en résulter. Considérant que la convention de Vienne, qui n’a pas été conclue par l’Union[29] mais qu’elle applique en tant que norme coutumière[30], exige que l’interprétation des traités soit réalisée de bonne foi, elle juge que le territoire du Maroc ne s’étend pas jusqu’au Sahara occidental. Le fait que le principe de bonne foi et les règles d’interprétation des traités imposent de prendre en compte toute règle pertinente de droit international applicable aux relations entre les parties[31], conduit, selon la Cour, à exclure le Sahara occidental du territoire marocain. En effet, le territoire marocain auquel il est fait référence dans l’accord de libéralisation et dans l’accord d’association, ne peut être compris – en dépit du silence des parties à l’accord – qu’en ayant à l’esprit le principe d’autodétermination. Or, ce principe, tel que rappelé de manière itérative par l’Assemblée Générale des Nations Unies[32], qui, en outre, est « un droit opposable erga omnes ainsi qu’un des principes essentiels du droit international »[33], s’imposait à l’Union européenne et au Maroc. Dès lors, le Sahara occidental doit être considéré comme étant au moins un territoire non autonome au sens de l’article 73 de la Charte des Nations Unies. Il dispose donc d’un « statut séparé »[34] et partant, les termes de « territoire du Royaume du Maroc » figurant dans l’accord ne comprennent pas le Sahara occidental.
II – Les conséquences juridiques attachées à la qualité de tiers du Front Polisario
Le champ d’application rationae loci de l’accord était le nœud gordien du pourvoi devant la Cour de justice (A). Répondre à cette question était un préalable nécessaire à la recevabilité de la demande (B)
A – Les conséquences au fond : le champ d’application de l’accord de libéralisation
Élégamment mais sèchement, la Cour a rejeté le point de vue du Tribunal. Le Sahara occidental ne pouvait ni explicitement (1) ni implicitement (2) relever du champ d’application de l’accord.
1 – Le rejet d’une inclusion explicite du Sahara occidental dans le champ d’application de l’accord
Dès lors que l’on considère le Sahara occidental comme ne faisant pas partie intégrante du Maroc, les conséquences juridiques paraissaient assez automatiques. Le « statut séparé et distinct » du Sahara occidental et sa qualité de « territoire non autonome » reconnue depuis 1963, impliquait d’en tirer l’ensemble des conséquences juridique en matière de droit des traités. La Cour estimera ainsi que le champ d’application de l’accord UE-Maroc ne s’étend pas au Sahara occidental et, à cette fin, elle a mobilisé plusieurs arguments. Tout d’abord, s’appuyant sur l’article 29 de la convention de Vienne de 1969 dont elle estime qu’elle reflète le droit coutumier[35], elle considère que le sens ordinaire à donner au terme de « territoire » est celui de « l’espace géographique sur lequel cet État exerce la plénitude des compétences reconnues aux entités souveraines par le droit international, à l’exclusion de tout autre territoire, tel qu’un territoire susceptible de se trouver sous la seule juridiction ou sous la seule responsabilité internationale dudit État » (pt. 95). Il n’y a d’ailleurs pas d’équivalence entre la notion de « juridiction » au sens du droit international et celle de « territoire ». En effet, la notion de « juridiction » que l’on trouve dans de nombreuses conventions internationale – généralement en matière de droits de l’homme – n’a pas de conséquence en matière de délimitation territoriale. Il s’agit simplement d’étendre le champ de l’imputation d’un fait internationalement illicite à l’État pour des zones géographique sur lesquelles il exerce (temporairement ou non) un contrôle effectif. Cette différence de finalités entre les deux concepts justifie donc qu’un État peut se voir imputer un fait internationalement illicite commis sur un territoire sur lequel il exerce sa juridiction alors même qu’il ne fait pas juridiquement partie de son territoire.
