Conseil de l'Europe et Convention européenne des droits de l'homme

La cession forcée d’un bien doit demeurer un mode d’exécution subsidiaire de la prestation compensatoire

Cour européenne des droits de l’homme, cinquième section, 10 juillet 2014, affaire milhau c. France, requête n°4944/11.

En droit français, le divorce ouvre droit à une prestation compensatoire dès lors que la dissolution du mariage entraîne une disparité dans les conditions de vie respectives des époux. Cette prestation a pour objet de pallier autant que possible les disparités crées par le divorce dans les conditions de vie respectives des époux. Elle constitue à ce titre une créance partiellement alimentaire et compensatoire.  Le système français a instauré par la loi du 30 juin 2000, complétée par celle du 26 mai 2004, des modalités particulières d’exécution de la prestation compensatoire à l’article 274, 1° et 2° du Code civil afin de favoriser le paiement le plus prompt possible de ladite prestation. Ces dispositions prévoient que la prestation compensatoire peut prendre la forme d’une somme d’argent mais également de l’abandon forcée d’un bien en pleine propriété. Cet abandon n’est pas subordonné à l’acceptation de l’époux débiteur, sauf pour l’attribution en propriété de biens que le débiteur a reçus par succession ou donation. Cet abandon forcé du bien en propriété peut être donc qualifié d’expropriation ou de transfert forcée de propriété ou encore de cession forcée de propriété.

Dès l’adoption de la loi du 30 juin 2000, la possibilité d’exécution forcée en nature a soulevé des réticences de la doctrine[1] et des questions quant à la compatibilité de cette mesure avec le droit de propriété tel que garanti par l’article 1er du Protocole additionnel 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les prévisions de condamnation de la France, effectuées par certains auteurs[2], en raison de cette disposition se révèlent aujourd’hui exactes, même s’il aura fallu attendre 14 ans et l’affaire Milhau contre France pour que la Cour européenne sanctionne la France pour  violation du droit de propriété du débiteur de la prestation compensatoire.

Dans cette affaire soumise à la Cour européenne, l’épouse divorcée avait obtenu une prestation compensatoire d’un montant de plus d’un million d’euros  et avait demandé au titre de son exécution l’attribution forcée d’un bien immobilier, propre de son ex-mari, ce que les juges lui avaient accordé. Le créancier de la prestation victime de la mesure d’expropriation invoquait une violation de son droit de propriété en reprochant aux juges français l’attribution forcée du bien alors même que son patrimoine permettait une exécution en somme d’argent et qu’il n’avait émis aucune opposition au paiement de la prestation sous cette forme.

Dans cet arrêt, la Cour strasbourgeoise rappelle que le droit de propriété tel qu’il est assuré par la Convention européenne comprend une reconnaissance générale du respect de la propriété, admettant la « privation » de celle-ci qu’à trois conditions. D’abord, la privation doit être légalement prévue, ce qui exclut les privations arbitraires. De plus, la privation de propriété  doit être guidée par l’utilité publique et se justifiée par l’intérêt général. Enfin, il doit exister un rapport raisonnable de « proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ».  Par conséquent, la personne victime de la privation de sa propriété ne doit pas supporter « une charge spéciale et exorbitante », à défaut de quoi, elle peut légitimement contester la mesure prise à son endroit.

En l’espèce, les deux premières conditions étaient satisfaites dans la mesure où d’une part, la possibilité d’attribution forcée en pleine propriété est légalement prévue par l’article 274, 2° du Code civil, et où d’autre part, la mesure se justifie pour un intérêt social de protection du bénéficiaire. C’est davantage le défaut de proportionnalité de la décision de privation qui était en cause dans la mesure où la privation du bien a été effectuée alors même que le but visé, à savoir assurer le paiement de la prestation compensatoire, aurait pu être atteint par un paiement en somme d’argent. La Cour constate, en effet, que la détermination de la cession forcée du bien immobilier à titre de prestation compensatoire ne se fonde ni sur l’impossibilité ou l’incapacité du débiteur de s’acquitter de la dette selon d’autres modalités, ni sur un refus d’exécution de ce dernier. La cession forcée de la villa a été exigée alors même que le patrimoine du requérant permettait le paiement en somme d’argent et qu’il n’opposait aucune résistance à son exécution. Elle constituait donc selon le juge européen une violation du droit de propriété du débiteur de la prestation compensatoire. La position de la Cour aurait  été différente si le débiteur n’avait pu régler sa créance par un autre mode de paiement ou s’il avait affiché une opposition à l’exécution.

La Cour européenne par cet arrêt affirme que le recours à la cession forcée d’un bien au titre du paiement de la prestation compensatoire doit constituer une solution de dernier recours, ne devant intervenir qu’à défaut de pouvoir recourir à des modes alternatifs de paiement. Si le mécanisme d’attribution forcée, et donc d’expropriation du débiteur, peut être retenu et admis, celui-ci doit demeurer un mode d’exécution subsidiaire de la prestation compensatoire. Ainsi, les juges doivent préalablement à la prise d’une telle décision vérifier que le débiteur ne puisse et veuille s’exécuter par somme d’argent. Le droit de propriété du débiteur de la prestation fait donc échec au paiement forcé en nature lorsque le débiteur est en capacité financière de recourir à d’autres modes de paiement et qu’il se soumet volontiers à l’exécution de la prestation.

