L’affaire Bergmann c/ Allemagne ou comment la détention de sûreté allemande a su renaître de ses cendres
À l’heure où la rétention de sûreté française est menacée de disparition[1], la détention de sûreté «made in Germany[2]» connaît, quant à elle, de nouvelles perspectives d’application, de par la consolidation européenne de ses fondements. L’on aurait pu penser, assez naïvement il est vrai, qu’elle embrasserait le même destin que sa jumelle française, s’acheminant doucement et inéluctablement vers son extinction… Il n’en est rien, à notre plus grand étonnement. Ainsi, tandis que la première (rétention de sûreté) connaît, depuis sa création, une lente et profonde agonie – au point de se demander si le dispositif n’était pas, dès l’origine, « mort-né » - la seconde (détention de sûreté) s’épanouit, sous le regard bienveillant de la Cour européenne des droits de l’homme, qui en accompagne, non sans une certaine complicité, l’éclosion. Après avoir vécu une période d’incertitudes et de doutes, l’affaire M. c/ Allemagne[3] semblant sonner le glas de la détention de sûreté, cette dernière a finalement reçu l’onction européenne par l’arrêt Bergmann c/ Allemagne, soumis à notre analyse. La détention de sûreté allemande, souffrante depuis l’affaire M. c/ Allemagne, paraît s’être lavée de ses maux et avoir recouvré la santé, au moyen des soins administrés par le législateur allemand, et dont le médecin prescripteur n’est autre que la Cour constitutionnelle Fédérale d’Allemagne. Par cet arrêt, rendu le 7 janvier 2016, la Cour européenne des droits de l’homme, en sa cinquième section, prend donc définitivement acte de son rétablissement.
Au cœur de cette affaire se trouvait Karl-Heinz Bergmann, auteur de multiples faits d’agression sexuelle, de tentative de viol, d’atteintes à l’intégrité physique et de tentative de meurtre, y compris sur mineurs. Pour toutes ces infractions, la plupart commises sous l’influence de l’alcool, il fut condamné à plusieurs reprises par les juridictions pénales. Ce dernier, qui n’en était donc pas à ses premiers faits d’armes, continua sur sa lancée et ainsi, vit prononcer à son encontre, par un jugement du 18 avril 1986 rendu par le Tribunal régional d’Hanovre, une peine de 15 ans d’emprisonnement, assortie d’un placement en détention de sûreté[4]. Parvenu au terme de son emprisonnement, M. Bergmann fut placé pour la première fois en détention de sûreté le 12 juin 2001.
Toutefois, dans cet intermède, entre le prononcé de sa condamnation pénale et son placement en détention de sûreté, une modification du droit en vigueur intervint, relativement à la durée de la détention de sûreté. Initialement fixée à 10 ans[5], celle-ci ne fait désormais l’objet d’aucune limitation et ce, depuis la loi relative à la lutte contre les délits sexuels et autres infractions dangereuses, entrée en vigueur le 31 janvier 1998[6]. Dès lors, depuis cette date, la durée maximale de 10 ans initialement fixée est abrogée, et la modification appliquée immédiatement. Ainsi, selon le législateur allemand, toutes les détentions de sûreté - en cours ou à venir, prononcées postérieurement ou antérieurement à cette loi - pourront potentiellement être prolongées au-delà de la période originellement prévue.
Or, par un arrêt de principe en date du 4 mai 2011, la Cour constitutionnelle Fédérale allemande a estimé que cette application rétroactive était incompatible avec la Loi fondamentale d’Allemagne. En outre, elle a constaté que les dispositions relatives à la détention de sûreté ne satisfaisaient pas à l’exigence constitutionnelle de différenciation de l’emprisonnement et de la détention de sûreté, déjà mise en lumière par l’arrêt M.c/ Allemagne au regard des articles 5 et 7 de la Convention. Quant aux détenus dont la détention de sûreté aurait été ordonnée ou prolongée de manière rétroactive, elle fait obligation aux chambres de l’exécution des peines de caractériser la réunion de deux conditions : d’une part, la probabilité élevée qu’ils commettent des crimes violents ou des infractions de nature sexuelle et, d’autre part, la présence d’un trouble mental. À défaut, elle affirme que les détenus devront être libérés au plus tard le 31 décembre 2011. Au surplus, elle rappelle, selon une jurisprudence constante, le principe selon lequel l’interdiction absolue d’application rétroactive d’une loi pénale ne s’applique pas à la détention de sûreté. En ce sens, elle estime que cette dernière doit être perçue comme une «mesure d’amendement et de prévention», laquelle n’a pas pour but de punir la culpabilité mais constitue une mesure purement préventive destinée à protéger le public contre un criminel dangereux[7].
