Conseil de l'Europe et Convention européenne des droits de l'homme

La représentation des enfants devant la Cour européenne des droits de l'Homme: le pragmatisme du juge de Strasbourg

CEDH, 2 février 2016, Case of N.TS and others c. Georgie, requête n°71776/12.

L’intérêt principal de l’arrêt N.TS and Others contre Géorgie réside dans la souplesse dont la Cour fait preuve à propos de la représentation d’enfants mineurs dans la procédure intentée devant elle. Dans cette décision du 2 février 2016, la Cour européenne des droits de l’Homme condamne l’Etat géorgien sur le fondement de l’article 8 de la Convention relatif au droit au respect de la vie privée et familiale pour avoir ordonné le retour auprès de leur père de trois enfants confiés à leur famille maternelle depuis la mort de leur mère.

 La Cour admet d’une part, la recevabilité de la requête initiée par la tante au nom de ses neveux. D’autre part, elle considère en se fondant sur le principe de primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant qu’en l’espèce la décision des juridictions nationales d’ordonner le retour des enfants auprès du père révèle une défaillance dans le processus décisionnel ainsi qu’un examen inadéquat et unilatéral des intérêts des enfants, négligeant leur état psychologique.

La représentation facilitée des enfants devant la Cour européenne des droits de l’Homme

Pour admettre la qualité pour agir de la tante qui n’était pas titulaire de l’autorité parentale au nom de ses neveux âgés de 10 ans et 6 ans, la Cour retient qu’ « à la date du dépôt de la requête, les enfants ont vécu depuis plus de deux ans » avec leur famille maternelle qui s’occupe d’eux, ce qui est de nature àcaractériser « un lien suffisamment étroit avec ses neveux ».

 Dans l’appréciation de la recevabilité de la requête, la Cour se fonde sur des critères à la fois matériels et psychologiques. D’une part, la Cour reconnait le lien affectif existant entre la tante et ses neveux en relevant la durée et la stabilité de la cohabitation entre eux. D’autre part, la Cour tient compte de la vulnérabilité de la situation des enfants en raison de leur minorité, de la perte de leur mère ainsi que de l’hostilité des relations qu’ils entretiennent avec leur père. Ainsi, l’éloignement des enfants et le conflit d’intérêts qui les oppose ont mené la Cour à considérer que la tante était le parent le plus proche pour initier une requête en leur nom.

 L’arrêt du 2 février 2016 possède un caractère inédit puisqu’il s’agit de la représentation d’enfants par une personne sans parenté biologique directe. Dans l’arrêt Scozzari et Guinta c. Italie du 13 juillet 2000, la Cour européenne des droits de l’Homme avait cependant facilité la représentation des enfants en admettant qu’une mère privée de l’autorité parentale puisse agir en leur nom en cas de conflit avec la personne investie de la tutelle des enfants[1].

 La Cour adopte une conception pragmatique de la représentation des enfants qui est dénuée de fondement juridique puisque la tante est dépourvue de l’exercice de l’autorité parentale. Il faut préciser que la minorité des enfants ne constitue pas un obstacle à une saisine personnelle de la Cour européenne des droits de l’Homme[2]. Néanmoins, le jeune âge et la vulnérabilité de ces derniers font douter de leur capacité à agir sans représentation, de surcroit en présence d’un conflit à propos de leur lien avec leur père. Par conséquent, il apparait nécessaire d’admettre une représentation autonome des enfants par la tante puisqu’en raison du conflit entre le père investi de l’autorité parentale et la tante qui les héberge depuis la mort de leur mère, il y a un risque que certains intérêts de ces enfants ne soient jamais portés à la connaissance de la Cour et qu’ils soient privés d’une protection effective des droits qu’ils tiennent de la Convention.

Une participation défaillante des enfants dans la procédure interne

La Cour européenne reconnait « une défaillance dans le processus décisionnel » caractérisée par une représentation imparfaite des enfants par un tiers désigné par l’Agence des services sociaux qui la conduit à conclure à une violation de l’article 8 de la Convention. 

