Droit de séjour des membres de la famille d’un citoyen de l’Union « sédentaire » : la CJUE précise encore sa jurisprudence Ruiz Zambrano.
Les différentes affaires au principal concernaient des ressortissants de pays tiers, membres de la famille de ressortissants belges qui n’ont jamais exercé leur liberté de circulation ou d’établissement. Ces ressortissants de pays tiers ont tous fait l’objet d’une décision de retour, assortie d’une décision d’interdiction d’entrée sur le territoire de l’État membre concerné. Les requérants au principal ont, par la suite, introduit, en Belgique, une demande de titre de séjour, en leur qualité soit de descendant à charge d’un ressortissant belge, soit de parent d’un enfant mineur belge, soit encore de partenaire cohabitant légal engagé dans une relation stable avec un ressortissant belge. Ces demandes n’ont pas été prises en considération par l’autorité nationale compétente au motif que les requérants au principal avaient fait l’objet d’une décision d’interdiction d’entrée sur le territoire encore en vigueur. Lesdits requérants ont contesté les décisions litigieuses devant la juridiction de renvoi.
Cette affaire invitait nettement la Cour à clarifier sa jurisprudence Ruiz Zambrano. Rappelons que, dans cet arrêt, la Cour de justice a reconnu qu’un Etat membre de l’Union européenne (la Belgique, déjà) ne peut éloigner les ressortissants d’un pays tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, si ce faisant ledit citoyen se voyait forcé de facto de quitter le territoire de l’Union européenne, ce qui priveraient le citoyen de la jouissance effective de l’essentiel des droits attachés au statut de citoyen de l’Union – et en particulier le droit de séjourner sur le territoire de l’Union européenne. De façon notable, cette jurisprudence s’applique à des citoyens n’ayant pas fait usage de leur liberté de circulation, et donc à qui la directive 2004/38 relative au droit des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres n’est pas applicable : il s’agit d’une solution fondée directement sur le statut de citoyen de l’Union, tel qu’il résulte de l’art. 20 TFUE. La clé de cette jurisprudence est la notion de dépendance : si le citoyen de l’UE dépend des membres de sa famille ressortissants d’Etats tiers à un point tel que l’éloignement de ces derniers conduirait de facto à ce qu’il doive quitter le territoire de l’Union, ledit éloignement est illégal. Par la suite, cette jurisprudence a fait l’objet d’applications parfois restrictives (McCarthy, Dereci, O., S. et L.) et d’autres fois plus généreuses (Rendón Marín, Chavez-Vilchez). En l’espèce, la Cour vient apporter plusieurs précisions. La première précision concerne l’absence de prise en considération d’une demande de séjour aux fins d’un regroupement familial en raison d’une mesure d’interdiction d’entrée sur le territoire de l’État membre concerné dont fait l’objet l’auteur de cette demande (I). La deuxième précision concerne la notion, centrale dans la jurisprudence Ruiz Zambrano, de dépendance (II). Enfin, lorsque la jurisprudence Ruiz Zambrano est inapplicable, la Cour précise que les autorités nationales doivent en tout état de cause entendre le ressortissant d’Etat tiers (III).
