Les procédures de lustration - l’impartialité objective des juridictions nationales et l’impact des sanctions prononcées sur la vie privée des personnes soumises à la lustration
L’arrêt Ivanovski contre l’ex République yougoslave de Macédoine fait partie du contentieux dit de lustration qui est apparu après la chute du communisme devant la Cour européenne des droits de l’Homme. C’est à travers ce contentieux que la Cour pose des exigences strictes relatives tant aux lois qu’aux procédures de lustration. Ces exigences sont essentielles à la notion conventionnelle de légalité qui est conçu comme un rempart contre l’arbitraire et constitue « le principe fondateur de tout Etat de droit, lequel se doit d’avertir avant de frapper »[1]. La Cour met en garde les Etats concernés contre le recours à des procédures de lustration à titre de vengeance. Elle impose également les conditions que doivent remplir les sanctions prononcées lors de ces procédures. En premier lieu « l’existence de l’intérêt public légitime dans une société démocratique »[2]. Ensuite, la différenciation légale des formes de collaboration qui permet de porter des jugements du point de vue éthique en fonction du caractère volontaire, ou contraint de la collaboration.
Le requérant, M. T. Ivanovski, ressortissant macédonien né en 1946, a été soumis, en vertu de la loi de lustration[3], à une procédure de lustration en tant que président de la Cour constitutionnelle. Il a siégé à cette Cour de 2003 à 2011, date de son limogeage. Dans le cadre de cette procédure, il a déposé devant la Commission, l’autorité administrative, la déclaration écrite de non-collaboration avec les services secrets communistes. Cependant, la Commission a constaté que la déclaration était fausse eu égard aux informations qu’elle avait en sa possession. Cette conclusion a été contestée par M. Ivanovski lors de l’audience publique qui s’est déroulée devant la Commission. Son objection a été rejetée par la Commission qui s’est fondée sur les documents, au total 22, disponibles dans les Archives de l’Etat. Il en ressortait que le requérant avait fourni aux services secrets, à partir de 1964, des informations sur les activités de ses collègues étudiants en contrepartie d’une rémunération, comme en témoignent deux reçus qu’il a signés. Cette collaboration s’est achevée en 1983.
Le requérant a saisi en appel le Tribunal administratif en soulevant la question de l’équité de la procédure se déroulant devant la Commission. Malgré le caractère confidentiel de cette procédure, de nombreux médias ont rapporté que la Commission avait identifié un juge constitutionnel en tant que collaborateur et ce, avant l’achèvement de la procédure. En outre, M. Ivanovski a soulevé de nombreuses confusions présentes dans les dossiers des services secrets qui, selon lui, ne correspondaient pas à la réalité[4]. Il a également rappelé qu’il était mineur au moment des faits qui lui étaient reprochés. Le Tribunal administratif a rejeté son appel. En novembre 2010, le requérant a saisi la Cour suprême. Il a souligné que le nombre de pages et l’inventaire des preuves documentaires établis par les services de sécurité variaient significativement entre les différentes instances. Il s’est également plaint que le Tribunal administratif avait mal interprété les observations présentées par l’expert. Le 2 mars 2011, la Cour suprême a confirmé l’arrêt du Tribunal administratif. Par la suite, le 11 avril 2011[5], le Parlement a démis M. Ivanovski de sa fonction de juge constitutionnel pour une période de 5 ans.
Le présent arrêt possède un caractère symbolique car c’est la première fois que les juges strasbourgeois se prononcent sur un cas de lustration en Macédoine, visant la démission du président de la Cour constitutionnelle en raison de sa collaboration avec les services secrets de l’ex-Yougoslavie. Dans le cas d’espèce, la Cour européenne se prononce sur deux aspects liés à la procédure de lustration, à savoir le déroulement de cette procédure et l’impact des sanctions prononcées sur la vie privée du requérant. Ainsi, en premier lieu, la Cour statue sur l’équité globale de la procédure de lustration en vertu de l’article 6 §1 de la CEDH. Elle examine l’influence des déclarations politiques sur l’impartialité des juridictions nationales devant lesquelles cette procédure s’est déroulée (I). Par la suite, elle constate la violation de l’article 8 de la CEDH en raison d’une ingérence grave et disproportionnée dans l’exercice du droit du requérant au respect de sa vie privée (II).