Ensuite, et reprenant à son compte le principe de l’effet relatif des conventions, elle estime que « les traités ne doivent ni nuire ni profiter à des sujets tiers sans leur consentement » (pt. 100). La Cour va rejeter le distinguishing réalisé par le Tribunal à propos de l’affaire Brita. Selon le Tribunal, l’affaire du Front Polisario se distinguerait nettement de celle ayant donné lieu à l’arrêt Brita. Dans cette dernière affaire il était question de l’application de l’accord UE-Israël aux produits importés de Cisjordanie qui ne pouvaient, pour la Cour, bénéficier de l’accord conclu avec Israël tout en sachant qu’un accord avait été conclu avec l’OLP couvrant la bande de Gaza et la Cisjordanie. Dans l’affaire Front Polisario en revanche, point d’accord entre l’Union et le Sahara occidental. Les deux affaires seraient donc distinctes et donc le principe de l’effet relatif n’aurait pas à s’appliquer. On comprendrait l’étonnement qui a pu jaillir au sein de la Cour à la lecture de ce raisonnement. Si les faits sont distincts, on ne voit pas quelles raisons viendraient justifier une mise à l’écart de la règle Res inter alios acta. Il résulte en effet du droit international et de l’ensemble de la pratique internationale que le Sahara occidental, même si l’on peut toujours discuter de son statut, est, à tout le moins, un « tiers » à l’égard de l’Union et du Maroc. Et l’on voit difficilement comment le principe de l’effet relatif des conventions ne pourrait pas lui être applicable. Pour continuer en ce sens, le fait que l’accord UE-Maroc ne lui attribuerait que des droits et ne lui imposerait pas d’obligation, n’est pas pertinent en l’espèce. En effet, il aurait fallu, conformément à l’article 36 de la convention de Vienne sur le droit des traités telle qu’appliquée en tant que norme coutumière, que non seulement les parties à l’accord aient entendu conférer ces droits au Sahara occidental considéré comme un tiers et que ce dernier y ait consenti explicitement ou implicitement, ce qui était loin d’être le cas. Ce rejet sur le fondement de l’effet relatif des conventions se prolonge par une critique d’une inclusion implicite du Sahara occidental dans le champ d’application de l’accord.
2 – Le rejet d’une inclusion implicite du Sahara occidental dans le champ d’application de l’accord
Le dernier argument à l’égard duquel la Cour de justice a focalisé ses critiques figurait au point 102 de l’arrêt du Tribunal. Selon ce dernier, l’accord de libéralisation ayant été conclu 12 ans après l’approbation de l’accord d’association, « si les institutions de l’Union souhaitaient s’opposer à l’application au Sahara occidental de l’accord d’association, tel que modifié par la décision attaquée, elles auraient pu insister afin d’inclure, dans le texte de l’accord approuvé par cette décision, une clause excluant une telle application ». Dès lors, le silence gardé par les parties à l’accord de libéralisation équivaudrait à une acceptation implicite d’une extension de son champ d’application au Sahara occidental. Un fois de plus, la Cour va se livrer à une leçon de droit international des traités. Appliquant la convention de Vienne sur le droit des traités par la voie coutumière, elle s’appuie sur son article 30, paragraphe 2 selon lequel « lorsqu’un traité précise qu’il est subordonné à un traité antérieur ou postérieur ou qu’il ne doit pas être considéré comme incompatible avec cet autre traité, les dispositions de celui-ci l’emportent ». Les règles en matière de traités successifs imposent en effet que, dans l’hypothèse où un traité porte sur un même objet et concerne les mêmes parties, c’est le dernier traité conclu qui s’applique[36]. Toutefois, lorsqu’un traité est conclu entre les mêmes parties mais n’a pour objet que de préciser ou de développer un aspect précis du traité initial, alors s’opère une sorte de subordination normative et interprétative entre ces deux traités. Or il se trouve que l’accord de libéralisation n’a modifié que quatre des 96 articles de l’accord d’association, sans toucher à l’article 94 qui portait précisément sur le champ d’application dudit accord. Dès lors, et en toute logique, le champ d’application de l’accord de libéralisation ne pouvait que dépendre de celui défini par l’accord de base. Ainsi, pour la Cour, « l’accord de libéralisation ne pouvait pas être compris, au moment de sa conclusion, en ce sens que son champ d’application territorial incluait le territoire du Sahara occidental, et qu’il n’était pas besoin d’y faire figurer une clause excluant expressément ce territoire dudit champ d’application » (pt. 114).