Poussé en cela par la Cour constitutionnelle Fédérale d’Allemagne, le législateur allemand est donc intervenu - dans une loi (fédérale) relative à la détention de sûreté entrée en vigueur le 1er juin 2013 - pour prévoir une disposition transitoire[8] et accentuer les différences entre les conditions matérielles entourant l’exécution de la détention de sûreté et celles sous l’empire desquelles se réalise l’emprisonnement[9]. Concernant la disposition transitoire, celle-ci prévoit que les dispositions nouvelles, portant abrogation de la durée maximale de 10 ans initialement fixée pour le placement en détention, sont applicables si au moins l’une des infractions a été commise après le 31 mai 2013. Dans tous les autres cas, lorsque les infractions ont été commises sous l’empire de la législation antérieure, les dispositions anciennes, en vigueur jusqu’au 31 mai 2013, demeurent applicables. Toutefois, la disposition transitoire pose une exception à cette non-rétroactivité, qu’elle subordonne au respect des deux conditions cumulatives précédemment formulées par la Cour constitutionnelle Fédérale. À défaut, le Tribunal devra mettre un terme à la détention de sûreté.
Aussi, c’est au regard de l’ensemble de ces conditions que les différentes juridictions chargées de l’exécution des peines ordonnèrent, à intervalles réguliers, la prolongation de la détention de sûreté de M. Bergmann. Lassé de ces prolongations successives et malchanceux dans ses quelques tentatives de contestation, ce dernier forma un recours individuel devant la Cour européenne, contre la République Fédérale d’Allemagne. Il arguait de la violation, concurremment, de son droit à la liberté au sens de l’article 5§1, ainsi que du principe de non-rétroactivité des peines issu de l’article 7§1 de la Convention. S’agissant du premier grief, selon lequel sa détention de sûreté serait contraire à l’article 5§1 de la Convention, il estime que celle-ci était infondée au regard de l’article 5§1 e), en ce qu’elle ne répondrait pas à la notion d’ «aliéné» visée par cet article. S’agissant du second grief, fondé sur l’article 7§1 de la Convention, le requérant estime que la prolongation rétroactive de sa détention de sûreté au-delà de la période maximale de 10 ans initialement prévue constituait une violation du principe de non-rétroactivité des peines. Ainsi, il affirme qu’une peine plus lourde lui a été infligée rétroactivement et reprend à son compte les conclusions de la CEDH dans les affaires M. et Glien c. Allemagne[10], à l’occasion desquelles les juges de Strasbourg avaient retenu la qualification de «peine» et partant, censuré la prolongation rétroactive de la détention de sûreté.
La Cour européenne devait donc répondre à une double interrogation, relativement à la détention de sûreté. Premièrement, celle-ci rentre-t-elle dans les prévisions de l’article 5§1 e) de la Convention[11] ? Autrement dit, la privation de liberté, résultant d’un placement en détention de sûreté, peut-elle passer pour une «détention régulière d’un aliéné» et ainsi, se trouver justifiée au regard de l’article 5§1? Deuxièmement, la détention de sûreté répond-t-elle à la dénomination de «peine» au sens de l’article 7§1 et dans l’affirmative, la prolongation rétroactive de celle-ci, au-delà de la limite de 10 ans initialement prévue, est-elle contraire au principe de non-rétroactivité des peines plus sévères, garanti par ce même article?
