Marché pertinent et aide d’État
Le contrôle des aides d’Etat demeure une grande spécificité de l’Union européenne (UE). Sa singularité oblige à reconsidérer l’ensemble des outils d’analyse à l’aune de sa logique propre. En effet, s’il contrôle l’impact des soutiens étatiques sur le marché, il vise en fait la concurrence entre les Etats membres et non celle entre bénéficiaires et entreprises concurrentes. La question préjudicielle posée par la Cour de cassation italienne le rappel parfaitement.
En l’espèce, le litige au principal oppose l’Instituto nazionale della previdenza sociale (INPS) à l’Azienda Napoletana Mobilità SpA (ANM) au sujet d’une potentielle obligation, mise à la charge d’ANM, de verser des charges sociales à l’INPS liées à des contrats de formation et de travail conclus par l’ANM entre les années 1997 et 2001. En fait, l’ANM a bénéficié d’un régime d’aide mis à exécution par l’Italie portant mesures pour l’emploi et autorisé par la Commission dans sa décision 2000/128/CE du 11 mai 1999. Cependant, la Commission n’a pas autorisé l’ensemble du système mis en place par l’Italie. En effet, « les dispositions nationales en question accordaient une exonération totale de charges sociales, pour une période de formation de deux ans, aux entreprises qui opéraient dans des zones où le taux de chômage était supérieur à la moyenne nationale »[1]. L’ANM a bénéficié de ces exonérations pour les contrats de formation et de travail qu’elle a signés. Cependant, la décision 2000/128/CE[2], déclare que cette réglementation nationale est partiellement incompatible avec l’interdiction prévue à l’article 107§1 TFUE pour ce qui est de la modulation régionale de l’exonération de charges. Dans ce contexte, l’INPS, en sa qualité d’organisme chargé de veiller à l’exécution de la décision 2000/128/CE, a envoyé à l’ANM deux demandes de paiement, l’une de 7 429 436,76 euros, pour des contrats de formation et de travail pour la période 1997-2001, et l’autre de 2 266 014,05 euros, pour la transformation subséquente de ces contrats, pour la période 1999-2001[3]. En réponse aux prétentions de l’INPS, l’ANM soutient que l’avantage économique dont elle a bénéficié ne serait pas de nature à affecter les échanges entre les États membres ni à porter atteinte à la concurrence, dès lors qu’elles concernaient les activités de transport public local exercées en régime de non-concurrence, par suite de leur attribution directe. L’affaire se présente ainsi devant les juges de la CJUE.
L’ANM et l’INPS se trouve en litige à cause des conséquences de décision 2000/128/CE qui n’autorisent que partiellement le régime d’aide à l’emploi sous forme d’exonération de charges sociales. La juridiction de renvoi demande des précisions quant à l’application des conditions permettant de qualifier une mesure d’aide d’Etat afin d’éclairer l’autorité nationale chargée de récupérer les aides incompatibles sur les situations à prendre en compte. L’affaire interroge particulièrement sur l’interprétation à donner aux deuxième et quatrième conditions de l’article 107§1 TFUE à savoir, les conditions de l’affectation des échanges entre États membres et de la concurrence.
La réponse apportée par la CJUE ne fait preuve d’aucune originalité particulière. Elle ne fait que reprendre la jurisprudence antérieure sur le sujet afin d’offrir des lignes directrices à la juridiction de renvoi. Toutefois, elle prend soin de laisser à cette dernière la charge de caractériser la situation en lien avec le litige au principal. L’intérêt d’un tel arrêt est qu’il permet de revenir sur un débat ancien portant sur les critères à prendre en compte pour déterminer l’impact économique réel d’une mesure de soutien étatique sur le marché et les concurrents. Le droit des aides d’Etat n’a jamais repris à l’identique la technique de la définition du marché pertinent utilisée en droit des ententes, abus de position dominante et concentrations afin de déterminer les conséquences économiques d’une opération sur les concurrents. De multiples raisons explique ce choix (I) même si des arguments plaident en faveur d’une évolution que la Commission a déjà initiée (II).
I. Une concurrence de jure plutôt que de facto
La qualification d’une mesure d’aide d’Etat repose sur l’analyse de quatre conditions posées par l’article 107§1 TFUE. Parmi celles-ci, deux sont particulièrement en lien avec le marché, la deuxième et la quatrième condition portant respectivement sur l’affectation des échanges entre États membres et de la concurrence. Traditionnellement, celles-ci, inextricablement liées, ont toujours été interprétées très largement par la CJUE.
