Les institutions sont soumises à une obligation de « due diligence » dans leur appréciation des faits justifiant l’imposition d’un droit antidumping
La politique antidumping de l’Union à destination des produits chinois fait l’objet, depuis ces dix dernières années, d’une contestation accrue[1]. L’arrêt Xinan Chemical, rendu sur pourvoi, constitue une illustration des velléités protectionnistes du Conseil et de la Commission. Dans cette affaire, en adoptant le règlement n° 1683/2004, le Conseil a rejeté la demande de l’exportateur chinois de bénéficier du statut d’entreprise opérant dans les conditions d’une économie de marché (SEM), et a imposé à la société Xinan Chemical un droit antidumping de 29,9 % sur ses exportations de glyphosate en provenance de Chine[2].
Selon Xinan Chemical, les conditions fixées par ce règlement auraient dû lui permettre de bénéficier de ce statut et d’éviter d’être frappé par un droit antidumping. En première instance, les deux arguments principaux avancés par la société ont été validés par le Tribunal. D’une part, selon ce dernier, s’il est vrai que l’actionnaire prépondérant demeure l’État[3], celui-ci n’est pas majoritaire et, en tout état de cause, cet unique élément ne suffit pas pour considérer qu’il existe une « intervention significative de l’État » au sens du règlement de base. D’autre part, le constat selon lequel que la Chambre de commerce chinoise représentant les importateurs et les exportateurs de métaux, de minéraux et de produits chimiques (la CCCMC), octroie des visas à l’exportation, n’est pas suffisant pour attester que l’État a « exercé un contrôle significatif sur les prix du produit concerné et que ce mécanisme constituait une “intervention significative de l’État” »[4] au sens du règlement. Dès lors, le Conseil a commis une erreur manifeste d’interprétation en s’appuyant sur cet unique élément de fait pour viser directement et individuellement la requérante dans le règlement n° 1683/2004[5].
Suite à cette annulation, le Conseil a décidé de saisir la Cour. Entre temps, il a toutefois adopté un règlement d’exécution clôturant la procédure antidumping et abrogeant les effets des mesures antidumping à compter de son entrée en vigueur[6]. La société Xinan Chemical s’est d’ailleurs appuyée sur ce changement d’attitude de la part du Conseil et de la Commission pour soulever une exception d’irrecevabilité devant la Cour. Elle estimait que le Conseil ne disposait plus d’intérêt à agir dans la mesure où l’adoption du règlement d’exécution, par son effet abrogatif, aurait fait disparaître les conséquences de l’arrêt attaqué. En d’autres termes, elle invoquait la jurisprudenceRendo selon laquelle « l’existence d’un intérêt à agir du requérant suppose que le pourvoi soit susceptible, par son résultat, de procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté »[7]. Cet argument ne pouvait être accueilli en ce sens où il confondait délibérément les effets ex tunc de l’annulation, par le Tribunal, du règlement n° 1683/2004 et les effets ex nunc de son abrogation, par le Conseil, en application du règlement d’exécution n° 1187/2010.
Sur le fond, la Cour a entériné les justifications du Tribunal. D’une part, le fait de considérer que le contrôle étatique de la société équivalait automatiquement à une« intervention significative de l’État » au sens du règlement du 24 septembre 2004, ne saurait « dispenser le Conseil et la Commission de l’obligation de tenir compte des éléments de preuve, apportés par le producteur concerné, relatifs au contexte factuel, juridique et économique concret dans lequel celui-ci opère »[8]. Le critère tenant à l’intervention significative de l’État suppose en effet une « ingérence effective »[9] de l’État dans les activités commerciales de la société concernée. En l’absence de tout élément de preuve apporté par le Conseil et la Commission, la Cour ne pouvait qu’entériner l’annulation prononcée par le Tribunal. L’exigence d’une appréciation in concretodu rôle de l’État-actionnaire doit être saluée. Juger que la seule participation d’une personne publique, majoritaire ou non, au capital d’une société, serait incompatible avec les règles de l’économie de marché aurait été intellectuellement étonnant. S’il est vrai que dans une économie obéissant aux lois du marché on se doit d’être attentif aux comportements des pouvoirs publics, leur participation au capital de sociétés privées n’a jamais été considérée comme l’antichambre de l’économie planifiée, pour ne pas dire socialiste…
D’autre part, le demandeur estimait que le Tribunal avait « dépassé les limites du contrôle juridictionnel en constatant une erreur manifeste commise par les institutions lors de leur appréciation du mécanisme de visa des contrats à l’exportation géré par la CCCMC »[10]. Les arguments avancés n’ont pas suffit à emporter la conviction de la Cour. Le large pouvoir d’appréciation laissé aux institutions de l’Union en matière antidumping, « en raison de la complexité des situation économiques, politiques et juridiques »[11] n’est pas remis en cause. Il n’exonère cependant pas ces mêmes institutions de leur obligation de « tenir dûment compte des éléments de preuve pertinents apportés par le producteur »[12]. Cette obligation de diligence s’impose d’autant plus aux institutions qu’elle constitue un corollaire du principe de bonne administration[13]. A cet égard, on doit relever une certaine tendance du juge de l’Union à soumettre les relations extérieures au principe de bonne administration. L’arrêt Sophie In’t Veld[14], dans un contexte, il est vrai, différent, s’inscrit également dans ce mouvement. Par ce biais, le juge réintroduit le principe démocratique au sein des relations extérieures à travers le prisme de la démocratie administrative, elle-même corollaire du principe de bonne administration.