La détention de sûreté allemande, malmenée par la CEDH dans l’affaire M. c/ Allemagne, voyait là une nouvelle opportunité de décrocher son brevet de conventionnalité. Par l’arrêt Bergmann, c’est désormais chose faite. À cette occasion, les juges européens apportent à la détention de sûreté les deux remèdes dont elle avait précisément besoin pour traiter le mal «d’inconventionnalité» qui la rongeait, actant ainsi définitivement de sa guérison : d’une part, le renouvellement de ses fondements au regard de l’article 5§1 e)[12] et, d’autre part, la soustraction de la détention de sûreté au respect des garanties prévues à l’article 7§1. Aussi, les reprendrons-nous successivement, en émettant des doutes quant à leurs soi-disant vertus curatives...
I. Premier remède à l’inconventionnalité de la détention de sûreté : la découverte d’un nouveau motif de privation de liberté au regard de l’article 5§1 e)
Selon la Cour européenne des droits de l’homme, pour qu’une détention de sûreté puisse relever du motif précisé à l’article 5§1 e) de la Convention et partant, justifier une privation de liberté, elle doit satisfaire à deux conditions : en premier lieu, elle doit répondre à la définition de la notion d’ «aliéné» posée à l’article 5§1 e), telle qu’interprétée par la Cour européenne ; en second lieu, elle doit se réaliser dans des conditions matérielles adaptées au trouble dont il est question. Par conséquent, tant la nature du trouble ayant motivé le placement en détention de sûreté que le régime correspondant doivent révéler l’appartenance de la détention de sûreté à l’hypothèse prévue à l’article 5§1 e). Rappelons que cette appartenance, ici proclamée par la Cour européenne, ne constitue pas une réelle surprise, en ce qu’elle avait déjà été annoncée dans l’arrêt M. c. Allemagne[13].
A. La nature du trouble ayant motivé le placement en détention de sûreté
S’agissant du trouble mental, la Cour européenne tient d’abord à rappeler que la notion d’ «aliéné» visée au paragraphe e) ne se prête pas à une définition précise, de même qu’elle est susceptible d’évolution au gré des progrès de la psychiatrie. Toutefois, elle se fait ensuite plus exhaustive pour préciser qu’un individu considéré comme aliéné ne peut, par principe, être privé de sa liberté, sauf réunion de trois conditions «minimales», vraisemblablement cumulatives, qu’elle s’empresse d’énumérer[14]. Premièrement, il doit être établi positivement, devant une autorité compétente et sur la base d’expertises médicales objectives, que l’individu souffre d’un trouble mental. Sur ce point, la Cour s’estime satisfaite. Ce faisant, elle rejoint les tribunaux allemands pour considérer le sadisme et la déviance sexuels comme des troubles mentaux nécessitant des soins appropriés. Au titre de ces déviances sexuelles, il est fait état de la pédophilie, du sadomasochisme et du fétichisme. Or, autant le premier peut apparaître comme un trouble du comportement sexuel, autant les deux derniers, sadomasochisme et fétichisme, sont des pratiques admises, en ce sens qu’elles ne sont pas considérées comme illicites. Aussi, l’on peut s’étonner de ce qu’elles figurent parmi les éléments caractérisant un trouble mental. Sans doute est-ce l’accumulation de comportements jugés «déviants» qui emporte la qualification de «trouble mental». Deuxièmement, poursuit la Cour européenne, le trouble doit être d’une intensité telle qu’il justifie un enfermement obligatoire. En l’espèce, elle considère que le trouble était suffisamment grave pour légitimer une détention de sûreté. Enfin, troisièmement, la validité du maintien en détention va dépendre de la persistance du trouble. Sur ce point, la Cour constate que l’état du requérant est demeuré inchangé depuis sa condamnation pénale en 1986. Au vu de l’ensemble de ces éléments, elle en déduit que le requérant est une personne «aliénée» aux termes de l’article 5§1 e), de sorte que la privation de liberté au titre de la détention de sûreté se trouve désormais justifiée.