L’approche retenue pour la quatrième condition portant sur la distorsion de la concurrence a très tôt été fixée pour ne pas varier. Ainsi, lorsqu’une mesure octroyée par un Etat membre est susceptible de renforcer la position sur le marché d’une entreprise par rapport à ses concurrents alors elle satisfait à cette condition. Ce principe est appliqué en jurisprudence depuis 1980 et l’affaire Philip Morris[4]. La CJUE est même allée plus loin en érigeant une présomption légale en ce sens dès lors qu’un avantage financier net était donné[5]. Plus encore, « des aides qui visent à libérer les entreprises bénéficiaires de tout ou partie des coûts qu'elles auraient dû normalement supporter dans le cadre de leur gestion courante ou de leurs activités normales, faussent en principe la concurrence »[6]. La méthode retenue n’exige nullement une démonstration économique de l’impact réel sur la concurrence mais s’appuie largement sur des présomptions qui sont liées à l’existence d’un marché libéralisé au niveau de l’UE. En effet, l’important pour la Commission repose sur l’existence d’une volonté de mettre en concurrence les entreprises. Avec cette conception, tant la Commission que les juges montrent que le droit des aides d’Etat n’est pas un droit des concurrences mais de la concurrence et du marché intérieur. Ainsi, d’un point de vue économique, ce n’est pas tant la concurrence que l’équilibre concurrentiel qui est visé. Compte tenu de l’extrême complexité des relations entre les acteurs économiques de la chaine de production, il est ainsi beaucoup plus aisé d’affirmer que même une légère modification peut entrainer de graves conséquences en cascade.
La deuxième condition tenant aux effets sur les échanges entre les Etats membres n’est pas davantage interprétée plus précisément. Ainsi, aucun effet actuel n’est exigé mais simplement une potentialité. Plus encore, l’absence d’implication du bénéficiaire dans les échanges transfrontières n’est d’aucun effet. En d’autres termes, la jurisprudence ne prend pas en compte le marché géographique du bénéficiaire pour vérifier si la deuxième condition est remplie. Ainsi, cette dernière « selon laquelle l'aide doit être de nature à affecter les échanges entre États membres, ne dépend pas de la nature locale ou régionale des services de transport fournis ou de l'importance du domaine d'activité concerné »[7]. Une conclusion similaire a été retenue dans l’affaire des taxis londoniens[8]. Ainsi, même des cas confinés à des petites aides ou une dimension locale pourront être considérés comme affectant la concurrence entre les Etats membres.
En conséquence, et de manière parfaitement consistante avec sa jurisprudence bien établie, les juges de la CJUE considère qu’indifféremment à la « nature locale ou régionale des services de transport fournis »[9], et compte tenu du fait que les « réductions litigieuses au principal sont des coûts qu’elle aurait normalement dû supporter dans le cadre de sa gestion courante ou de ses activités normales »[10], les deux conditions en discussion semblent être remplies. Pour déterminer si la quatrième condition est bien satisfaite en l’espèce, la CJUE se contente de rappeler que « plusieurs États membres ont commencé, dès l’année 1995, à ouvrir certains marchés de transport à la concurrence d’entreprises établies dans d’autres États membres »[11]. Ainsi, il existait une concurrence de jure même si de facto l’ANM s’était vue attribuer directement le marché. Par ailleurs, afin d’offrir une seconde justification basée sur les subventions croisées, les juges invitent la juridiction de renvoi à « déterminer si l’ANM a exercé, au cours de la période allant de l’année 1997 à l’année 2001, des activités sur d’autres marchés de produits ou de services ou encore sur d’autres marchés géographiques ouverts à une concurrence effective »[12]. Cette question préjudicielle bien qu’elle n’apporte rien au fond permet de réfléchir un instant sur les particularités du droit des aides d’Etat quant à l’analyse des incidences économiques des soutiens étatiques.
II. L’enjeu de la définition du marché pertinent dans l’affectation des échanges
Le droit des aides d’Etat n’est pas un droit des concurrents à être protégé des interventions étatiques au bénéfice de certaines entreprises. Bien au contraire, il est au service de la construction européenne. Les auteurs du rapport Spaak avaient déjà bien souligné la spécificité de ces dispositions. Ils considéraient que le droit des aides d’Etat n’était pas seulement une composante de la politique de concurrence. Bien au contraire, ils le voyaient comme l’outil indispensable de la régulation du marché intérieur afin d’assurer une répartition naturelle des activités économiques au sein de l’UE protégé de toute ingérence artificielle des Etats membres. Dès lors, l’analyse économique de la position concurrentielle des entreprises sur le marché est passée au second plan dans le cadre du contrôle des aides d’Etat. Si cela a permis son développement, la Commission semble aujourd’hui considérer que certaines limites devraient être fixées compte tenu de l’augmentation exponentielle du nombre d’affaires.