I. L’indifférence de l’existence d’une interdiction d’entrée sur le territoire dans le cadre de la jurisprudence Ruiz Zambrano
La Cour affirme ici que l’existence d’une interdiction d’entrée est sans incidence sur l’obligation incombant à l’Etat membre concerné de prendre en considération une demande de séjour aux fins d’un regroupement familial, introduite sur son territoire par un ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union qui possède la nationalité de cet État membre et qui n’a jamais exercé sa liberté de circulation. Après avoir estimé (§§ 43 à 46) que la directive 2008/115 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (dite « directive retour ») n’oblige pas une telle prise en considération, elle relève que la pratique nationale en cause au principal implique que le ressortissant d’Etat tiers doit d’abord quitter le territoire de l’Union puis introduire une demande de levée ou de suspension de l’interdiction d’entrée sur le territoire dont il fait l’objet avant de pouvoir faire une demande de séjour aux fins d’un regroupement familial et l’octroi éventuel d’un droit de séjour dérivé, au titre de l’article 20 TFUE. Dès lors, s’il existe un lien de dépendance du citoyen de l’UE par rapport au ressortissant d’Etats tiers faisant ainsi l’objet d’une interdiction d’entrée, ledit citoyen sera de facto éloigné du territoire de l’Union européenne, en contravention avec la jurisprudence Zambrano. La levée ou la suspension de l’interdiction d’entrée ne peut donc pas être un préalable à l’examen de la demande de droit de séjour par les autorités nationales : c’est au contraire l’examen de cette demande qui doit conduire, au cas où l’éloignement du ressortissant d’Etat tiers impliquerait un éloignement de facto du citoyen de l’Union, à une levée ou une suspension de l’interdiction d’entrée.
Selon la Cour, la directive 2008/115 ne s’oppose pas à une telle conclusion. Certes, en son article 11§3 al. 1, la directive prévoit que les États membres peuvent examiner la possibilité de lever ou de suspendre une interdiction d’entrée accompagnant une décision de retour, octroyant un délai pour le départ volontaire à condition que le ressortissant de pays tiers visé ait quitté le territoire en conformité avec ladite décision. Toutefois, la Cour relève que les troisième et quatrième alinéas de ce même article 11§3 permettent aux États membres de lever ou de suspendre une telle interdiction, « dans des cas particuliers », « pour d’autres raisons » que celle visée au premier alinéa, sans qu’il soit précisé dans lesdits alinéas que le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet d’une décision d’interdiction d’entrée doit avoir quitté le territoire de l’État membre concerné. Il n’y a donc pas de contradiction entre la directive 2008/115 et l’interprétation que la Cour fait de l’article 20 TFUE (qui est de toute façon supérieur dans la hiérarchie des normes).
La Cour précise en outre que le caractère définitif de l’interdiction est sans pertinence (points 82-84), de même que ses motifs (points 85 s.). Sur ce dernier point, une question pouvait se poser lorsque l’interdiction d’entrée était motivée par des raisons d’ordre public, conformément à l’article 11§1 a) de la directive 2008/115 combiné avec l’article 7§4 de la même directive. En effet, la Cour a déjà jugé dans l’arrêt Rendón Marín (point 81) que l’article 20 TFUE n’affecte pas la possibilité pour les États membres d’invoquer une exception liée, notamment, au maintien de l’ordre public et à la sauvegarde de la sécurité publique. Cela étant, la Cour a aussi jugé dans cette même affaire, à propos d’une expulsion d’un ressortissant d’Etat tiers, que cette considération ne faisait pas obstacle à l’application de la jurisprudence Ruiz Zambrano, et que toute dérogation aux droits des citoyens doit être entendue strictement. En particulier, les autorités nationales doivent prendre en compte le comportement personnel de l’individu concerné, la durée et le caractère légal du séjour de l’intéressé sur le territoire de l’État membre concerné, la nature et la gravité de l’infraction commise, le degré de dangerosité actuel de l’intéressé pour la société, l’âge des enfants éventuellement en cause et leur état de santé, ainsi que leur situation familiale et économique. Le fait que le motif d’ordre public se concrétise ici par une interdiction d’entrée ne change rien au fait que les autorités doivent procéder à cette appréciation circonstanciée.
II. L’appréciation de la « dépendance » du citoyen de l’Union adulte ou mineur
De manière générale, la Cour relève que, dans la mesure où le droit de séjour dérivé du membre de la famille ressortissant d’Etat tiers d’un citoyen de l’Union dépendant a pour but d’assurer l’effet utile du droit de séjour du citoyen de l’Union sur le territoire de l’Union, il est naturellement indifférent que la relation de dépendance invoquée par le ressortissant d’un pays tiers à l’appui de sa demande de séjour aux fins d’un regroupement familial soit née après l’adoption, à son encontre, d’une interdiction d’entrée sur le territoire (points 77 s.). Surtout, systématisant sa jurisprudence antérieure, la Cour fait de la différence entre adultes et mineurs la summa divisio de son approche.