À ce stade, plusieurs observations peuvent être faites. D’abord, avant de déduire la conventionnalité du dispositif dans son entier, faut-il rappeler qu’il ne s’agit là que de la détention de Monsieur Bergmann singulièrement, et non de la détention de sûreté en général, dans son ensemble. La Cour procède à une appréciation in concreto d’une situation particulière dont elle est saisie, et non à l’examen in abstracto de la législation en cause ; elle a égard pour le droit existant dans l’Etat membre, mais seulement dans la manière dont il est appliqué et mis en œuvre par les autorités de cet Etat. Par conséquent, si la détention de ce requérant remplissait les conditions requises au titre de l’article 5§1 e), il pourra en aller différemment d’autres détentions de sûreté impliquant de nouveaux requérants[15]. Toutefois, la Cour semble privilégier une compréhension assez large du terme «aliéné», ce qui ne manque pas de contraster avec le rappel qu’elle avait pourtant opéré quelques lignes plus tôt, selon lequel «seule une interprétation étroite de la liste exhaustive des motifs autorisant la privation de liberté est conforme à l’objectif poursuivi par l’article 5, à savoir faire en sorte que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté». Dès lors, l’on peut s’interroger : la Cour européenne aurait-t-elle mis à jour un nouveau fondement, qu’elle s’apprête, assez opportunément, à généraliser pour l’élargir à l’ensemble des situations dans lesquelles une détention de sûreté pourrait être prononcée? Ce qui devrait, en principe, demeurer exceptionnel et d’application circonstanciée, ne risque-t-il pas de se transformer en justification systématique et abstraite d’un placement en détention de sûreté? Précisons qu’il s’agit d’une première pour la Cour européenne, en ce sens qu’elle n’avait, jusqu’à l’arrêt Bergmann, jamais justifié la détention de sûreté par le recours à la notion d’«aliéné».
Toutefois, pour que cette détention puisse passer pour justifiée au regard de l’article 5§1 e), il ne suffit pas, selon les juges européens, de caractériser un trouble, encore faut-il que le régime de détention soit adapté au trouble dont il est question.
B. Le régime associé au placement en détention de sûreté
Selon la Cour, tel qu’il ressort de l’affaire M. c/ Allemagne, pour que la détention de sûreté puisse être justifiée, il doit exister «une différence fondamentale entre l’exécution d’une peine d’emprisonnement et celle d’une ordonnance de placement en détention de sûreté[16]». Dès lors, les conditions matérielles d’exécution de la détention de sûreté doivent nettement se distinguer de celles entourant l’application d’une peine d’emprisonnement. En réalité, sous cette exigence de différenciation, la Cour européenne semble entendre principalement deux choses : tant le lieu d’exécution de la détention de sûreté que les soins qui y sont dispensés doivent être en adéquation avec le trouble mental, le but étant de ne pas entretenir la confusion avec le régime carcéral.
Par conséquent, le régime de la détention de sûreté doit être doublement spécialisé par rapport à celui gouvernant l’emprisonnement : l’adaptation doit se réaliser tant d’un point de vue géographique, quant au lieu d’exécution de la mesure, que d’un point de vue curatif et médical, quant au traitement dont doit pouvoir bénéficier l’individu atteint de trouble mental.
Du point de vue géographique, lors de l’affaire M. c/ Allemagne, la Cour européenne s’était dite «frappée de constater que les personnes en détention de sûreté sont incarcérées dans des prisons ordinaires, même si elles le sont dans des ailes séparées». Dès lors, pouvait-on logiquement en déduire une exigence de différenciation géographique entre les locaux destinés à l’emprisonnement et ceux affectés à la détention de sûreté. La Cour se fait plus précise dans l’arrêt Bergmann, en affirmant que la détention de sûreté d’une personne souffrant de maladie mentale ne sera considérée comme légale, aux termes de l’article 5§1 e), que dans la mesure où elle est effectuée dans un hôpital, une clinique ou toute autre institution appropriée. Dans l’affaire en cause, le requérant était détenu dans un centre de détention de sûreté ad hoc nouvellement construit, lequel prenait place au sein des locaux de la prison. Certes, et comme le note la Cour européenne, le requérant n’était pas détenu dans une aile séparée de la prison, mais dans un bâtiment à part, de sorte que sa situation différait de celle qui lui avait été soumise dans l’affaire M. c. Allemagne. Pourtant, il n’en reste pas moins que le bâtiment, malgré son affectation spéciale et sa séparation effective, se situe au cœur du complexe pénitentiaire. Partant, la séparation n’est pas totale et la confusion, entre la détention de sûreté et l’emprisonnement, redevient possible à partir du moment où l’environnement reste carcéral. Les bâtiments peuvent être séparés, les lieux demeurent initialement ceux de la prison. Dès lors, où réside la différence? Vraisemblablement dans le seul fait que les bâtiments soient distincts, selon la Cour européenne, qui parait se satisfaire, bien facilement à notre sens, d’une telle différenciation. En effet, à partir du moment où la détention de sûreté demeure dans un cadre carcéral, dans la prison intra-muros, elle ne se détache pas véritablement de l’emprisonnement : le fait qu’elle se déroule dans un «bâtiment séparé» ne saurait constituer un gage de différenciation suffisant. Il serait préférable que la détention de sûreté se réalise dans un cadre différent, dans une structure spécialisée, véritablement autonome du milieu carcéral ; qu’elle constitue, dans son ensemble, y compris dans sa localisation, une mesure à part.
