Conseil de l'Europe et Convention européenne des droits de l'homme

Précisions et hésitations sur la validité des lois d'amnistie

Cour EDH, Gde Chbre, 27 mai 2014Margus c. Croatie, req. n° 4455/10. 

Les arrêts ou décisions par lesquels la Cour européenne des droits de l'homme a l’occasion de se prononcer sur la validité des lois d'amnistie adoptées après un conflit armé sont peu fréquents, notamment en comparaison avec la jurisprudence très riche que l'on rencontre outre-atlantique, devant la Cour intéraméricaine des Droits de l'Homme. Certes, le juge de Strasbourg n'est, a priori, ni principalement, ni directement compétent pour connaître de cette question. L'examen d'une loi d'amnistie et l'appréciation de sa conformité avec la convention de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux peuvent néanmoins se poser devant la Cour, par l'intermédiaire d’interrogations autres, touchant au principe de légalité criminelle[1], au droit à un recours effectif[2], ou encore, comme c'est le cas en l'espèce, au  respect de la  règle ne bis in idem[3].

L'affaire concernait un ancien combattant de l'armée croate, Fred Margus, condamné à l'issu de deux procédures distinctes pour crimes de guerre commis contre la population civile en 1991, pendant la guerre en Croatie. En 1993, M. Margus fut inculpé de meurtre, de coups et blessures graves, de mise en danger de la vie et des biens d'autrui ainsi que de vol.  Après une modification de l'acte d'accusation, qui lui reprochait notamment d'avoir tiré sur un enfant, la procédure prenait néanmoins fin devant le tribunal de comté d’Osijek, en application d'une loi d'amnistie générale promulguée le 24 septembre 1996, au bénéfice de tous les auteurs d'infractions commises en rapport avec la guerre, à l'exception des violations très graves au droit humanitaire dont le génocide ou les crimes de guerre. Mais le Procureur général de Croatie contestait la décision  en introduisant un pourvoi dans l'intérêt de la loi devant la Cour suprême, alors qu'un nouvel acte d'accusation fondé sur les mêmes faits, mettait en cause Fred Margus le 26 avril 2006, cette fois-ci sous la qualification de crimes de guerre. Quelques mois avant que la Cour Suprême ne déclare irrégulière la décision de mettre fin à la première procédure, au motif que la loi d'amnistie ne pouvait s'appliquer aux faits de l'espèce, Margus était condamné pour crimes de guerre à une peine de 14 ans d'emprisonnement, condamnation confirmée par la Cour constitutionnelle  de Croatie le 30 septembre 2009.

C'est naturellement cette sentence que M. Margus contestait  devant la Cour européenne, par une requête en date du 31 décembre 2009. Le requérant avançait plusieurs griefs au soutien de son recours: il se plaignait tout d'abord de la violation du droit à un procès équitable, particulièrement sous l'angle de l'exigence d'impartialité (art. 6 §§ 1 et 3), le juge ayant participé à la décision de clôture de la première procédure siégeant, également, lors de l'audience ayant conduit à sa condamnation. Il faisait également valoir que, expulsé du prétoire, il n'avait pu correctement se défendre. M. Margus invoquait, ensuite, la violation de l'article 4 du protocole additionnel n° 7, à savoir la violation de la règle ne bis in idem, puisque les faits ayant servi  de fondement aux deux procédures le mettant en cause étaient partiellement identiques. Mais dans un arrêt du 13 novembre 2012[4], la Cour rejetait ses prétentions et concluait à, l'unanimité, à la non violation des deux dispositions invoquées. Elle observait, d'abord, que le juge n'avait pas, lors des premières poursuites, connu réellement des faits, en sorte qu'il n'y avait eu, de manière concrète, aucun pré-jugement. Elle soulignait, ensuite, que le requérant, en dépit de son expulsion- laquelle lui était d’ailleurs imputable - avait été mis en mesure d'assurer sa défense. Enfin, s'agissant de la règle ne bis in idem, la Cour souscrivait aux conclusions des juges croates sur l'inapplicabilité de la loi d'amnistie. Les faits tombant sous la qualification de crimes de guerre, la loi d'amnistie n'était pas applicable, si bien que l'octroi d’un tel bénéfice pénal s'analysait en un vice fondamental de la procédure, autorisant, selon l'article 4 du protocole n°7, l'ouverture d'un nouveau procès. Les deuxièmes poursuites et la condamnation consécutive s'en trouvaient ainsi justifiée.