Au point 65, la Cour estime qu’« un adulte est, en principe, en mesure de mener une existence indépendante des membres de sa famille. Il s’ensuit que la reconnaissance, entre deux adultes, membres d’une même famille, d’une relation de dépendance, de nature à créer un droit de séjour dérivé au titre de l’article 20 TFUE, n’est envisageable que dans des cas exceptionnels, dans lesquels, eu égard à l’ensemble des circonstances pertinentes, la personne concernée ne pourrait, d’aucune manière, être séparée du membre de sa famille dont elle dépend ». Cette précision est cohérente avec l’approche restrictive retenue par la Cour dans l’arrêt McCarthy (le ressortissant d’Etat tiers était dans cette affaire le conjoint d’un citoyen de l’Union). Il est difficile de déterminer ce que recouvre cette relation de dépendance, mais la Cour précise en revanche qu’une simple dépendance financière ne suffit pas (point 68). Il semble pouvoir s’agir des hypothèses dans lesquels le citoyen de l’Union européenne souffre d’un handicap physique ou mental tel qu’il dépend matériellement du ressortissant de pays tiers membre de sa famille dont il est à charge. On peut certes envisager une interprétation encore plus restrictive, par exemple selon laquelle dans un tel cas le citoyen de l’Union ne serait pas obligé de quitter le territoire de l’Union s’il peut être placé dans une institution sur le territoire de l’Union, mais dans ce cas il serait légitime de se demander ce qu’il resterait de cette hypothèse de la « dépendance » d’un citoyen de l’Union adulte.
L’approche de la Cour concernant les citoyens mineurs est, par contraste, beaucoup plus généreuse. Contrairement à ce qu’elle affirme pour les adultes, l’hypothèse d’un droit de séjour « accessoire » des parents ressortissants d’Etats tiers d’un citoyen de l’Union mineur n’est pas présentée comme exceptionnelle. La Cour réaffirme ici le caractère central de la prise en compte non seulement du droit à la vie privée et familiale, conformément à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union (argument, on peut le relever, qui est valable aussi bien pour les adultes que pour les enfants) mais aussi et surtout de l’intérêt supérieur de l’enfant, conformément à l’article 24§2 de la Charte (cf. déjà Chavez-Vilchez). Les autorités nationales doivent par conséquent identifier quel est le parent qui assume la garde effective de l’enfant et s’il existe une relation de dépendance effective entre celui-ci et le parent ressortissant d’un pays tiers (point 71 et Chavez-Vilchez, point 70). Par ailleurs, la circonstance que l’autre parent, lorsque celui-ci est citoyen de l’Union, est réellement capable de – et prêt à – assumer seul la charge quotidienne et effective de l’enfant constitue certes un élément pertinent, en ce qu’il atteste que le citoyen mineur ne serait pas nécessairement amené à quitter le territoire de l’Union si l’autre parent, ressortissant d’Etat tiers, venait à en être éloigné. Cependant, ce paramètre n’est pas à lui seul suffisant pour pouvoir constater qu’il n’existe pas, entre le parent ressortissant d’un pays tiers et l’enfant, une relation de dépendance telle que ce dernier serait contraint de quitter le territoire de l’Union si un droit de séjour était refusé à ce ressortissant d’un pays tiers. En effet, selon la Cour, une telle constatation doit être fondée sur la prise en compte, dans l’intérêt supérieur de l’enfant concerné, de l’ensemble des circonstances de l’espèce, notamment de son âge, de son développement physique et émotionnel, du degré de sa relation affective tant avec le parent citoyen de l’Union qu’avec le parent ressortissant d’un pays tiers, ainsi que du risque que la séparation d’avec ce dernier engendrerait pour l’équilibre de cet enfant (point 72 et Chavez-Vilchez, point 71).