Cette décision révèle clairement la volonté du juge de l’Union de soumettre les institutions à une obligation générale de « due diligence » dans le domaine de l’antidumping. Cette obligation risque de s’avérer contraignante lorsque l’on sait combien la Chine navigue entre les catégories juridiques résultant des règles commerciales internationales. Tour à tour pays en développement selon le système des préférences généralisées, pays n’ayant pas une économie de marché dans le cadre du droit antidumping mais dont les sociétés peuvent, sous certaines conditions, être assimilées à celles opérant dans une économie de marché, l’Union européenne va devoir établir une stratégie claire à l’égard de ce pays et plus largement, à l’égard des pays que l’on appelle émergents.
Notes de bas de page
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Cf., les affaires des « chaussures chinoises et vietnamiennes » : Trib., 4 mars 2010, Brosmann Footwear c/ Conseil, Aff. T-401/06 ; Trib., 4 mars 2010, Zheijang Aokang Shoes c/ Conseil, T-407/06 et T-408/06 ; Trib., 4 mars 2010, Sun Sang Kong Yuen Shoes Factory c/ Conseil, T-409/06 ; Trib., 4 mars 2010, Foshan City Nanhai Gloden Step Industrial c/ Conseil, T-410/06. De même, cf., CJUE, 1er octobre 2009, Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware Co. Ltd c/ Conseil, Aff. C-141/08 P et Trib. UE 8 nov. 2011, Zhejiang Harmonic Hardware Products c/ Conseil, T-274/07, toutes deux au sujet de planches à repasser.
Le développement du contentieux avec la Chine a déjà plusieurs fois été souligné : cf., A. Thillier, « Union européenne et commerce international », RTDE, 2011, p. 679 ; A. Hervé, « Actualité de l’activité contentieuse de l’Union européenne au sein du système de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce », RTDE, 2012, p. 267. Cf., également le 29e rapport annuel de la Commission au Parlement européen sur les activités antidumping, antisubventions et de sauvegarde de l’Union européenne, du 16 février 2012, COM (2012) 59 final. - Le glyphosate est un herbicide largement utilisé par les agriculteurs. Notons que la société Xinan Chemical est une société de droit chinois cotée à la bourse de Shanghai.
- Si l’État n’est pas actionnaire majoritaire, les autres actionnaires sont dispersés et manquent d’homogénéité face à l’unité de la puissance publique.
- Point 33 de l’arrêt commenté.
- Règlement (CE) n° 1683/2004 du Conseil du 24 septembre 2004, instituant un droit antidumping définitif sur les importations de glyphosate originaire de Chine.
- Règlement d’exécution n° 1187/2010 du Conseil du 13 décembre 2010, clôturant la procédure antidumping concernant les importations de glyphosate originaire de Chine.
- CJCE, 19 octobre 1995, Rendo c/ Commission, Aff. C-19/93 P, spé. point 13. De même, cf., CJCE, Ordo. 8 avril 2008, Saint-Gobain Glass c/ Commission, Aff. C-503/07 P, spé. point 48.
- Point 78 de l’arrêt commenté.
- Point 80 de l’arrêt commenté.
- Point 95 de l’arrêt commenté.
- Point 106 de l’arrêt commenté.
- Point 107 de l’arrêt commenté.
- La mention du principe de bonne administration dans le contentieux de l’antidumping n’est pas une nouveauté. Cf., CJCE, 7 mai 1987, Nippon Seiko KK contre Conseil, Aff., 258/84, spé. point 31 et s. De même, cf., les conclusions de l’avocat général Jacobs du 21 mars 1991 sur l’arrêt Extramet (Aff. C- 358/89), au point 52. De même, cf., CJCE, 21 novembre 1991,Technische Universität München, Aff., 269/90, où il était précisé que « dans les cas où les institutions de la Communauté disposent d’un tel pouvoir d’appréciation, le respect des garanties conférées par l’ordre juridique communautaire dans les procédures administratives revêt une importance d’autant plus fondamentale. Parmi ces garanties figurent, notamment, l’obligation pour l’institution compétente d’examiner, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce, le droit de l’intéressé de faire connaître son point de vue ainsi que celui de voir motiver la décision de façon suffisante. C’est seulement ainsi que la Cour peut vérifier si les éléments de fait et de droit dont dépend l’exercice du pouvoir d’appréciation ont été réunis » (point 14).
- Sophie In’t Veld, Aff. T-529/09.