Politiques internes

La prolongation de la durée d’exploitation des centrales nucléaires soumise à une évaluation des incidences sur l’environnement

 CJUE, grande chambre, 29 juillet 2019, Inter-Environnement Wallonie, Aff. C-411/17, ECLI:EU:C:2019:622

L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 29 juillet 2019 contribue, sous l’angle spécifique du droit de l’environnement, au débat sur la prolongation de la durée d’exploitation des centrales nucléaires qui se pose dans plusieurs États membres. Cet arrêt de Grande chambre, pour lequel plusieurs États membres ont présenté des observations, précise en effet la façon dont l’obligation d’évaluation des incidences sur l’environnement, au titre de différentes dispositions du droit de l’Union et du droit international, doit s’appliquer à la décision de report de l’arrêt de réacteurs nucléaires.

Dans cette affaire, des associations de défense de l’environnement ont introduit un recours devant le Conseil constitutionnel belge contre une loi de 2015 prévoyant la prolongation de la durée d’exploitation des réacteurs nucléaires de Doel 1 et 2, et modifiant une loi de 2003 qui visait à réduire progressivement l’utilisation de l’énergie nucléaire en Belgique[1].

Saisie d’un renvoi préjudiciel, la Cour s’est donc prononcée sur la conformité de la loi de 2015 à la directive 92/43 concernant la conservation des habitats naturels (ci-après la « directive habitats »), à la directive 2009/147 concernant la conservation des oiseaux sauvages, et à la directive 2011/92 relative à l’évaluation des incidences de certains projets sur l’environnement, (ci-après la « directive EIE »). Les conventions d’Arhus et d’Espoo ne sont pas examinées dans l’arrêt. La Cour estime en effet que les directives invoquées reprennent en substance les objectifs de ces conventions.

Cet arrêt devrait avoir des effets importants, notamment en France où la construction du réacteur de Flamanville et les chantiers de grand carénage se poursuivent[2]. Il conduit en effet la Cour à étendre résolument l’obligation d’évaluation des incidences sur l’environnement à la prolongation de la durée d’exploitation des centrales nucléaires (I), tout en limitant les possibilités de dérogation à cette obligation (II).

I. Une extension pragmatique et circonstancielle de l’obligation d’évaluation à la prolongation de l’exploitation des centrales nucléaires

La notion particulièrement large de projet dégagée dans cet arrêt (A) pourrait conduire à des tentatives de contournement de la solution audacieuse retenue par la Cour (B).

A. Une appréciation élargie de la notion de projet

L’obligation éventuelle de soumettre les mesures belges prévoyant la prolongation de la durée d’exploitation des centrales nucléaires à une évaluation des incidences sur l’environnement dépend de leur qualification de « projet », au sens de la directive EIE ainsi que de la directive habitats. La notion de projet a été définie, dans la jurisprudence de la Cour relative à la directive EIE, comme des « travaux ou des interventions, modifiant la réalité physique du site ». L’Avocat général Kokott relève logiquement que le simple renouvellement d’une autorisation existante d’exploiter une installation nucléaire ne peut être considéré comme un projet au sens de la directive EIE[3]. La Cour estime toutefois que celle-ci trouve à s’appliquer en l’espèce, étant donné que les travaux nécessaires de modernisation des centrales sont considérés comme « indissociablement liés » à la loi de 2015. La même conclusion s’impose, selon la Cour, pour les projets visés par la directive habitats[4].

Une loi reportant la date de désactivation d’une centrale nucléaire peut ainsi relever de la notion de projet, dans la mesure où elle s’accompagne nécessairement de travaux modifiant la réalité physique du site. La Cour réinterprète donc sa jurisprudence antérieure à la faveur des circonstances particulières de l’espèce, là où l’Avocat général l’invitait à un revirement plus tranché[5]. Si cette solution permet certainement de « pacifier » les relations entre le droit de l’Union et le droit international en la matière[6], il n’est cependant pas certain qu’elle puisse s’imposer comme une solution de principe.

B. Le risque d’une solution d’espèce desservant l’objectif des directives

La solution retenue par la Cour visant à étendre la notion de projet au sens de la directive EIE ne s’impose pas de façon évidente. Elle se fonde en effet sur une analyse approfondie du cadre factuel de l’affaire, problématique au regard de la compétence de la Cour dans le cadre du renvoi préjudiciel, mais aussi pour la transposition cette analyse à d’autres cas d’espèce.

L’approche pragmatique de la Cour, censée favoriser l’effectivité de la norme[7], ne devrait ainsi logiquement pas s’appliquer à des décisions de prolongation de l’activité nucléaire qui se distinguent nettement d’éventuels travaux de modernisation ou qui n’en requièrent pas.