Terminant cette démonstration aux allures de remontrances, elle ajoute que la pratique évoquée par le Tribunal n’avait pas de pertinence en l’espèce. Le Tribunal avait en effet relevé que les parties à l’accord d’association étaient parfaitement conscientes que celui-ci était appliqué, en pratique, par les autorités marocaines, sur le territoire du Sahara occidental. Ni les institutions européennes, ni les États membres de s’y étant opposés durant toutes ces années, on pouvait considérer que l’accord d’association était appliqué de facto aux produit originaires du Sahara occidental. S’il est vrai que la convention de Vienne prévoit qu’un traité doit être interprété de bonne foi, elle ajoute qu’il « sera tenu compte, en même temps que du contexte (…) de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité » (art. 31). La « pratique ultérieurement suivie » pouvait-elle être constituée par l’application de l’accord d’association aux produits originaires du Sahara occidental ? Il est vrai que la question méritait d’être posée. Cela étant, d’une part, le Tribunal ne s’est pas posé la question en ces termes et, d’autre part, il aurait fallu avoir des preuves tangibles du consentement des deux parties à ce que cette pratique équivalait juridiquement à un accord sur l’extension du champ d’application au Sahara occidental. Dans tous les cas, ainsi que l’ajoute la Cour, si jamais un tel accord issu de la pratique avait eu lieu, il « aurait nécessairement impliqué d’admettre que l’Union entendait exécuter ces accords d’une manière incompatible avec les principes d’autodétermination et de l’effet relatif des traités, alors même que cette dernière rappelait de façon réitérée la nécessité de respecter ces principes » (pt. 123). En d’autres termes, une pratique ne saurait modifier un accord si celle-ci viole le droit international général. Le consensualisme et le caractère intersubjectif du droit international a ses limites et au moins celle relative au principe de bonne foi. Cet encadrement du consensualisme est par ailleurs renforcé par l’article 21 TUE en application duquel l’Union assure « le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international ». Certes, du strict point du vue du droit international cette disposition peut ne pas satisfaire car elle conduit à « interniser » et en l’espèce à constitutionnaliser des obligations de droit international. Mais cette constitutionnalisation transforme également la nature des obligations de droit international en leur imprimant un caractère constitutionnel ce qui pourrait avoir pour conséquence d’en renforcer l’effectivité. En somme, et pour en revenir à l’affaire Front Polisario, le non-respect de ces obligations issues du droit international constituerait également une violation de la charte constitutionnelle de base qu’est le Traité sur l’Union européenne.
B – Conséquences contentieuses : l’irrecevabilité du recours
Ainsi qu’il a été dit, nous ne consacrerons pas d’importants développements à cette question. Non seulement car cet aspects du recours a été abondamment traité par la doctrine[37], mais aussi parce que l’on trouve des développements substantiels dans les conclusions de l’avocat général. On se contentera donc de dire que la position de la Cour est la suite logique de la démonstration qui a été faite concernant le champ d’application de l’accord.
La décision de la Cour à ce sujet est brève, peut-être excessivement mais on peut comprendre que, après de tels développements consacrés au droit international, elle a souhaité faire valoir une certaine économie de moyens. Tout d’abord, la Cour rappelle rapidement les deux situations dans lesquelles un recours en annulation d’une personne physique ou morale est recevable, i.e. la situation où, soit l’acte la concerne directement et individuellement, soit le recours est dirigé contre « les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution ».