Cela étant dit, selon la Cour européenne, il ne suffit pas que la détention de sûreté soit exécutée dans une institution distincte de la prison, encore faut-il qu’elle offre aux détenus un traitement individualisé, suffisant et adapté au trouble dont il est question. En l’espèce, d’un point de vue thérapeutique, il semblerait que la législation allemande se soit perfectionnée, tant pour satisfaire aux exigences européennes (affaire M. c. Allemagne) que pour répondre aux attentes constitutionnelles (jugement de la Cour constitutionnelle Fédérale d’Allemagne du 4 mai 2011). Dès lors, la Cour affirme qu’un changement significatif dans le traitement offert aux personnes détenues est intervenu, changement l’incitant raisonnablement à conclure que le requérant «était détenu dans une institution adaptée à la détention de patients souffrant de maladie mentale». Ainsi, la loi relative à la détention de sûreté, entrée en vigueur le 1er juin 2013, a su apporter les modifications suffisantes pour permettre à la détention de sûreté de se conformer à l’article 5§1 e). Mais en est-il de même au regard de l’article 7§1?
II. Second remède à l’inconventionnalité de la détention de sûreté : l’exclusion du champ de protection de l’article 7§1 de la Convention
Alors que le premier remède était relativement «classique», car déjà envisagé par les juges européens à l’occasion de l’affaire M. c. Allemagne, le second est de ceux que l’on pourrait qualifier de «miraculeux», tant ses chances de succès paraissaient infimes. En ce sens, il est frappant de constater que le raisonnement tenu par la Cour européenne, au regard de l’article 7§1 de la Convention, est le miroir parfaitement inversé de celui adopté par le Conseil constitutionnel français, il y a de cela huit ans, dans sa décision du 21 février 2008[17]. À cette occasion, ce dernier n’avait pas hésité à dénier à la rétention de sûreté la qualification de «peine», pour finalement lui appliquer le régime... de ces mêmes peines! Or, dans l’affaire Bergmann, la Cour européenne parvient à la conclusion exactement inverse : tout en affirmant que la détention de sûreté constitue toujours une «peine» au sens de l’article 7§1, les modifications ultérieures n’en ayant pas altéré la nature profonde, elle refuse de lui appliquer le régime y afférent. Aussi, reprendrons-nous les deux temps de son raisonnement, en envisageant, en premier lieu, l’appartenance de la détention de sûreté à la catégorie des «peines» au sens de l’article 7§1, puis, en second lieu et de manière tout à fait paradoxale, le refus d’application des garanties correspondantes, issues de ce même article.
A. L’appartenance de la détention de sûreté à la catégorie des «peines» au regard de l’article 7§1 de la Convention
Dans un premier temps, la Cour européenne procède avec toute la rigueur du raisonnement juridique ; sa démarche est progressive et d’une efficacité redoutable. Tout d’abord, et avant même de s’interroger sur l’appartenance de la détention de sûreté à la catégorie des peines, elle se pose «la question de savoir si la mesure est plus lourde que celle applicable au moment de l’infraction». La Cour n’éprouve alors aucune difficulté à caractériser cet élément. Effectivement, à l’époque de la commission des faits, la prolongation de la détention de sûreté ne pouvait excéder une période maximale de 10 ans, au-delà de laquelle l’individu devait être libéré. Dès lors, l’abrogation de cette durée, combinée à son application immédiate, ouvre incontestablement la voie à des solutions particulièrement rigoureuses, à tout le moins plus sévères que ce qu’elles auraient pu être antérieurement à cette modification.