 Le Conseil constitutionnel français saisi, quant à lui, par une question prioritaire de constitutionnalité deux ans auparavant, avait déjà livré sa réponse, en la matière, dans sa décision du 13 juillet 2011[3]  affirmant  la comptabilité de la mesure d’attribution forcée de la propriété d’un bien avec le droit de propriété du débiteur, à la condition toutefois que ce mode d’exécution demeure subsidiaire. Les deux hautes juridiques retiennent une solution juridique similaire, même si l’une des juridictions condamne la France pour atteinte au droit de propriété du débiteur de la prestation compensatoire et que, l’autre, admet que la mesure ne porte pas atteinte au droit de propriété du débiteur, sous réserve du respect de quelques conditions.  La condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation du droit de propriété du débiteur de la prestation compensatoire ne doit pas prêter à confusion et laisser penser ni que la législation française n’est pas conforme à la Convention et doit être modifiée, ni que le droit européen s’oppose à la solution retenue par le Conseil constitutionnel. L’apparente différence des positions des deux hautes juridictions s’explique par la nature des contrôles opérés. Le Conseil constitutionnel opère un contrôle in abstracto tandis que la Cour européenne effectue un contrôle in concreto. Par conséquent, la Cour européenne condamne la France pour l’usage que les juges ont fait de la mesure de privation de propriété en l’espèce et non pour la possibilité de recourir, dans certains cas, à cette mesure, qu’elle reconnait, d’ailleurs, comme d’utilité publique. Elle ne remet donc pas en cause la législation française mais uniquement la question de la proportionnalité de la mesure en l’espèce, c’est-à-dire du choix des juges, dans la présence affaire, d’avoir ordonné la mesure de cession forcée alors que l’exécution de la prestation en somme d’argent était envisageable. De plus, le Conseil constitutionnel a affirmé la comptabilité de l’attribution forcée d’un bien en pleine propriété avec le droit de propriété du débiteur, à la condition de réserver cette mesure, telle que prévu aux dispositions 2° de l’article 274 du Code civil, au cas où « les modalités prévues au 1° n’apparaissent pas suffisantes pour garantir le versement de la prestation »[4]. Dès lors, le Conseil constitutionnel, à l’instar de la Cour européenne, opère une hiérarchie entre les modalités d’exécution de la prestation compensatoire : les juges doivent d’abord privilégier le règlement de la prestation compensatoire par somme d’argent et à défaut de cette possibilité, recourir à l’attribution forcée d’un bien en pleine propriété.

En opérant une hiérarchie entre les modalités d’exécution, la Cour européenne et le Conseil constitutionnel  limitent les pouvoirs du juge en la matière ainsi que ceux du bénéficiaire de la prestation, qui ces dernières années semblaient disposer d’un choix quant à la forme de la prestation[5]. Par conséquent, la solution rappelle aussi que si la créance de prestation compensatoire est une créance particulière, appartenant à un régime spécifique et dérogatoire, en raison de sa nature mixte, à la fois compensatoire et alimentaire, elle ne constitue pas pour autant une « créance exorbitante de droit commun » conférant aux juges et à son bénéficiaire les pleins pouvoirs sur le patrimoine de son débiteur. Il s’agit avant tout d’une créance de somme d’argent, qui doit s’exécuter comme telle.

La Cour de cassation semble avoir intégrer cette analyse, suite à la décision du Conseil constitutionnel, comme en témoigne l’arrêt de cassation du 28 mai 2014[6], qui reproche aux juges du fond de ne pas avoir vérifié que l’exécution de la prestation pouvait être effectuée conformément aux dispositions de l’article 274, 1° du Code civil avant de recourir aux modalités prescrites au 2° de l’article 274 du même code. Il est donc intéressant de noter que, grâce à  la décision du Conseil constitutionnel, la Cour de cassation a modifié sa position et donc a anticipé la solution juridique de la Cour européenne, mettant ainsi la France à l’abri d’une nouvelle condamnation des juges strasbourgeois.

Notes de bas de page

  • A. Bénabent, Nouvelle prestation compensatoire en nature : compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme, D. 2001, Point de vue 1036.
  • A. Bénabent, Nouvelle prestation compensatoire en nature : compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme, D. 2001, Point de vue 1036.
  • Cons. const. 13 Juill. 2011, n° 2011- 151, QPC, AJ fam. 2011. 426, obs. N. Régis ; RDT civ. 2011. 565, obs. T. Revet, ibid. 750, obs. J. Hauser.
  • Cons. const. 13 Juill. 2011, n° 2011- 151, QPC, considérant 8.
  • Soit somme d’argent, soit attribution forcée d’un bien en pleine propriété ou d’un usufruit sur un bien.
  • Civ. 1er, 28 mai 2014, n° 13. 15-760, D. 2014. 1203.