Ensuite, la Cour réaffirme que, ne s’appliquant pas au territoire du Sahara occidental, le Front Polisario ne peut être considéré comme recevable. Tirant ainsi les conséquences du champ d’application de l’accord sur le terrain de la recevabilité du recours, la Cour assimile par voie de conséquence la situation du Front Polisario à celle d’un tiers qui n’est pas concerné par un acte interne à l’Union, à savoir la décision de conclusion de l’accord de libération. Dès lors, ce constat lui évite de se prononcer sur la qualité du Front Polisario lui-même. Les questions de fond, telles que le champ d’application de l’accord ont donc permis à la Cour de ne pas avoir à se prononcer directement ou indirectement sur la nature juridique du Front Polisario et en particulier, sur celle de savoir si, en tant que mouvement national de libération, il pouvait être assimilé à un gouvernement étranger[38].
Ainsi, eu égard aux arguments précédents, c’est sans surprise que la Cour estime que le « Front Polisario ne peut en tout état de cause pas être regardé, compte tenu des arguments qu’il invoque, comme ayant qualité pour agir en annulation de la décision attaquée » (pt. 133).
III – Les implications de l’affaire « Front Polisario » du point de vue de la politique juridique de l’Union
Dans ce commentaire – bref, compte tenu de l’importance de l’affaire – on ne peut s’empêcher de dresser quelques conjectures s’agissant des enseignements à en tirer pour l’avenir. Nous limiterons, sans développer outre-mesure, à présenter quatre réflexions consécutives à cette affaire. Ces modestes réflexions auront pour point commun d’aborder, par des éclairages successifs, les conséquences de l’affaire Front Polisario sur la politique juridique de l’Union à l’égard des tiers[39].
L’affaire Front Polisario et la théorie de la reconnaissance en droit international
La théorie de la reconnaissance en droit international n’a pas fait l’objet, pendant longtemps, de travaux conséquents. On pensait que cette question, située à mi-chemin entre le droit et la politique, était suffisamment claire et balisée pour que l’on ne se s’y attarde plus aussi longuement que la doctrine avait pu le faire par le passé. Ces dernières années cependant, des travaux ont commencé à penser à nouveau cette question[40] tendant notamment à démontrer que la question de la reconnaissance – d’États, de gouvernements, de situations juridiques – n’est plus uniquement déterminée par des considérations purement subjectives mais qu’elle tend, en réalité, à s’objectiver.
L’affaire Front Polisario et les effets des décisions de l’ONU
L’un des apports de cette affaire, peut-être moins fracassant et ne bénéficiant pas d’articles de presse, doit être cherché dans les effets que la Cour donne indirectement au droit des Nations Unies. On le sait, l’Union européenne n’est pas partie à la Charte de San Francisco. On sait également que la Cour de justice estime que l’Union n’est pas liée par les décisions du Conseil de sécurité refusant ainsi – à juste titre – de faire jouer la théorie de la succession aux obligations des États membres[41] telle qu’elle avait pu le faire à propos du GATT[42]. Il n’en demeure pas moins que dans cette affaire, la Cour n’a eu de cesse d’observer les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies et d’appliquer le droit international général. On pourrait ainsi dire, reprenant la formule de D. Simon, que la Cour de justice se fait Professeur de droit international[43].