Ensuite, et dans un second temps, elle se pose «la question de savoir si la mesure est une peine» au sens de l’article 7§1 de la Convention et rappelle, à cette occasion, avoir qualifié par deux fois la détention de sûreté de «peine», dans les affaires M. et Glien c. Allemagne. Or, elle constate qu’entre-temps, «des changements importants ont été apportés à la détention de sûreté, tant dans sa définition légale que dans sa mise en œuvre pratique». Aussi, les juges européens vont-t-ils évaluer la pertinence et la suffisance de ces amendements, pour se demander si la détention de sûreté constitue toujours, à l’heure où ils se prononcent, une peine. Il est à prévoir que seules des modifications profondes pourront entraîner un changement de nature de la détention de sûreté et substituer la qualification de «mesure d’amendement et de prévention» à celle de «peine».
Pour procéder à cet examen, la Cour européenne reprend, au prix d’un examen méticuleux, l’ensemble des critères établis par sa jurisprudence[18], éprouvés à maintes reprises. Or, ses conclusions ne varient pas de celles auxquelles elle était parvenue, lors des affaires M. et Glien c. Allemagne. Ainsi, elle considère que, malgré l’adoption d’un nouveau cadre légal, la détention de sûreté «constitue toujours une peine au sens de l’article 7». En ce sens, elle constate «que la nature et le but de cette forme révisée de détention de sûreté, bien que plus préventifs, ne suffisent pas à occulter le fait que la mesure, qui entraîne une privation de liberté sans aucune durée maximale, est imposée après condamnation pour une infraction pénale et prononcée par des juridictions appartenant au système de justice pénale». La conclusion était attendue et ne surprend guère. Seulement, alors que le lecteur semble arrivé au bout de ses peines, une surprise le guette à la phrase suivante. Alors que l’on pense le raisonnement de la Cour européenne clos, et la condamnation au regard de l’article 7 acquise, les juges européens poursuivent : «Cependant, dans des affaires comme celle du requérant, dans lesquelles la détention de sûreté est prolongée en raison et en vue de la nécessité de traiter son trouble mental, la Cour accepte que la nature et le but de sa détention de sûreté changent sensiblement et que l’aspect punitif, de même que son lien avec la condamnation pénale, soit éclipsé au point que la mesure ne soit plus considérée comme une peine au sens de l’article 7§1». La Cour européenne évince donc, de manière inattendue, la détention de sûreté du périmètre des garanties issues de l’article 7§1 de la Convention.
B. L’éviction de la détention de sûreté du périmètre des garanties issues de l’article 7§1 de la Convention
Rien ne laissait présager une telle conclusion ; pour le juriste, que la Cour européenne avait habitué aux belles démonstrations de rigueur juridique et à la logique implacable, c’est l’incompréhension la plus totale. Tout se passe comme si les juges européens, au terme d’une argumentation juridique pourtant bien ciselée, refusaient de tirer les conséquences de ce qu’ils énoncent. Si la détention de sûreté «constitue toujours une peine au sens de l’article 7», alors pourquoi ne pas la considérer comme telle? Là se situe tout le paradoxe de l’arrêt Bergmann. Pourquoi faudrait-il, pour reprendre les termes de la Cour, «éclipser» tous les éléments qui l’incitaient à voir, en la détention de sûreté, une peine... au point de ne plus la qualifier comme telle? Après nous avoir dépeint la détention de sûreté comme une « peine », voudrait-elle nous faire croire, contre toute attente et à la manière de René Magritte, que « ceci n’est pas une peine » ? Décemment, l’on ne peut affirmer l’appartenance de la détention de sûreté à la catégorie des peines pour, quelques lignes plus loin, la lui retirer brutalement, au prix d’une dé classification critiquable (la Cour affirme que la détention de sûreté «is no longer to be classified as a penalty»). En effet, ce qui surprend, c’est le basculement du raisonnement juridique, voire sa précipitation, en toute fin d’arrêt. La conclusion à laquelle parvient la Cour européenne, imprévisible et soudaine, fait perdre toute cohérence à son argumentation et plus encore, semble la rendre complètement inopérante. Pourquoi avoir repris consciencieusement les critères de la peine, les avoir confrontés à la détention de sûreté, s’il ne s’agit pas d’en faire des déductions, en se basant sur ce qu’il ressort de ce face-à-face?