I. La violation de l’équité globale de la procédure de lustration
Le requérant évoque le manque d’impartialité à son égard lors de la procédure de lustration se déroulant devant la Commission et les tribunaux. Selon la Cour, l’équité de la procédure de lustration doit être examinée dans son ensemble. Cela signifie qu’une violation de l’article 6 §1 peut être constatée uniquement si cette procédure, dans son ensemble, n’a pas satisfait aux exigences d’un procès équitable[6]. Les tribunaux doivent être indépendants et impartiaux. L’exigence d’impartialité est déterminée en fonction de deux critères : subjectif, visant le comportement du juge lui-même ainsi que sa conviction personnelle, et objectif se référant notamment à la composition du tribunal, afin de savoir si cette composition offre les garanties suffisantes permettant d’exclure les doutes quant à son impartialité. La Cour estime que dans le cas d’espèce, l’impartialité subjective de la part des juges chargés de l’affaire a été garantie[7]. En revanche, eu égard au critère objectif, elle n’est pas convaincue de l’impartialité des juridictions dans son ensemble lors de la procédure de lustration.
La Cour met en évidence le caractère politique de cette affaire, en rappelant qu’il existe un risque que la réputation des personnes soumises à des procédures de lustration soit remise en cause dans les systèmes où les dossiers des anciens services secrets sont détenus par les autorités étatiques qui disposent du pouvoir exclusif de les qualifier en tant que collaborateurs. Les informations détenues dans ces dossiers, souvent recueillies sous contrainte ou sans aucun fondement juridique, sont fréquemment utilisées d’une façon instrumentale à des fins politiques[8].
Dans le cas d’espèce, dès le début de la procédure de lustration, des prises de positions politiques ont été formulées par le gouvernement. Quant à la Cour constitutionnelle, elle a prononcé l’inconstitutionnalité de certaines dispositions de la loi de lustration. Une tension supplémentaire a surgi au sujet de la composition de cette dernière, étant donné que la majorité des juges a été nommée sous le mandat de l’ancien Président de la République, issu du parti politique dans l’opposition au moment du lancement de la procédure de lustration. En outre, la Cour établit un lien direct entre la lettre ouverte du Premier ministre[9], très favorable à la loi de lustration, et la notion de tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6. Cette lettre constitue une déclaration de nature politique. Le Premier ministre, en s’appuyant sur les conclusions initiales formulées par la Commission lors de la procédure de lustration, a dénoncé le requérant en tant que collaborateur de l’ancien régime. A ce moment, la procédure de lustration était dans sa phase initiale. Le Premier ministre a reproché au requérant, qu’en tant que juge constitutionnel lié au régime communiste déchu, il aurait invalidé certaines réformes législatives de son gouvernement.
La Cour souligne que l’article 6 ne se réfère pas à l’issue de la procédure mais garantit l’équité de celle-ci. La procédure de lustration s’est terminée en défaveur du requérant et compte tenu de son déroulement, la déclaration du Premier ministre était « ipso facto incompatible avec la notion d’un tribunal indépendant et impartial au sens de l’art. 6 de la Convention »[10]. Cependant, dans ce cas, l’objectif ne consiste pas à établir une preuve réelle d’influence ou de pression exercée par le Premier ministre sur les juges. L’accent est mis sur l’apparence de l’impartialité des juridictions et compte tenu de l’ensemble des éléments analysés, elle n’a pas été respectée[11]. La déclaration émanant d’une personnalité politique remet en cause l’impartialité objective des juridictions nationales. C’est la première fois que la Cour établit, avec une telle évidence, le lien entre l’impartialité objective des juridictions nationales et les déclarations politiques formulées au cours de la procédure de lustration.
II. L’ingérence grave dans l’exercice du droit au respect de la vie privée comme conséquence de la procédure de lustration
D’une façon générale, la Cour ne se prononce pas sur le fait de la collaboration des requérants soumis à une procédure de lustration[12]. Elle maintient sa position dans le cas d’espèce, considérant que ni le gouvernement macédonien, ni le requérant n’a contesté le fait qu’il était collaborateur des anciens services secrets communistes. Néanmoins, elle estime que la décision prise par la Commission a un impact profond sur sa vie privée en raison des restrictions très sévères concernant son emploi. Il n’a pas uniquement été démis de sa fonction, mais il lui a été interdit d’occuper, pendant cinq ans, d’autres fonctions publiques, des postes universitaires au sein des établissements publics et privés, de même que la profession d’avocat, ce qui correspond à ses qualifications professionnelles. Par conséquent, il s’agit de « restrictions d’emploi de grande envergure »[13] qui affectent sa capacité à développer des relations avec le monde extérieur et à gagner sa vie. Ceci constitue une ingérence grave dans la vie privée. La Cour admet la possibilité de mettre en place des sanctions à l’égard des anciens collaborateurs en leur interdisant d’occuper des postes au sein de la fonction publique. Ces sanctions sont justifiées par le fait que ces personnes constituent une menace pour la nouvelle société démocratique et que leur loyauté à l’égard de cette société peut être remise en cause. En revanche, la Cour s’oppose sévèrement à l’application de ce type de sanctions au sein du secteur privée[14]. Ces dernières sont considérées comme non justifiées par l’intérêt public et par conséquent, inacceptables en vertu de la Convention[15].