Cela étant, l’impact de cette posture va en réalité au-delà d’une simple leçon de droit international. En étant amenée à se prononcer sur le statut du Sahara occidental, la Cour n’est plus seulement un juge de droit international. Elle est devenue un juge du droit international. Et c’est en tant que tel, qu’elle contribue à objectiver le droit des Nations Unies. Par définition non membre des Nations Unies, l’Union européenne, qu’il s’agisse de ses institutions politiques ou juridictionnelles, s’emploie à mettre en œuvre et à assurer le respect du droit des Nations Unies. Cette révérence à l’égard des Nations Unies, outre qu’elle est due au caractère fondamental de cette organisation, peut être expliquée de deux façons. D’une part, l’article 21 TUE impose à l’Union de respecter « respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international ». Une application extensive de cette disposition impliquerait ainsi que l’Union s’engage unilatéralement à respecter non seulement les buts et principes de la Charte, mais également les actes d’application adoptés par le Conseil de sécurité ou l’Assemblée générale. L’UE aurait donc une obligation générale, constitutionnelle et non internationale, de mettre en œuvre les décisions émanant d’organes des Nations Unies. D’autre part, la philosophie même sur la base de laquelle a été construit l’Union européenne témoigne d’une proximité certaine avec celle des Nations Unies. Ces deux organisations reposent sur une part d’idéalisme au sens de la théorie des relations internationales, tendant à faire respecter la primauté du droit face à la tentation de l’usage de la force. En ce sens, cette identité de valeurs communes, ce langage si comparable et les finalités de ces deux organisations souvent complémentaires dans le champ international, incite l’Union à suivre d’autant plus ce qui est décidé ou statué au sein des Nations Unies. Cette incitation, qui relève sans doute plus de la sociologie des relations internationales que du droit, n’est probablement pas étrangère à la position de la Cour.
Se faisant juge du droit international, dans cette affaire, la Cour a donc contribué à renforcer l’effectivité de du droit international et celle du droit des Nations Unies. De ce fait, elle réaffirme le caractère fondamental des Nations Unies en l’objectivant. Le temps où l’on pouvait taxer l’Union européenne de faire preuve de « nationalisme » juridique est peut-être révolu.
L’affaire Front Polisario et les négociations futures de l’Union avec des États tiers
Du point de vue des négociations à venir, immédiates ou plus lointaines, l’affaire Front Polisario aura des répercussions importantes. Immédiatement tout d’abord, la décision de la Cour est un succès politique mitigé pour les parties au différend territorial. D’un côté, le Maroc peut s’enorgueillir que la décision de conclusion de l’accord n’ait pas été, au final, annulée. D’un autre côté, la Cour de justice vient de donner crédit à ce que défend le Front Polisario – tout comme le droit international – à savoir que le Sahara occidental n’appartient pas au territoire du Royaume du Maroc. Dès lors, trois solutions, dont certaines n’en sont pas vraiment, peuvent s’offrir. Premièrement, continuer à procéder comme ce qui se passait jusqu’à présent et appliquer, en violation du droit international, l’accord de libéralisation aux produits en provenance du Sahara occidental[44]. Deuxièmement, une solution – dont on peut dire d’ores et déjà qu’elle est illusoire – serait de conclure un accord séparé avec le Front Polisario. La faisabilité pratique et politique d’un tel accord est tout simplement impensable. Troisièmement, cette affaire serait l’occasion de relancer le processus de paix. La rigidité de la règle de droit a peut-être parfois des vertus : celle de mettre les sujets de droit international face à leurs responsabilités et de les contraindre à trouver une solution politique à leurs différends. Le retour du Maroc au sein de l’Union africaine est peut-être un prélude à ce règlement. Rien n’est certain, mais on peut croire et surtout espérer que cette affaire incitera les parties à se sortir par le haut de ce conflit qui n’a que trop duré et abolir ce fameux et malheureux au mur de sable.
À présent, et si l’on réfléchit à plus long terme, la position de la Cour de justice risque de rendre pour le moins complexes certains accord futurs. Imaginons que, dans quelques années, probablement nombreuses, l’Union européenne décide de conclure un accord d’importance avec la Russie. Comme il est fort probable que la Crimée continue de faire partie intégrante de la Fédération de Russie, quelle devra être l’attitude des institutions européennes ? Devraient-elles demander à la Russie qu’elle accepte explicitement que le champ d’application de l’accord ne s’étende pas à la Crimée alors même que celle-ci figure expressément comme sujet de la Fédération dans la Constitution russe ? Comment imaginer que la Russie fasse une telle concession ? Un tel accord sera tout simplement impensable.