La conclusion sera reprise par  la Grande chambre dans l'arrêt du 27 mai 2014, aussi bien sur le terrain de l’article 6 de la convention que sur la non application du principe ne bis in idem. Le premier point appelle peu de commentaires, les juges reprenant les raisonnements et la conclusion, somme toute assez classiques, adoptées par la chambre en 2012.

Relativement au second problème, l'arrêt mérite que l’on s’y attarde davantage. S’il souscrit aux conclusions émises en 2012 relativement à l’invalidité de principe des lois d’amnistie ( I) et en tire les mêmes conséquences au regard de la compatibilité de la nouvelle condamnation de Margus avec la règle ne bis in idem, la Grande chambre ne réduit cependant pas la question à l’existence d’un vice de procédure. Elle est au contraire ramenée au fond du droit, dans la mesure où la non application de la règle ne bis in idem résulte de l’obligation faite aux Etats d’enquêter et de sanctionner des violations graves aux droits de l’Homme[5]. En outre, la Grande chambre se saisit de l’occasion pour revenir sur des aspects plus généraux du problème, et spécialement sur le fait de savoir si l’invalidité des lois d'amnistie doit être absolue ou si au contraire, elle peut fléchir en présence d’un processus de réconciliation. Sur ce point, qui n’était d'ailleurs pas traité dans le premier arrêt Margus, la Grande chambre marque une hésitation par rapport à la position précédemment soutenue à Strasbourg (II), car elle ne semble plus considérer de manière aussi évidente, qu'une loi d’amnistie, du moins en matière de violations graves de droits de l’homme, trouve une place  au sein d’une justice transitionnelle.

I. L’invalidité de principe des lois d’amnistie

Après avoir rappelé qu’aucun texte international n’interdit expressément le recours à l’amnistie de violations graves des droits fondamentaux, la Grande chambre conclut que : « le droit international tend de plus en plus à considérer ces amnisties comme inacceptables car incompatibles avec  l’obligation universellement reconnue pour les États de poursuivre et de punir les auteurs de violations graves de droits fondamentaux de l’homme ». L'hostilité manifeste aux lois d’amnistie s’inscrit dans le sillage d’un mouvement plus large de lutte contre l’impunité qui s’est peu à peu imposé,  notamment sous l'influence des  juridictions régionales de protection de Droits de l’Homme. La Cour intéraméricaine, marquée par l’histoire violente du continent, a, on le sait, adopté une position radicale à ce sujet : après avoir posé que toutes mesures tendant à l’impunité, au premier rang desquelles les lois d’amnistie, sont incompatibles avec l’obligation positive des États d’enquêter et de sanctionner les violations graves des droits fondamentaux, elle est allée jusqu'à considérer que de tels bénéfices pénaux demeurent inacceptables même s'ils ont été validés par référendum[6]. La Cour européenne est traditionnellement plus nuancée, quoique l'arrêt commenté pourrait laisser entrevoir un rapprochement avec la jurisprudence américaine. En effet, après avoir expliqué, relativement à des actes de torture commis par des agents publics, que les lois d'amnistie sont condamnées par le droit international[7], la prohibition d'y avoir recours a été posée, sans référence aucune à la qualité de l'auteur de l'infraction, dès lors que les faits tombent sous la qualification de tortures[8]. Les deux arrêts Margus, et spécialement celui rendu en Grande chambre, précisent le périmètre de cet interdit, en l'élargissant. En effet, cette dernière avalise l’analyse faite par les juges en 2012, considérant que la prohibition des lois d'amnistie concerne, outre les tortures, les principales infractions internationales par nature, à savoir les crimes contre l’humanité, le génocide et les crimes de guerre. Elle va néanmoins plus loin, car selon elle, ce sont toutes les atteintes à la vie et les mauvais traitements infligés à la population civile qui sont concernés par cette prohibition, indépendamment de la qualification pénale donnée aux faits. La précision pourrait sembler symbolique, tant il est vrai que les mauvais traitements ou atteintes à la vie de la population civile emportent bien souvent une qualification pénale internationale. Mais outre qu’elle évite de soulever la question technique de l'incrimination retenue, elle semble parfaitement logique devant le juge européen, qui n'est pas un juge répressif mais le gardien des droits et libertés fondamentaux. On comprend dès lors que la qualité de la victime – population civile-ait été centrale dans la détermination du domaine de l’interdiction d’amnistier, bien plus que la qualification pénale donnée aux faits ; car c'est bien la population  civile qui se trouve en situation de vulnérabilité pendant un conflit armé et c’est naturellement cette dernière que les États doivent protéger, en premier lieu.  

