Déchets et des hommes ou la dérive des continents?
Qu'est-ce qu'un déchet ? Cette question est à nouveau posée à propos de produits électroniques dans le cadre d'un renvoi préjudiciel déféré par la Cour d'Appel de La Haye. Malgré un droit des déchets vieux de plus de quatre décennies, la réponse s'avère toujours délicate. Pourtant, les enjeux sanitaires, environnementaux, économiques et juridiques sont cruciaux. Ainsi, les flux de déchets ne cessent de croître, notamment à destination des pays africains. Dès lors, de cette opération première de qualification juridique dépend bien évidemment le régime applicable car si les déchets sont des marchandises, il s'agit de marchandises particulières soumises à un droit spécifique dérogatoire à la libre circulation. À cet égard, depuis le mitant des années 1970, l'Union européenne a intégré en son sein les exigences de la Convention de Bâle du 22 mars 1989 relative notamment à l'exportation des déchets dangereux vers les pays tiers à l'OCDE[1]. Via le règlement de 2006 concernant les transferts de déchets, le législateur européen cherche à concilier les exigences environnementales et les considérations commerciales, droit international de l'environnement et libre circulation des marchandises[2]. Ceci se traduit par des contraintes procédurales accrues. C'est pourquoi seule une partie des déchets électriques et électroniques est collectée. Est-ce le cas en l'espèce ?
En l'occurrence, un grossiste néerlandais en articles électroniques non écoulés, la société Tronex, a tenté de transférer un lot de ce type de marchandises vers un Etat africain, à savoir la Tanzanie. Soupçonné d'opérer un transfert illégal de déchets vers un pays tiers, cette entreprise fait l'objet de poursuites pénales. Condamnée en première instance, la société Tronex a fait appel. Le juge national, incertain quant à la qualification exacte des biens litigieux, a interrogé la Cour de justice.
De manière classique, le juge de l'Union évalue d'une part, le comportement du détenteur et d'autre part, la portée des termes « se défaire ». En vertu de la directive éponyme[3] doit être considéré comme un déchet : « toute substance ou tout objet dont le détenteur se défait ou dont il a l'intention ou l'obligation de se défaire »[4]. conformément à une lecture téléologique de la directive, la Cour de justice retient une interprétation large de la notion de déchet...ou plus exactement, celle-ci ne saurait être interprétée « de manière restrictive »[5].
Il s'ensuit une démarche casuistique du juge du Kirchberg qui fournit des indices quant à la qualification en subdivisant, en sous-distinguant au sein du lot litigieux. Corollaire du caractère « non restrictif » de la notion de déchets, il incombe au détenteur, à savoir la société Tronex, de vérifier si les biens concernés peuvent être vendus sans réparation. S'agissant des appareils présentant un défaut de fonctionnement, il appartient « au détenteur de démontrer que leur réutilisation est non pas seulement éventuelle, mais certaine »[6].
Dès lors que les biens sont bon état de fonctionnement, la Cour de justice précise qu'il revient au détenteur de veiller à ce que celui-ci soit préservé durant le transfert grâce à un emballage adéquat.
Si ces conditions ne sont pas vérifiées, il s'agit d'un transfert illégal de déchets vers un pays tiers. En somme, la tentation de privilégier la circulation des déchets à l'économie circulaire semble bel et bien toujours persistante au sein de l'UE. Alors même que la Convention de Bâle que l'UE cherche à mettre en œuvre de manière efficace sinon effective est ici contournée dans une hypothèse qui a particulièrement justifié l'adoption de cet instrument international : l'exportation de déchets vers l'Afrique.
Cette affaire illustre de manière emblématique un risque réel dans les transferts de biens électroniques. Quelques appareils en état de marche cohabitent avec de nombreux biens hors d'état. Ils constituent en quelque sorte le prix à payer pour obtenir les premiers.
Au-delà du litige, il apparaît toujours aussi délicat de procéder à l'aggiornamento du marché intérieur. Celui-ci est davantage sinon exclusivement conçu comme un espace économique que comme un territoire. En effet, une nécessaire re-territorialisation de la gestion des déchets vient heurter de plein fouet les lois du marché, y compris intérieur. Pourtant, le principe européen de correction par priorité à la source conjugué à ceux d'autosuffisance et de proximité prônés par la Convention de Bâle militent en faveur d'une relocalisation de la gestion des déchets. La Cour de justice ne disait pas autre chose dans la fameuse affaire des Déchets wallons dans laquelle le juge avait appliqué par anticipation la Convention de Bâle[7]. En outre, plus récemment, le septième programme d'action environnemental préconise « d'instaurer une économie circulaire » impliquant un changement de perception, de conception, d'acception du déchet « pour les transformer en ressources »[8]. Ceci étant, de nombreux Etats membres font preuve de frilosité dans un un contexte économique morose. Cette panne de volontarisme politique pourrait être compensée par la nouvelle Commission, décidée à promouvoir un Green Deal...pour que l'économie ne tourne plus en rond, pour combattre les dérives du marché et celles de l'Europe[9].
Notes de bas de page
- J-C. Servant, « Malgré la Convention de Bâle, l'Afrique reste un dépotoir », Mots d'Afrique, Les blogs du Monde diplomatique, 22 octobre 2008.
- Règlement 1013/2006 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2006 concernant les transferts de déchets, JOUE, n° L 190, 12 juillet 2006, p. 1.
- Directive 2008/98 du Parlement européen et du Conseil du 19 novembre 2008 relative aux déchets, JOUE, n° L 312, 22 novembre 2008, p. 3.
- Directive “Déchets”, précité, article 3, point 1.
- Arrêt annoté, point 18.
- Arrêt annoté, point 40.
- CJUE, 7 juillet 1992, Commission/Belgique, aff. C-2/90, Rec. p.I-4431.
- Décision 1386/2013/UE Du PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 20 novembre 2013 relative à un programme d’action général de l’Union pour l’environnement à l’horizon 2020 «Bien vivre, dans les limites de notre planète», JOUE, n° 354, 28 décembre 2013, p.171, spc. Points 39 et 40.
- Ursula von der Leyen promet un green deal pour faire de l'Europe le premier continent neutre en carbone en 2050, Le Monde, 16 juillet 2019. C-M.ALVES, L'environnement, facteur d'avènement d'une République européenne, Politeïa, 2014, n° 25, pp. 49-57.