Dès lors, et d’un strict point de vue des relations internationales, l’apport de cet arrêt est pour le moins ambivalent. Certes, peut-être contribuera-t-il, à son niveau, à relancer le processus de paix au Sahara occidental. Mais il ne faut pas sous-estimer les risques politiques auxquels il conduit. S’il peut contribuer à régler un différend, il peut aussi en attiser d’autres. En d’autres termes, cet arrêt soulève de nombreuses questions au sujet de la politique étrangère de l’Union et, peut-être plus profondément, au sujet de la façon dont l’Union doit, devra ou pourra se considérer comme une puissance politique et diplomatique sur la scène internationale.
L’affaire Front Polisario et la politique étrangère de l’Union européenne
Il s’agira ici d’exposer quelques brèves réflexions générales sur les incidences de l’affaire Front Polisario sur la politique étrangère de l’Union et sur son rapport à l’égard de sa propre politique étrangère. On le sait, l’une des exigences politiques essentielles pour, non seulement avoir une politique étrangère, mais également se considérer comme un acteur des relations internationales, nécessite de se considérer soi-même comme une puissance et d’être considéré comme tel par les tiers. Sans aller jusqu’aux extravagances de R. Kagan et son allégorie manichéenne de Mars et de Venus[45], il est vrai que l’Union ne s’est pas construite en se pensant comme puissance. Elle l’est presque devenue malgré elle. Cette construction incrémentielle de la puissance, d’un « pouvoir public commun »[46], n’a que très tardivement pris corps à l’échelle internationale. Fondée sur le droit, promoteur et défenseur du droit international, la politique étrangère de l’Union n’avait qu’une faible part de politique. Son programme était en quelque sorte écrit par avance et guidé par quelques impératifs simples et rationnels : le développement du droit international, des droits de l’homme et la libération concertée des échanges dans un cadre commercial organisé. En ce sens l’Union européenne est tout à fait libérale au sens où elle a pendant longtemps été une puissance publique faible. Le rapport de l’Union à la politique passait donc largement par le droit. Un signe de cet état d’esprit doit être cherché en ce qu’il aura fallu attendre le traité de Lisbonne pour qu’il soit fait références aux intérêts de l’Union sur la scène internationale. L’article 21 TUE dispose ainsi, dorénavant, que l’Union définit et mène des politiques communes et des actions afin « de sauvegarder ses valeurs, ses intérêts fondamentaux, sa sécurité, son indépendance et son intégrité ».
Depuis le traité de Lisbonne, qui ne fait qu’entériner une pratique qui avait déjà émergé auparavant, il est désormais clair que la politique étrangère de l’Union sera aussi déterminée par la défense de ses intérêts propres, par la défense des intérêts collectifs dont elle a la charge. Or, en organisant sa politique étrangère sur des valeurs et sur l’exclusive défense du droit international, deux caractéristiques d’une politique plus idéaliste que réaliste, l’Union européenne se prive nécessairement d’une certaine marge de manœuvre et de négociation. Il ne s’agit pas dire que les valeurs, la défense des droits fondamentaux ou du droit international doit être absente d’une politique étrangère. Il s’agit plutôt d’affirmer que d’en faire le socle et presque l’horizon indépassable d’une politique étrangère risque d’être contreproductif. La raison principale de cette assertion est qu’une politique étrangère – comme toute forme d’action politique – doit être en capacité d’accepter le compromis. Il n’est pas toujours atteint, pas toujours nécessaire, mais il demeure dans l’ordre du possible. En revanche, dès lors qu’une politique n’est pas seulement fondée mais est constituée dans son entièreté et vise systématiquement la défense de valeurs ou du droit, le compromis n’est jamais une option. Il n’y a pas de compromis dans la morale qui, d’une manière ou d’une autre, doit distinguer entre le bien et le mal. Il en va de même en matière de droit : il y a ce qui est conforme au droit et ce qui ne l’est pas ; et si l’on peut discuter (les juristes sont là pour cela) de ce qui est conforme, en dernière instance, il y aura un comportement qui sera déterminé exclusivement par la règle juridique. À moins de trouver un compromis sur un changement de la règle de droit, la conformité du comportement à l’égard de la règle initiale, elle, ne peut pas véritablement être négociée. En guise de synthèse, on pourrait dire qu’en construisant traditionnellement sa politique étrangère sur des valeurs, l’Union se prive ab initio de toute marge de manœuvre et de négociation et partant, s’interdit de mener une politique étrangère qui aurait pour finalité de défendre autre chose que des valeurs.