Le lien entre l'interdiction des lois d'amnistie et les devoirs des États à l’égard de ses ressortissants est d'ailleurs clairement exprimé lorsque la Grande chambre revient sur les fondements de la règle qu'elle pose.  Si les lois amnistiant les violations graves des droits fondamentaux sont proscrites, c'est parce que les États ont l'obligation positive d'enquêter sur ces faits et d’en sanctionner les auteurs. Il s'agit, comme le souligne la Grande chambre, d'assurer l'effectivité, au plan national, des articles 2 et 3 de la Convention et de donner un sens réel et concret à la protection issue de ces dispositions. Le juge de Strasbourg rejoint ici celui de San José, même si ce dernier déploie à propos des lois d'amnistie une argumentation plus complète. Ce dernier, en effet, ne se contente pas de fonder leur  prohibition sur l'obligation des États de mener des investigations sur les violations graves des droits de l'Homme mais prend également en compte le droit des victimes à obtenir la vérité sur les faits criminels[9], aussi bien d’un point de vue individuel que d’un point de vue collectif[10].

Mais une chose est le principe, autre chose sont les exceptions que l’on peut éventuellement reconnaître. Or, sur ce point, l’arrêt de la Grande chambre marque quelques hésitations.

II. Les hésitations quant à l'admission exceptionnelle des lois d'amnistie

Dans la mesure où la loi d'amnistie appliquée en l'espèce ne s'intégrait dans aucun mécanisme de justice transitionnelle, et qu'aucune circonstance particulière permettant de reconsidérer son invalidité n'était avancée par le requérant, la Grande chambre n'était pas tenue d'envisager ce problème. Pourtant, c'est très exactement ce qu'elle fait mais de manière tout à fait inhabituelle puisqu'elle se contente ici de soulever la question sous forme dubitative. Elle conclut ainsi qu’« à supposer que les amnisties soient possibles lorsqu’elles s’accompagnent de circonstances particulières telles qu’un processus de réconciliation et /ou une forme de réparation pour les victimes, l’amnistie octroyée au requérant en l’espèce n’en restait pas moins inacceptable puisque rien n’indique la présence de telles circonstances en l’espèce »[11].

Cette position a de quoi surprendre. En 2009, dans une décision Ould Dah contre France[12], la Cour semblait au contraire conclure à l'invalidité d'une loi d'amnistie appliquée à des actes de torture parce que cette dernière ne s'inscrivait dans aucun processus de réconciliation ; c'était donc considérer que l'existence de telles circonstances particulières était de nature à justifier que certaines personnes coupables de violations graves de droits fondamentaux échappent à leur responsabilité pénale. Cette voie médiane s’expliquait sans doute par un souci de pragmatisme, la Cour voulant très probablement souligner qu’une loi d'amnistie peut poursuivre des objectifs distincts : si elle peut évidemment être dévoyée au point de se transformer en instrument politique d’immunité, elle pourrait en d’autres occasions suivre un but légitime de pacification ou de réconciliation sociale. Dans ce cas, à suivre la Cour, l'intérêt général pourrait parfaitement expliquer que l'on sacrifie « l'intérêt répressif » de certaines victimes. Du reste la Cour hésitait de toute évidence à donner une réponse tranchée à un problème que les États eux-mêmes refusent de régler[13].