Quant à la portée de cette décision, qui n’a suscité aucun sursaut chez les juges européens puisqu’elle a été rendue à l’unanimité, elle demeure difficile à déterminer. En effet, la difficulté réside dans l’impossibilité d’identifier avec exactitude l’objet du rejet de la Cour européenne. Que rejette-t-elle précisément? La qualification même de «peine» ou le régime associé à celle-ci, à savoir l’application des garanties issues de l’article 7§1? Dans les deux cas, l’incohérence demeure. En effet, dans le premier cas (rejet de la qualification de «peine»), les juges refusent de faire produire des effets à ce qu’ils présentent pourtant comme une « peine », au risque de se contredire ; ainsi, la détention de sûreté serait une peine sans en être une... Ensuite, seconde hypothèse, dans le cas où elle admettrait la dénomination de «peine» tout en rejetant l’application du régime correspondant, elle créerait une sorte de dichotomie, voire une dissociation, entre la qualification de la mesure et le régime y afférent, là où les deux devraient naturellement aller de paire. En l’occurrence, il semblerait que ce soit la dénomination de «peine» qui fasse l’objet du rejet de la Cour, cette dernière ayant estimé que la détention de sûreté ne devait pas être «classée» parmi les peines. Or, qu’il s’agisse de l’une ou l’autre hypothèse, le Droit semble absent de ces solutions, car impuissant à en expliquer le sens.
Juridiquement, le raisonnement ne tient pas, de sorte qu’il faut sortir du domaine du Droit pour en trouver les raisons. En effet, la solution semble davantage dictée par des considérations sécuritaires que juridiques. La Cour ne dit pas autrement puisqu’elle rend sa solution «en raison et en vue de la nécessité de traiter le trouble mental» du requérant. Or, le trouble mental ne pourra être considéré comme «traité» que lorsqu’il sera constaté une diminution de sa dangerosité et partant, une absence de risque de récidive, autrement dit lorsque la sécurité du public ne sera plus compromise et que le requérant ne représentera plus une menace pour la société en raison de son trouble mental. Dès lors, c’est bien la nécessité de protéger les personnes contre les agissements du requérant, dont la guérison est loin d’être acquise, qui sous-tend cette solution. Cette nécessité explique-t-elle la découverte, arrivée à point nommé, d’un nouveau fondement à la privation de liberté, à savoir l’hypothèse prévue à l’article 5§1 e)? Cette décision, en ce qu’elle émane de la cinquième section de la Cour européenne, fera-t-elle l’objet d’un renvoi devant la Grande chambre? Etant donné sa sévérité à l’endroit du requérant, dont la libération prochaine semble compromise, nous n’en doutons pas. Il sera alors intéressant de connaître la position de celle-ci sur ce point. Va-t-elle désavouer la cinquième section ou, au contraire, souscrire à l’impératif sécuritaire?
Ainsi, entre le Droit et l’impératif sécuritaire, la Cour européenne semble avoir choisi le second, quitte à s’éloigner du premier... Aussi, nous ne résisterons pas à la tentation de nous poser une ultime question : l’impératif sécuritaire aurait-il ses raisons, que le droit ne connaît point?
Notes de bas de page
- Voir, avis du Contrôleur général des lieux de privation de liberté du 5 octobre 2015, relatif à la rétention de sûreté, dans lequel celle-ci se prononce en faveur de l’abrogation dudit dispositif, JO, 5 novembre 2015. Voir également, rapport de la Commission présidée par Bruno Cotte, pour une refonte du droit des peines, qui préconise la suppression de la rétention de sûreté, pp. 47-51. Sur la rétention de sûreté, voir article 706-53-13 du Code pénal.
- Voir, article 66 du Code pénal allemand.
- CEDH, M. c. Allemagne, cinquième section, requête n° 19359/04.