Dans ce contexte de renforcement du réalisme des relations internationales de l’Union, l’affaire Front Polisario vient rappeler la rigueur de la règle de droit ; ce que la Cour avait constitutivement l’obligation de faire. Il n’en demeure pas moins que, sur le temps long, cette décision vient conforter l’idée selon laquelle la politique étrangère de l’Union se rattacherait largement à une conception idéaliste des relations internationales. Si cet arrêt a donc une vertu, celle de rappeler clairement les règles du jeu, il appelle à la prudence. Il ne faudrait pas que le socle idéaliste de l’Union européenne obère ses tentatives de devenir qui un acteur politique majeur des relations internationales où celles-ci sont encore déterminées par les rapports de force et non exclusivement part le droit. Conserver cet idéalisme sans en faire l’aboutissement d’une politique étrangère, tel est le défi qui attend l’Union européenne ces prochaines années.
Notes de bas de page
- L’article 16 de l’accord d’association prévoyant ainsi – sobrement – que « la Communauté et le Maroc mettent en œuvre de manière progressive une plus grande libéralisation de leurs échanges réciproques de produits agricoles et de produits de la pêche ».
- À ce sujet, cf., par exemple, M. Forteau, « Les renvois inter-conventionnels », AFDI, volume 49, 2003. pp. 71-104.
- G. Burdeau, Traité de science politique, tome 1, Le pouvoir politique, Paris, LGDJ, 2e édition, 1966, p. 377.
- Pour une analyse de l’arrêt du Tribunal insistant sur cet aspect, cf., C. Flaesch-Mougin, « L’action extérieure de l’Union européenne », Chronique, RTDE, 2016, p. 119.
- D. Simon et A. Rigaux, com., Europe, n° 2, Février 2016, étude 1.
- L. Coutron, « Un nouveau cas de schizophrénie au Tribunal de l’Union européenne : l’arrêt Front Polisario c/ Conseil ! », RTD Eur., 2016 p.425.
- F. Dubuisson et G. Poissonnier, « La question du Sahara occidental devant le Tribunal de l’Union européenne : une application approximative du droit international relatif aux territoires non autonomes », JDI, 2016, n° 2, pp. 503 et s.
- Pour une critique de l’utilisation de cette notion de « territoire disputé », on renverra à l’article de F. Dubuisson et G. Poissonnier, préc. On se réfèrera également aux conclusions de l’avocat général qui met notamment en avant la question de la traduction (pt. 74).
- La référence à la coutume internationale est loin d’être une nouveauté : cf., CJCE, 24 novembre 1992, Poulsen et Diva Navigation, aff. C-286/90 ; plus récemment, CJUE, 21 décembre 2011, Air Transport Association of America, aff. C‑366/10.
- Pt 164 et s.
- Pt 225.
- Pt 228.
- Ibid.
- Il prévoit notamment, dans son paragraphe 1, que « L’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde: la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international ». À ce sujet, et à propos de l’affaire Front Polisario, cf., C. Flaesch-Mougin, « L’action extérieure de l’Union européenne », Chronique, RTDE, 2016, préc.
- Cf., « Disposiciones orgánicas del África española: África Occidental », Cuaderno de Estudios Africanos, 1949 nº 7.
- Résolution 2072 (XX) Question d’Ifni et du Sahara espagnol adoptée de 16 décembre 1965.
- Il s’agissait de savoir si, au moment de sa colonisation par l’Espagne, le Sahara occidental était une terra nullius et de préciser les liens juridiques entre ce territoire et le Maroc et la Mauritanie.