Par ailleurs, il n’est pas évident que la solution dégagée dans cette arrêt puisse s’appliquer dans les cas où la durée d’exploitation des centrales nucléaire est accordée de façon illimitée, comme en France. En outre, même en cas de renouvellement de l’autorisation de l’exploitation d’une centrale nucléaire, celle-ci pourrait s’accompagner de modifications qui ne sont pas considérées comme notables au sens de la directive EIE, évitant ainsi de se soumettre à l’obligation d’évaluation. Les tentatives de contournement de la solution circonstancielle retenue par la Cour dans cet arrêt sont en tout état de cause probables.

II. La limitation des risques de contournement de l’obligation d’évaluation par un examen strict des dérogations éventuelles

Une fois établie l’applicabilité des directives EIE et habitats aux mesures belges en cause, la Cour procède à un examen restrictif des dérogations qu’elles prévoient, aussi bien pour les actes législatifs nationaux spécifiques (A) que pour la sauvegarde d’un objectif d’intérêt général (B).

A. Une interprétation stricte de la notion d’acte législatif national spécifique

La Cour préserve ensuite le champ d’application de la directive EIE, en expliquant que les mesures belges en cause ne répondent pas à la notion d’« acte législatif national spécifique », et restent donc soumises à la directive EIE. Les conditions jurisprudentielles délimitant cette notion tiennent, d’une part, à ce que l’acte législatif en cause présente les mêmes caractéristiques qu’une autorisation et, d’autre part, à ce qu’il soit adopté selon une procédure permettant de garantir que les objectifs de la directive ont été atteints.

La Cour suggère, premièrement, que cette dernière condition n’a pas été remplie, étant donné que le législateur belge n’a pas eu accès à une information suffisante. L’appréciation de la Cour est stricte en la matière, puisque des auditions ont par exemple été conduites devant les députés belges. La Cour estime, deuxièmement, que la loi de 2015 pourrait ne constituer qu’une première étape dans le processus d’autorisation et ne constitue donc pas une autorisation en soi.

Cette position stricte de la Cour confirme sa volonté de réduire les risques de contournement des obligations posées par les directives, mais se fait au prix d’un raisonnement volontaire empiétant, une nouvelle fois, sur la compétence de la juridiction de renvoi relative à l’appréciation factuelle du litige.

B. La sécurité des approvisionnements électriques comme critère hypothétique de dérogation

Tant la directive EIE, dans des cas exceptionnels, que la directive habitats, pour des raisons impératives d’intérêt public majeur, prévoient des dérogations à l’obligation d’évaluation. L’objectif de protection de la sécurité des approvisionnements électriques, invoqué par le gouvernement belge, constitue selon la Cour un motif valable de dérogation aux obligations prévues par les deux directives.

Ces dérogations s’accompagnent cependant d’une série de conditions strictes qu’il apparaît difficile de remplir, et auxquelles le royaume de Belgique n’a en tout état de cause pas satisfait. En particulier, la directive habitats exige d’identifier les aspects du projet pouvant affecter les objectifs de conservation des sites protégés préalablement à toute dérogation aux obligations qu’elle édicte.

En outre, des dérogations aux directives EIE et habitats ne sont possibles que face à un risque raisonnablement probable caractérisant une situation d’urgence (directive EIE) ou une menace réelle et grave de rupture de l’approvisionnement électrique (directive habitats). La caractérisation de la nature réelle et grave de cette menace constitue l’une des conditions à mettre en œuvre par la juridiction de renvoi afin de maintenir les effets de la loi belge contraire aux obligations des directives EIE et habitats, en plus des conditions dégagées par la jurisprudence antérieure[8].

Notes de bas de page

  • La loi du 31 janvier 2003 a été adoptée à la faveur d’une coalition gouvernementale, dite « arc-en-ciel », incluant des partis écologistes.
  • LEPAGE (Corinne), « Comment la justice européenne pourrait impacter considérablement le programme nucléaire français ? », Actu-Environnement, 29 août 2019.
  • Concl. De l’avocat général Kokott, 29 novembre 2018, aff. C-411/17, ECLI:EU:C:2018:972, point 66.
  • Point 125 de l’arrêt commenté.
  • Concl. De l’avocat général Kokott, 29 novembre 2018, précit., point 107.
  • ROSET (Sébastien), Europe n° 10, Octobre 2019, comm. 395.
  • ROSET (Sébastien), Europe n° 10, Octobre 2019, comm. 395.
  • Notamment dans l’arrêt CJUE, 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, C-379/15, ECLI:EU:C:2016:603.