- Voir, article 66§1 du Code pénal allemand.
- Voir, article 67d§1 du Code pénal, tel qu’il était en vigueur jusqu’au 31 janvier 1998. Ce dernier prévoyait que, une fois la durée maximale dépassée, l’individu devait être libéré.
- Article 67d du Code pénal allemand.
- Comme le rappelle la Cour européenne dans l’arrêt commenté, le droit allemand distingue entre, d’une part, les peines stricto sensu et, d’autre part, «les mesures d’amendement et de prévention», en particulier la détention de sûreté, conformément au système dit «de la double voie», à l’intérieur duquel coexistent ces deux mesures. Sur ce point, voir, M. c. Allemagne précité, §§ 45 et s.
- Celle-ci se trouve à la section 316f de la loi introduisant le Code pénal allemand.
- Ce dispositif est complété par l’adoption de garanties supplémentaires au niveau local, par chaque Länder.
- Voir, CEDH, Glien c. Allemagne, cinquième section, 28 novembre 2013, requête n° 7345/12.
- La question de savoir si celle-ci peut être justifiée au regard de l’article 5§1 a), autrement dit si la détention de sûreté pouvait passer pour une « détention régulière après condamnation par un tribunal compétent », a déjà été réglée par la Cour européenne, particulièrement dans l’affaire M. c. Allemagne (§§93-101). En effet, comme elle le rappelle dans l’arrêt Bergmann (§§103-104), la détention de sûreté ne saurait être justifiée au regard de cette hypothèse, en l’absence d’un lien causal suffisant entre la condamnation du requérant, remontant à 1986, et sa privation continue de liberté, se poursuivant jusqu’en 2016.
- Sur ce point et en comparaison avec la rétention de sûreté, voir LACAZE (Marion), La rétention de sûreté prononcée suite à la méconnaissance des obligations de la surveillance de sûreté et l’article 5 de la Convention européenne, Revue de droit pénal et de droit pénitentiaire, janvier 2012, n° 1, p. 79-108.
- Voir, §103 de l’arrêt M. c. Allemagne. En l’occurrence, ce motif avait été rejeté en ce que le requérant ne souffrait plus de troubles mentaux graves.
- Voir, § 96. Voir également, Glien c. Allemagne précité, §72.
- Elle avait d’ailleurs jugé l’article 5§1 e) impropre à justifier la détention de sûreté du requérant dans l’affaire M. c. Allemagne, ce dernier ne souffrant d’aucun trouble mental.
- Voir, M. c. Allemagne, §127.
- 2008-562 DC, Loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, JO du 26 février 2008, p. 3272.
- Sur ces critères, voir, CEDH, Welch c. Royaume-Uni, 9 février 1995, requête n° 17440/90 et CEDH, Jamil c. France, 8 juin 1995, requête n° 15917/89. Voir également, BONIS-GARÇON (Evelyne) et PELTIER (Virginie), Droit de la peine, Lexis Nexis, Litec, BONIS-GARÇON (Evelyne), Droit pénal et droit européen des droits de l’homme, influences réciproques, in Droit pénal et autres branches du droit, regards croisés, sous la direction de SAINT-PAU (Jean-Christophe), Actes du XXe congrès de l’Association Française de Droit Pénal, p. 427, DREYER (Emmanuel), Les relations du droit pénal et du droit européen, in Droit pénal et autres branches du droit, regards croisés, p. 399. Voir aussi, PELTIER (Virginie),CEDH, Del Rio Prada contre Espagne, ou les bouleversements apportés au droit conventionnel de la peine sans revirement de jurisprudence», droit pénal, janvier 2014, n° 1, p. 16, MANDON (Claire), La compatibilité de la rétention de sûreté à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : la rétention de sûreté et le temps, les liaisons dangereuses, Revue de droit pénal et de droit pénitentiaire, N° 4, octobre-décembre 2013 et MANDON (Claire), L’élargissement du champ de protection de l’article 7 aux «mesures ayant un impact sur la portée de la peine à purger», note sous CEDH, Del Rio Prada c. Espagne, requête n° 42750/09, Journal d’actualité des droits européens (JADE), 17 décembre 2013, http://revue-jade.eu/article/view/375.