- Dans sa résolution 377 (1975), le Conseil de sécurité agissait sur la base de l’article 34 de la Charte, relatif au règlement pacifique des différends.
- Ces discussions aboutissent à la Déclaration de principes de l’Espagne, du Maroc et de la Mauritanie au sujet du Sahara occidental.
- En particulier les résolutions 3458 (XXX) A et B du 10 décembre 1975.
- Le texte de l’accord est disponible ici.
- Extension qui a été constatée – et déplorée – par l’Assemblée Générale des Nations Unies dans sa résolutions 34/37 du 21 novembre 1979.
- § 95.
- Ibid.
- § 107.
- Ibid.
- Au § 158, la Cour précisait que le fait que les liens juridiques entretenus avec la Mauritanie et le Maroc s’entrecroisaient n’impliquait toutefois pas une « co-souveraineté ». Sans expliquer davantage ce que recouvrirait ce concept, la Cour en admet toutefois la possibilité.
- Cf., F. Dubuisson et G. Poissonnier, « La question du Sahara occidental devant le Tribunal de l’Union européenne : une application approximative du droit international relatif aux territoires non autonomes », préc.
- La convention de Vienne citée est celle de la de 1969 relative aux États. La plus appropriée aurait sans doute été celle relative aux organisations internationales. Mais on peut comprendre ce réflexe de la Cour, tant l’habitude a été prise de citer celle de 1969 et que, sur cette question précise, les obligations contenues dans celle de 1969 et dans celle de 1986 pour les organisations internationales sont largement similaires. Trib., 12 juillet 2006, Ayadi, aff. T‑253/02, pt. 142 ; Trib., 24 septembre 2008, Reliance Industries, aff. T‑45/06 (pt. 100) ; CJCE, 10 janvier 2006, International Air Transport Association, aff. C-344/04 (pt. 40) ; CJUE, 25 février 2010, Brita, aff. C‑386/08 ; CJCE, 6 février 2014, Helm Düngemittel, aff. C‑613/12 ; CJUE, 24 novembre 2016, SECIL, aff. C‑464/14.
- Art. 31 de la Convention de Vienne.
- Cf., supra.
- Pt 88 de l’arrêt.
- Pt 92 de l’arrêt.
- Art. 29 : « À moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, un traité lie chacune des parties à l’égard de l’ensemble de son territoire ».
- À ce propos, cf., C. Santulli, Introduction au droit international, Paris, Pedone, 2013, pp. 100 et s.
- Pour des commentaires de l’arrêt du Tribunal à ce sujet, cf., supra.
- Dont on sait qu’ils peuvent être recevable devant la cours dans le cadre d’un recours en annulation : CJUE, 7 mars 2013, Suisse c/ Commission, aff. C‑547/10 P.
- Sur la politique juridique de l’Union à l’égard des tiers, cf., M. Benlolo, U. Candaş, E. Cujo, Union européenne et droit international, Mél. P. Daillier, Paris, Pedone, 2012.
- Cf., par exemple, E. Wyler, Théorie pratique de la reconnaissance d’État. Une approche épistémologique du droit international, Bruxelles, Bruylant, 2013.
- Sur le refus de faire jouer la théorie de la succession : CJCE, 3 juin 2008, Intertanko, aff. C-308/06 ; CJCE, 3 septembre 2008, Kadi, aff. C-402/05 P et C-415/05 PCJCE, 12 décembre 1972, International Fruit Company, aff. 21/72 et alii.
- D. Simon, « Le Tribunal de première instance des Communautés : Professeur de droit international ? À propos des arrêts Yusuf, Al Barakaat International Foundation et Kadi du 21 septembre 2005 », Europe, n° 12, Décembre 2005, étude 12.
- C’est d’ailleurs ce qui est arrivé : cf., la presse locale mais aussi nationale.
- R. Kagan, La Puissance et la Faiblesse. Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003. CJCE, Délibération 1/78, 4 novembre 1978, Projet de convention de l’AIEA.