 La Cour européenne des droits de l’Homme dénonce la tardiveté de l’intervention du représentant des enfants ainsi que le statut qui lui a été conféré. Le représentant des enfants n’est en effet intervenu qu’au stade de la procédure d’appel et en qualité de partie intéressée. La Cour estime que ce statut est particulièrement flou et ambigüe puisque les fonctions, les pouvoirs et les droits procéduraux qui y sont attachés ne sont pas définis dans le code de procédure géorgien. La Cour fonde son analyse critique sur l’article 10 de la Convention européenne sur l’exercice des droits de l’enfant et les Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants qui préconisent que le représentant doit agir de manière appropriée au nom de l’enfant en représentant ses points de vue et en l’informant du contenu de la procédure. Or, la Cour a constaté qu’en l’espèce ce représentant n’a entretenu aucun contact régulier avec les enfants et n’a eu qu’un rôle de rédaction de rapports sur leurs conditions de vie et leur étatémotionnel.

 Selon la Cour, le manque d’efficacité dans la représentation et la participation des enfants a conduit à la rupture de « l’équité procédurale du processus décisionnel ». Dans cet arrêt, la Cour européenne accorde une importance non négligeable à la volonté des enfants ce qui s’inscrit dans la lignée de sa jurisprudence. La Cour a en effet récemment affirmé dans l’arrêt M. et M. c. Croatie du 3 septembre 2015, qui concernait un mineur qui n’avait pas été entendu dans une procédure relative à sa garde que le droit à l’autonomie personnelle du mineur impliquait qu’il soit entendu dans les procédures le concernant et que les juges internes avaient violé l’article 8 de la Convention en n’associant pas suffisamment ce dernier au processus décisionnel[3].

Un retour des enfants auprès du père contraire à leur santé psychologique

La Cour européenne des droits de l’Homme estime qu’en ordonnant le retour immédiat des enfants auprès de leur père, les juridictions internes n’ont pas suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants que la Cour place au cœur de toutes les procédures relatives au droit au respect de la vie familiale prévu à l’article 8 de la Convention[4]. Nonobstant le vocabulaire employé, le cas d’espèce ne relève pas de la Convention de la Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international des enfants. La décision de retour des enfants prise par les juges nationaux n’a pas été exécutée en raison du refus de ces derniers de s’installer auprès de leur père et de l’échec de deux tentatives en ce sens.

 La Cour apprécie concrètement l’intérêt supérieur des enfants en s’appuyant sur plusieurs rapports psychologiques. Ceux-ci mettaient en exergue l’attitude hostile des enfants à l’égard de leur père ainsi que les risques qui pourraient peser sur leur santé psychologique si ceux-ci étaient renvoyés de force chez ce dernier et ce quel que soit l’influence sur eux de leur famille maternelle.

 La Cour estime par conséquent que l’ignorance par les juridictions internes de l’état émotionnel des enfants dans le cas de l’exécution d’une mesure si radicale de retour chez leur père sans envisager une transition adéquate, est contraire à leurs intérêts et viole l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. La décision s’inscrit dans la lignée de l’arrêt Hansen c. Turquie du 23 septembre 2003 dans lequel l’obligation pour les autorités nationales de prendre des mesures visant à faciliter la réunion d’un parent avec son enfant n’est pas absolue et doit être examinée à la lumière de l’intérêt supérieur de l’enfant[5]. Ainsi, la réunion d’un parent avec ses enfants lorsque ces derniers ont résidé un certain temps avec d’autres personnes peutnécessiter la mise en place de mesures préparatoires afin de rétablir un lien de confiance entre eux.

 La Cour semble insister sur la nécessité que soit établi un juste équilibre entre les intérêts supérieurs des enfants et ceux du père d’être réunis avec ces derniers, considérant de facto que la décision de retour auprès du père aurait dû être aménagée progressivement et examinée tant à l’égard du père qu’àl’égard des enfants.

Notes de bas de page

  • CEDH, 13 juillet 2000, Scozzari et Guinta c. Italie, requêtes n°39221/98 et n°41963/98.
  • CEDH, 23 septembre 1998, A. c. Royaume-Uni, requête n°25599/94.
  • CEDH, 3 septembre 2015,  M. et M. c. Croatie, requête n°10161/13.
  • SUDRE (Frédéric) dir., Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme, Paris, PUF, coll. Thémis droit, 7e éd., 2015, p. 586.
  • CEDH, 23 septembre 2003, Hansen c. Turquie,  requête n°36141/97.