S’agissant de l’effet sur les échanges entre Etats membres, la Commission a ouvert une brèche en essayant de développer une théorie de l’impact purement local[13]. Dans de tels cas, « la Commission a estimé, en particulier, que le bénéficiaire fournissait des biens ou des services à une zone limitée d'un État membre et était peu susceptible d'attirer des clients d'autres États membres, et que l'on ne pouvait pas prévoir que la mesure aurait un effet plus que marginal sur les conditions d'investissement ou d'établissement transfrontières »[14].
Dans le même temps, le débat sur la notion de marché pertinent refait surface afin d’établir avec précision l’affectation de la concurrence et des échanges entre Etats membres. Jusqu’à présent, le système repose sur des présomptions légales fortes et sur des arguments économiques faibles. Dans nombre d’affaires, la détermination du marché et l’analyse de la manière dont celui-ci est affecté par la concurrence demeure réduit voire inexistant[15]. Dans le cas de régimes d’aides comme en l’espèce, l’analyse est encore davantage limitée. En effet, comme le rappel l’arrêt, « la Commission peut se borner à étudier les caractéristiques du régime en cause pour apprécier, dans les motifs de la décision, si, en raison des modalités que ce régime prévoit, celui-ci assure un avantage aux bénéficiaires par rapport à leurs concurrents et est de nature à profiter à des entreprises qui participent aux échanges entre États membres »[16]. Aucune analyse in concreto n’est alors réalisée. Il y a donc une conception spécifique du marché et de la concurrence propre au droit des aides d’Etat qui apparait très générale par rapport aux autres branches du droit européen de la concurrence. Cette position est souvent critiquée mais elle répond à une conception différente entre ces domaines. En effet, le droit des ententes, des abus de position dominante ou des concentrations est orienté vers le consommateur. A l’inverse, le droit des aides d’Etat vise davantage l’offre que la demande voire la structure du marché que les protagonistes au sein du marché. Au final, le contrôle des aides d’Etat ne repose pas véritablement d’une analyse économique des effets des soutiens étatiques mais plutôt un outil de régulation de la concurrence entre les Etats membres. En l’état, la jurisprudence semble retenir une vision très stricte de ces deux conditions alors que la Commission tente de les assouplir légèrement. Il y a donc une question sur l’ampleur de la flexibilité de l’interprétation de ces deux conditions selon le type d’aide et son montant.
En l’espèce, la CJUE laisse le soin à la juridiction de renvoi d’appliquer au cas d’espèce les critères de qualification des deuxième et quatrième conditions de l’article 107§1 TFUE ne laissant ainsi que peut d’espoir à l’ANM quant à l’issue de son litige avec l’INPS ;
Notes de bas de page
- Conclusions Avocat Général, 6 juin 2019, Istituto nazionale della previdenza sociale (INPS) contre Azienda Napoletana Mobilità SpA, ECLI:EU:C:2019:475, pt 7.
- Décision 2000/128/CE de la Commission, du 11 mai 1999, concernant les régimes d’aide mis à exécution par l’Italie portant mesures pour l’emploi, JO 2000, L 42, p. 1.
- Idem, pt 9.
- CJCE, 17 septembre 1980, Philip Morris, Aff. 730/79, ECLI:EU:C:1980:209, pt 11.
- TPI, 9 septembre 2009, Holland Malt contre Commission, Aff. T-369/06, ECLI:EU:T:2009:319, pt 37
- TPI, 6 mars 2003, Westdeutsche Landesbank Girozentrale et Land Nordrhein-Westfalen contre Commission des Communautés européennes, Aff. jtes T-228/99 et T-233/99, ECLI:EU:T:2003:57, pt 300.
- CJCE, 24 juillet 2003, Altmark Trans GmbH, Aff. C-280/00, ECLI:EU:C:2003:415, pt 82.
- CJUE, 14 janvier 2015, Eventech, Aff. C-518/13, ECLI:EU:C:2015:9, pt 69.
- CJUE, 2ème chbre, 29 Juillet 2019, Istituto nazionale della previdenza sociale (INPS) contre Azienda Napoletana Mobilità SpA, pt 31
- Idem, pt 33
- Idem, pt 36
- Idem, pt 41
- Communication de la Commission relative à la notion d'«aide d'État» visée à l'article 107, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, C/2016/2946, JOUE C 262, 19.7.2016, p. 1–50, pt 197
- Idem, pt 196.
- TPI, 22 février 2006, Le Levant 001 e. a. contre Commission, Aff. T-34/02, ECLI:EU:T:2006:59, pt 123.
- CJUE, 2ème chbre, 29 Juillet 2019, Istituto nazionale della previdenza sociale (INPS) contre Azienda Napoletana Mobilità SpA, pt 27