Concernant la légalité de la décision de la Commission, elle a été adoptée en vertu des dispositions pertinentes de la loi de lustration qui respectent les exigences d’accessibilité et de prévisibilité. Quant au but légitime des mesures prévues par la loi de lustration, la Cour admet que les Etats disposent d’une marge d’appréciation en la matière. Elle a jugé, dans des affaires précédentes, que les mesures de lustration poursuivaient des buts légitimes au sens de l’article 8 §2 de la CEDH lorsqu’elles visaient la protection de la sécurité nationale, la sécurité publique, le bien-être économique du pays ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui[16]. Dans ce sens, elles ne pouvaient pas être considérées comme contraires à la Convention. Dans le cas d’espèce, les mesures de lustration appliquées poursuivent le but légitime, à savoir la sécurité nationale.
Concernant le requérant, un laps de temps conséquent s’est écoulé entre la cessation de sa collaboration en 1983 et l’application des mesures de lustration à son égard, en l’occurrence 27 ans – alors que, comme l’a souvent souligné la Cour, la menace de la part des anciens collaborateurs communistes envers le nouvel Etat démocratique diminue avec le temps[17]. La Cour n’est pas convaincue que M. Ivanovski constitue actuellement une menace pour la société macédonienne. La sévérité particulière des mesures de lustration et sa stigmatisation en tant qu’ancien collaborateur sont injustifiées à son égard. La Cour rappelle systématiquement aux autorités nationales l’importance de garder à l’esprit que par leur nature, les mesures de lustration ont un caractère temporaire. Par conséquent, la nécessité objective d’une restriction des droits individuels qui résulte de ce type de procédure diminue avec le temps[18].
La Cour reproche aux autorités nationales qu’avant d’appliquer ces mesures, elles n’aient pas procédé à l’évaluation de la menace possible de la part du requérant. Par conséquent, l’ingérence au droit à la vie privée du requérant était disproportionnée et constitue une violation de l’article 8 §2 de la CEDH.
La position adoptée par la Cour européenne dans la présente affaire confirme ses positions précédentes concernant le manque d’équité globale des procédures de lustration ainsi que la nécessité, pour les autorités nationales, d’évaluer la menace que peut constituer l’ancien collaborateur pour la société avant de procéder à l’application d’une sanction à son égard.
Notes de bas de page
- RENUCCI (Jean-François), Traité de droit européen des droits de l’Homme, Paris, L.G.D.J., 2007, p. 284.
- ULLA (Malgorzata), La lustration dans les Etats postcommunistes européens, Clermont-Ferrand, L.G.D.J, 2014, p. 527.
- Il s’agit de la loi du 22 janvier 2008 sur les conditions supplémentaires à remplir pour exercer la fonction publique (Закон за определување дополнителен услов за вршење на јавна функција), J.O. n° 14/2008 et n° 64/2009.
- Le requérant figure dans le dossier des services secrets sous deux noms de code distincts, « Lambe » et « Lamda ».
- Il a été interdit à M. Ivanovski d’exercer la fonction publique jusqu’en mars 2016.
- CEDH, Vème chbre, 9 février 2012, Kinsky c. République tchèque, requête n° 42856/06, (pts. 83-84) ; Ivanovski c. Macédoine, arrêt commenté, (pt. 136).
- Ivanovski c. Macédoine, op. cit., § 141.
- CEDH, IVème chbre, 13 février 2013, Joanna Szulc c. Pologne, requête n° 43932/08, (pt. 88).
- Elle a été publiée le 24 septembre 2010. A ce moment, la procédure de lustration contre M. Ivanovski était pendante devant la Commission et n’avait pas encore atteint le stade de la procédure judiciaire.
- Ivanovski c. Macédoine, op. cit., § 147.
- Kinsky c République tchèque, op. cit., (pt. 98).
- CEDH, IVème chbre, Turek c. Slovaquie, 14 février 2006, requête n° 57986/00, (pt. 91) ; CEDH, GC, 4 mai 2000, Rotaru c. Roumanie, requête n° 28341/95, (pt. 46) ; CEDH, IIème chbre, 27 octobre 2004,Sidabras Dziautas c. Lituanie, requêtes n°s 55480/00 et 59330/00 (pts. 48-49).
- Ivanovski c. Macédoine, op. cit., § 177.
- ULLA (Malgorzata), op. cit., p. 527.
- Sidabras Dziautas, op. cit., (pt. 54).
- CEDH, GC, 16 mars 2006, Zdanoka c. Lettonie, requête n° 58278/00, (pt. 118).
- CEDH, Ière chbre, 3 décembre 2015, Soro c. Estonie, requête n° 22588/08, (pt. 62).
- CEDH, IIIème chbre, 1 décembre 2008, Adamsons c. Lettonie, requête n° 3669/03 (pt. 116).