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Qualification des obligations litigieuses et articulation des règles de compétence juridictionnelle du règlement Bruxelles I

CJUE, 3ème chbre, 10 septembre 2015, Holterman Ferho Exploitatie e. a., Aff. C-47/14.

Le litige à propos duquel la Cour de justice est interrogée oppose quatre sociétés à celui qui fut leur gérant et dont la responsabilité est aujourd’hui recherchée. Il lui est en effet reproché diverses fautes de gestion de nature à engager sa responsabilité contractuelle en sa qualité de gérant des sociétés et délictuelle en sa qualité de salarié, l’immunité civile du salarié s’effaçant en droit néerlandais devant sa faute intentionnelle.

Il est attrait devant les juridictions néerlandaises du lieu d’exécution de l’obligation litigieuse et de survenance du dommage, compétence juridictionnelle qu’il conteste. Les juridictions néerlandaises lui donnent raison, estimant que le contrat sur lequel est basé le litige est un contrat de travail, créant ainsi, par application du règlement Bruxelles I, une compétence dérogatoire, notamment au profit des juridictions du domicile du travailleur, en l’espèce les juridictions allemandes. Un pourvoi est formé par les quatre sociétés.

La juridiction de renvoi précise qu’en droit néerlandais une distinction est faite entre la responsabilité contractuelle d’une personne en sa qualité de gérant de société et sa responsabilité délictuelle à l’occasion du travail salarié. La question préjudicielle porte ainsi sur l’articulation des compétences fondées sur la base d’une obligation contractuelle, d’un délit et d’un contrat de travail. En d’autres termes, il est demandé à la Cour de justice si la compétence des juridictions fondée sur le contrat de travail prévue aux articles 18 à 21 du règlement est une compétence dérogatoire empêchant l’exercice des chefs de compétence des articles 5. 1 et 5. 3 du règlement. Si tel n’était pas le cas, il est demandé à la Cour si les actions en responsabilité intentées relèvent respectivement de la notion de « matière contractuelle » et de la notion de « matière délictuelle ou quasi-délictuelle ».

Le caractère dérogatoire des règles de compétence prévues aux articles 18 à 21 ne posant guère question, la Cour s’attache à définir les notions de « contrat individuel de travail » et de « travailleur » déclenchant l’applicabilité des chefs de compétences relatifs au contrat de travail. La CJUE se penche ensuite sur la notion de « matière contractuelle » pour y rattacher l’action des sociétés contre le gérant puis sur la notion de « matière délictuelle ou quasi-délictuelle » pour qualifier l’action en réparation du comportement illicite du gérant.

I. Sur les notions de « contrat individuel de travail » et de « travailleur »

La Cour de justice n’avait jamais eu l’occasion de se prononcer sur ces notions au sens où elles sont entendues dans le règlement Bruxelles I. Tout au plus avait-elle eu l’occasion de dire, à propos de la convention de Bruxelles, que « les contrats de travail présentent certaines particularités en ce qu’ils créent un lien durable qui insère le travailleur dans le cadre d’une certaine organisation des affaires de l’entreprise ou de l’employeur et en ce qu’ils se localisent au lieu de l’exercice des activités, lequel détermine l’application de dispositions de droit impératif et des conventions collectives »[1] (point 39).

Quant à la notion de « travailleur », si elle a fait l’objet d’une abondante jurisprudence dans l’interprétation du droit primaire comme du droit dérivé[2], elle n’a pas non plus été envisagée à propos du règlement Bruxelles I. Cependant, la Cour estime utile de rappeler son interprétation de la notion en d’autres domaines, notamment en ce que « la caractéristique essentielle de la relation de travail est la circonstance qu’une personne accomplit, pendant un certain temps, en faveur d’une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle perçoit une rémunération »[3] (point 41).

La fonction des articles 18 à 21 du règlement est d’assurer la protection du travailleur considéré comme partie faible (considérant 13) en dérogeant aux règles générales de compétence. Ainsi, c’est en contemplation de cela que la juridiction de renvoi devra décider si le gérant des sociétés peut être considéré comme travailleur (point 45).

Il ressort de ces éléments que la relation de travail est notamment caractérisée par l’existence d’un lien de subordination. Son existence doit être appréciée in concreto[4] (point 46). En effet, la Cour relève la particularité de l’espèce qui tient à ce que le gérant d’entreprise est également actionnaire de l’une des sociétés parties au litige. De ce fait, s’il était établi que ses pouvoirs sur la direction de l’entreprise étaient tels qu’il puisse en déterminer la volonté, il faudrait corrélativement en déduire l’absence de lien de subordination (point 47). Dans le cas contraire, un contrat de travail le lierait à son employeur et entrainerait l’application des dispositions des articles 18 à 21 du règlement par dérogation aux règles de compétence générale de l’article 5.

Les notions de « contrat individuel de travail » et de « travailleur » n’en sortent pas précisément définie. Leurs éléments caractéristiques, au premier rang desquels l’existence d’un lien de subordination, semblent cependant esquissés par la Cour. La marge d’appréciation laissée au juge nationale impose que soient examinées ensuite les autres questions relatives à la qualification des actions en responsabilité.

