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Inapplicabilité du règlement Bruxelles I à la reconnaissance d'une anti-suit injunction arbitrale

CJUE, Gde chbre, 13 mai 2015, « Gazprom » OAO, Aff. C-536/13.

En l’espèce, un accord conclu entre les différents actionnaires d’une société lituanienne prévoyait une clause compromissoire donnant compétence à un tribunal arbitral pour régler tout litige qui en découlait. Les principaux actionnaires de la société sont une société de droit allemand, la société russe Gazprom et l’État lituanien. Ce dernier a saisi les juridictions lituaniennes, déclenchant l’ouverture d’une enquête sur les activités d’une personne morale. Cette enquête visait la société lituanienne ainsi que deux des membres de la direction, tous deux ressortissants russes et nommés à ce poste par Gazprom.

Estimant que ce recours violait la clause compromissoire prévue par l’accord, Gazprom a déposé une demande d’arbitrage contre l’État lituanien devant la chambre de commerce de Stockholm aux fins qu’elle lui enjoigne de retirer son recours devant le juge lituanien. Le tribunal arbitral accède à la demande de Gazprom, concluant à la violation de la clause compromissoire. Malgré l’injonction du tribunal arbitral, la juridiction lituanienne saisie ordonne l’ouverture d’une enquête, la question relevant, selon elle, de sa compétence et ne pouvant pas faire l’objet d’un arbitrage. La société lituanienne et les ressortissants russes font appel de cette décision pendant que, parallèlement, Gazprom demande aux juridictions lituaniennes l’exequatur de la sentence arbitrale. Cette dernière demande est rejetée, notamment au visa de la convention de New-York de 1958 pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, dont l’article 5. 2 a) et b) prévoient le refus d’exequatur pour le cas où, d’une part, l’objet du litige n’est pas susceptible d’être réglé par voie d’arbitrage et, d’autre part, la reconnaissance serait contraire à l’ordre public de l’État requis. Dans le même temps, la demande d’appel de la société visée par l’enquête et de ses dirigeants est rejetée. Deux pourvois en cassation sont alors formés.

La juridiction suprême lituanienne sursoit à statuer en ce qui concerne la question de l’exequatur de la sentence arbitrale pour se tourner vers la Cour de justice. En substance, elle demande « si le règlement n°44/2001 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une juridiction d’un État membre reconnaisse... une sentence arbitrale interdisant à une partie de présenter certaines demandes devant une juridiction de cet État membre » (point 27). La question est donc de savoir si les anti-suit injunctions prononcées par une juridiction arbitrale doivent être appréciées au regard du règlement Bruxelles I.

La CJUE rappelle que l’arbitrage est expressément exclu du champ d’application du règlement (article 1. 2 d)) (point 28). Pour autant, elle s’interroge sur le fait de savoir si une telle injonction ne porte pas atteinte à l’effet utile du règlement au sens où elle serait de nature à contrevenir au pouvoir d’une juridiction étatique de se prononcer sur sa compétence concernant un litige relevant du champ d’application du règlement (point 31). À ce propos la Cour rappelle sa jurisprudence Allianz et Generali Assicurazioni Generali[1] dans laquelle elle retenait que le règlement Bruxelles I « s’oppose à l’injonction par laquelle une juridiction d’un État membre interdit à une personne d’engager ou de poursuivre une procédure judiciaire dans un autre État membre au motif qu’une telle procédure viole, de l’avis de cette juridiction, une convention d’arbitrage ».  En effet, de telles injonctions sont contraires au principe selon lequel, dans le système du règlement, les juridictions se prononcent elles-mêmes sur leur propre compétence (point 33), de même qu’au principe de confiance mutuelle (point 34).

Cela étant, la présente affaire pose la question de l’anti-suit injunction prononcée par un tribunal arbitral et non par une juridiction étatique. Plus précisément, il s’agit de la question de la compatibilité avec le règlement de la reconnaissance d’une telle sentence dans l’État membre dont la juridiction est saisie de l’affaire en violation de l’injonction. Dès lors, il n’est pas question d’un État membre en empêchant un autre de se prononcer sur sa compétence (point 36) ou d’atteinte au principe de confiance mutuelle (point 37), eu égard à la nature non étatique de la juridiction arbitrale. En effet, l’éventuelle violation de l’injonction n’est pas de nature à entrainer des sanctions de la part des juridictions d’un autre État membre. Et, « partant, la procédure de reconnaissance et d’exécution d’une sentence arbitrale telle que celle en cause au principal relève du droit national et du droit international applicables dans l’État membre dans lequel cette reconnaissance et cette exécution sont demandées, et non du règlement n°44/2011 » (point 40).

À la différence de l’arrêt Allianz et Generali Assicurazioni Generali, la présente affaire n’est pas de nature à mettre en cause le système instauré par le règlement Bruxelles I et ne lui est donc pas rattachée pour préserver son effet utile. Le sort des anti-suit injunctions arbitrales est réglé par le droit international privé commun du juge saisi qui leur accordera ou non effet selon ses règles.

Notes de bas de page

  • CJUE, 10 février 2009, Allianz et Generali Assicurazioni Generali SpA c. West Tankers Inc., Aff. C-185/07.