Cette prudence semble désormais avoir disparu; ou du moins est-elle frappée du sceau de la méfiance puisqu’il n’est même plus sûr qu’une loi d’amnistie intégrée à un processus de réconciliation trouve grâce aux yeux de la Cour. Comme si la reconstruction sociale et la pacification ne pouvaient sérieusement être envisagées en dehors d'une justice effective qui veille à la désignation et la sanction des responsables des violations graves aux droits fondamentaux. Certes, il faut  se garder de conclusion hâtives, la Grande chambre n'allant pas jusqu'à dire que les lois d'amnistie sont, par nature, et quelles que soient les circonstances ou les procédures dont elles sont issues, incompatibles avec la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Mais l'évolution devient palpable, et peut être est-ce pour cette raison que, contrairement à d'autres affaires, la Cour fonde l'invalidité des lois d'amnistie non seulement sur l'obligation positive des États de mener des investigations – ce qu'elle faisait déjà notamment dans la décision Ould Dah, mais également  sur celle d'en sanctionner les auteurs – ce qui est nouveau-.

Restent à dévoiler les raisons qui expliquent ces hésitations : la Grande chambre entend-elle annoncer une radicalisation de la position européenne sur la question des lois d'amnistie et rejoindre  ainsi la Cour intéraméricaine ?  Veut-elle plus simplement inviter à la réflexion, refusant d'entrer dans des distinctions qu'elle aurait du mal à maîtriser : comment apprécier la réalité, la légitimité et la sincérité d’un processus de réconciliation ? Ne se sent-elle pas légitime pour le faire ?  Il est dans doute trop tôt pour le dire, mais cet arrêt montre que, contrairement à ce que l’on avance trop souvent, la question de l’amnistie en droit pénal international n’est pas complètement résolue.

Notes de bas de page

  • Ould Dah c/ France, 17 mars 2009, req. n° 13113/03.
  • CEDH, Abdülsamet Yaman c. Turquie, 2 nov. 2004, req. n°  32446/96.
  •    Consacrée à l'article 4 du protocole additionnel 7 à la Convention. Le principe ne bis in idem signifie que nul ne peut être poursuivi ou condamné deux fois pour les mêmes faits.
  • CEDH, Margus c/ Croatie, 13 novembre 2012, req. n° 4455/10.
  • La Cour est en réalité plus précise puisqu'elle distingue deux hypothèses. Elle observe qu'une partie des accusations avait été abandonnée lors de la première procédure. Pour ces faits, la règle ne bis in idem n'est pas applicable, le retrait d'une accusation par le procureur n'étant pas  assimilable à un jugement d'acquittement ou de condamnation. En revanche, s'agissant des faits ayant bénéficié de la loi d’amnistie, le principe sus énoncé ne pouvait recevoir application, compte tenu de l'obligation faite aux Etats de poursuivre et de sanctionner les graves violations des droits de l'homme, v. § 117-123.
  • CIDH, Gelman c/ Urugua (Fondo y Reparaciones), 24 fév. 2011, § 239 : :« La incompatibilidad de las leyes de amnistía con la convención Americana en caso de graves violaciones de derechos humanos no deriva de una cuestión formal como su origen sino del aspecto material en cuanto violan los derechos consagrados en los artículos 8 y 25en relación con el articulo 1.1 y 2 de la Convención ».
  • CEDH, Abdülsamet Yaman c. Turquie, 2 nov. 2004, préc.
  • CEDH, Ould Dah c/ France, 17 mars 2009,
  • V. par exemple, CIDH Gelman v/ Uruguay, 24 fév. 2011 (Fondo y reparaciones) § 243.
  • D’un point de vue individuel, le droit à la vérité implique un accès effectif à la justice, alors que d’un point de vue collectif, le droit à la vérité se prolonge par un devoir de mémoire.
  • § 139.
  • Préc. 
  • Rappelons simplement que les statuts des différentes juridiction pénales internationales et particulièrement celui de la Cour pénale internationale sont restés silencieux sur ce point alors qu’ils ont par exemple consacré l’imprescriptibilité des infractions internationales par nature ou l’invalidité des immunités.

Auteurs


Amane Gogorza

jade@u-bordeaux4.fr