II. Sur les notions de « matière contractuelle » et notion de « matière délictuelle ou quasi-délictuelle »

C’est sans surprise que la relation entre le gérant et les sociétés est qualifiée d’« engagement librement consenti d’une partie envers l’autre » définissant de manière constante la « matière contractuelle » au sens du règlement Bruxelles I (point 53). Pour déterminer le « lieu » de l’obligation qui sert alors de base à la demande et dont les juridictions seront compétentes sur la base de l’article 5. 1 du règlement, la Cour estime, toujours sans surprise, qu’une « fourniture de services » lie le gérant et les sociétés (point 58). Ainsi, la juridiction de renvoi aura pour tache de déterminer le lieu où le gérant exécutait ses obligations.

Quant au volet délictuel du litige, ce n’est plus la qualité de gérant qui fonde alors l’action en responsabilité mais son comportement illicite. La détermination du locus delicti entrainera la compétence juridictionnelle sur la base de l’article 5. 3. Or, la « matière délictuelle ou quasi-délictuelle » est définie par la CJUE de manière résiduelle, comme tout ce qui n’appartient pas à la « matière contractuelle ». Ainsi, pour qualifier une action de délictuelle il faut qu’elle ne soit pas contractuelle, soit, en l’espèce, qu’elle ne découle pas des obligations contractuelles unissant le gérant et les sociétés (point 71).

En d’autres termes, la largeur du périmètre de définition de la matière contractuelle en droit européen est de nature à réduire le champ de la compétence fondée sur le délit et même à l’exclure dans le cas précis du fait dommageable commis à l’occasion l’exécution contractuelle. La disposition du droit néerlandais réservant l’immunité civile du salarié pour les dommages qu’il commet à l’occasion de l’exécution du contrat de travail pour les cas où ils ne résultent pas d’une faute intentionnelle (point 11) en est un exemple topique. La qualité de salarié a pour effet de lui conférer une immunité pour les dommages causés à l’occasion de son travail, à moins que sa faute soit intentionnelle, mais n’a pas pour effet de transformer la responsabilité délictuelle en responsabilité contractuelle. Pourtant, au sens du droit européen, un tel type de responsabilité sera par hypothèse contractuel. La Cour a auparavant statué en ce sens en retenant que « des actions en responsabilité civile […], de nature délictuelle en droit national, doivent néanmoins être considérées comme relevant de la “matière contractuelle”, au sens de l'article 5, point 1, sous a) […], si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu'elles peuvent être déterminées compte tenu de l'objet du contrat »[5].

Par conséquent, s’il est retenu que le gérant est lié aux sociétés par un contrat de travail, les articles 18 à 21 fonderont la compétence du juge quand bien même la responsabilité recherchée serait de nature délictuelle. S’il n’y avait pas de contrat de travail, les dommages auront été commis à l’occasion de l’exécution du contrat les liant ce qui fonderait la compétence des juridictions sur la base de l’article 5. 1, quand bien même l’action serait une fois encore, en droit interne, de nature délictuelle.

Ainsi, les possibilités de fonder la compétence sur l’article 5. 3 sont amoindries. Mais si la juridiction de renvoi parvenait tout de même à cette conclusion, elle pourra fonder sa compétence sur l’article 5. 3, étant rappelé que le locus delicti s’entend du lieu du fait générateur comme du lieu du dommage (point 72). La juridiction saisie devra donc déterminer lequel des lieux potentiels retient la plus grande proximité avec le litige (point 75).

Au final, le présent arrêt rappelle la mise en œuvre de l’articulation des compétences juridictionnelles prévues par le règlement Bruxelles I. En tant que chef de compétence dérogatoire (articles 18 à 21), l’existence d’un contrat de travail empêche l’application des règles générales de compétence. En l’absence de contrat de travail, la compétence dépend de la qualification contractuelle de l’obligation litigieuse. Si elle a une telle nature, la compétence sera basée sur l’article 5. 1. Si l’obligation n’est pas un engagement librement consenti d’une partie envers l’autre, l’action sera alors délictuelle, entrainant l’application de l’article 5. 3. Il en résulte que les hypothèses dans lesquelles un délit est commis à l’occasion de l’exécution d’un contrat seront rattachées à la matière contractuelle, réduisant d’autant les cas de compétence fondés sur l’article 5. 3. L’entrée en vigueur du règlement Bruxelles I bis ne change pas la donne, les dispositions pertinentes restants inchangées.

Notes de bas de page

  • CJCE, 15 janvier 1987, Shenavai, aff. C-266/85.
  • V. les références citées par M. l’Avocat général au point 25 de ses conclusions.
  • V. CJCE, 3 juillet 1986, Lawrie-Blum, aff. 66/95 (en ce qui concerne l’article 45 TFUE) et CJUE, 11 novembre 2010, Danosa, aff. C-232/09 (pour la directive 92/85/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail).
  • V. CJUE, 9 juillet 2015, Balkaya, aff. C-229/14.
  • CJUE, 13 mars 2014, Brogsitter, aff. C-548/12.