En revanche, le seul fait qu’il pourrait paraître souhaitable à un ressortissant d’un État membre, pour des raisons économiques ou afin de maintenir l’unité familiale sur le territoire de l’Union, que des membres de sa famille, qui ne disposent pas de la nationalité d’un État membre, puissent séjourner avec lui sur le territoire de l’Union, ne suffit pas en soi pour considérer que le citoyen de l’Union serait contraint de quitter le territoire de l’Union si un tel droit n’est pas accordé (point 74 et Dereci point 68). On mesure ici la subtilité quasi-byzantine de la Cour, qui conduit à ce que les autorités nationales soient amenées à opérer des arbitrages délicats entre ce qui est souhaitable pour la famille et ce qui est nécessaire pour l’enfant. L’économie générale de l’arrêt semble cependant manifester que la Cour confirme, à l’égard des mineurs, la ligne jurisprudentielle « généreuse » de l’arrêt Chavez-Vilchez plutôt que celle beaucoup plus restrictive de l’arrêt Dereci.
III. L’obligation d’entendre le ressortissant d’Etat tiers si la jurisprudence Ruiz Zambrano est inapplicable
La Cour répond ensuite à la question de savoir quelles sont les obligations des autorités nationales si l’article 20 TUE est inapplicable – autrement dit si les conditions résultant de la jurisprudence Ruiz Zambrano, telles que précisées et systématisées dans le présent arrêt, ne sont pas réunies. La Cour insiste ici, d’une part, sur l’objectif de la directive 2008/115 qui est, aux termes de son considérant 2, la mise en place d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement fondée sur des normes communes, afin que les personnes concernées soient rapatriées d’une façon humaine et dans le respect intégral de leurs droits fondamentaux ainsi que de leur dignité. Elle relève, d’autre part, que l’article 5 de la directive impose aux Etats membres, lorsqu’ils mettent en œuvre la directive, d’une part de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (décidément central dans cet arrêt), de la vie familiale et de l’état de santé du ressortissant concerné d’un pays tiers et, d’autre part, de respecter le principe de non-refoulement. La Cour rappelle qu’il en découle logiquement que les autorités nationales doivent nécessairement entendre l’intéressé afin de déterminer si sa situation relève de cette disposition (Boudjlida, point 49).
En contrepartie, il incombe au ressortissant d’Etat tiers de coopérer avec l’autorité nationale compétente lors de son audition afin de fournir toutes les informations pertinentes sur sa situation personnelle et familiale et, en particulier, celles pouvant justifier qu’une décision de retour ne soit pas prise (même arrêt). Ce que la Cour qualifie, par un emprunt terminologique intéressant au droit institutionnel de l’Union, de « devoir de coopération loyale » du ressortissant de pays tiers implique que ce dernier informe, dans les meilleurs délais, l’autorité compétente de toute évolution pertinente de sa vie familiale. En effet, le droit du ressortissant d’un pays tiers à ce que l’évolution de sa situation familiale soit prise en compte avant qu’une décision de retour soit adoptée ne peut être instrumentalisé pour rouvrir ou prolonger indéfiniment la procédure administrative. Cet argument, déjà utilisé dans l’arrêt Mukarubega (point 71), évoque sans le nommer le principe général d’interdiction de l’abus de droit. Ainsi, lorsque, comme dans les affaires au principal, le ressortissant d’un pays tiers a déjà fait l’objet d’une décision de retour, et pour autant que, au cours de cette première procédure, il a pu faire valoir les éléments de sa vie familiale, qui existaient déjà à cette époque et qui fondent sa demande de séjour aux fins d’un regroupement familial, il ne saurait être reproché à l’autorité nationale compétente de ne pas tenir compte, au cours de la procédure de retour entamée ultérieurement, desdits éléments, lesquels auraient dû être invoqués par l’intéressé à un stade antérieur de la procédure.