Conseil de l'Europe et Convention européenne des droits de l'homme

La Cour européenne des droits de l’Homme ajuste son angle de vision sur les discriminations en raison du handicap

Cour EDH, 23 février 2016, Ҫam c. Turquie, req. n°51500/08.

Le refus d’inscription au conservatoire d’une ressortissante turque non-voyante a constitué l’occasion pour la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après la Cour) de préciser davantage la portée de l’article 14 de la Convention. L’affaire présentée sur le terrain du droit à l’instruction (article 2 du Protocole n°1) apporte des éclaircissements sur l’interdiction des discriminations en raison du handicap et, plus précisément, des obligations incombant aux Etats parties pour atteindre cette finalité[1].

La requérante fait valoir l’existence d’une discrimination fondée sur la seule circonstance de sa cécité, dans la mesure où elle avait répondu aux exigences d’inscription imposées par le règlement du conservatoire. Elle avait en effet réussi son concours d’entrée et apporté la preuve médicale lui permettant de suivre les cours du conservatoire, sous réserve toutefois qu’ils relèvent d’enseignements n’impliquant pas la vue.

Si les arguments de la requérante sont retenus par la Cour, sans trop de difficulté, à partir des éléments de l’espèce (pts. 58-62), il est cependant souligné que le règlement du conservatoire ne contient pas de disposition expresse excluant les personnes non-voyantes. Etant amenée à vérifier l’existence d’une discrimination indirecte dans le cas d’espèce, la Cour rappelle alors sa jurisprudence bien établie en indiquant que « dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, sans justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (entre autres, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV) ». Dans la continuité de cette jurisprudence, la Cour souligne que « l’article 14 de la Convention n’interdit pas à un État membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des "inégalités factuelles" ». S’il n’est dès lors pas interdit à l’Etat de procéder à la correction de ces inégalités, les moyens pour y parvenir n’étaient pas précisés, avant la présente affaire. A ce titre, il est indiqué que les instances nationales turques n’ont pas cherché à identifier ou à envisager des mesures d’adaptation de l’enseignement afin de répondre aux besoins pédagogiques spécifiques déterminés par la cécité de la requérante (pts. 68-69). Le refus de son inscription au conservatoire tenant à la seule circonstance qu’elle soit non-voyante s’appuie par conséquent sur le fait que les instances nationales n’avaient, à aucun moment, envisagé des aménagements raisonnables lui permettant la scolarisation au sein dudit établissement (pt. 69).

La Cour considère ainsi que la discrimination fondée sur le handicap englobe également le refus d’aménagements raisonnables. Cet élargissement du champ d’application de l’article 14 se fait aux moyens d’un véritable alignement sur les sources européennes et internationales en la matière, et plus précisément sur la Convention des Nations Unis relative aux droits des personnes handicapées qui pose la définition de l’aménagement raisonnable[2]. Prônant la nécessaire effectivité des droits garantis dans la Convention EDH, ainsi que l’importance de des principes fondamentaux d’universalité et de non-discrimination dans l’exercice du droit à l’instruction (Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04, 8252/05 et 18454/06) (pt. 64), le juge souligne l’obligation des Etats à opérer les aménagements pour une éducation inclusive des personnes handicapées. Ainsi, l’extension de la garantie de la CEDH se réalise par le renforcement des obligations des Etats parties.

Le raisonnement développé dans l’affaire Ҫam permet ainsi une mise à niveau des instruments de lutte contre les discriminations dans le cadre de la CEDH avec ceux existant tant en droit international, qu’en droit de l’Union européenne. Si la Cour s’appuie essentiellement sur l’instrument conventionnel onusien, la notion d’« aménagement raisonnable », qu’il codifie, avait déjà fait son entrée dans le droit de l’Union[3], tout en soulevant des questions encore en suspens.

D’une part, dans les deux ordres juridiques, l’approche large de l’aménagement raisonnable accroit l’imprécision et peut entrainer un effet « fourre-tout », en vertu duquel la personne handicapée risque d’être davantage stigmatisée que réellement intégrée[4]. A ce titre, la Cour EDH insiste plus sur l’obligation positive d’aménagement, incombant aux Etats, que sur les mesures proprement dites pour répondre aux besoins éducatifs des enfants en situation de handicap, champ relevant de la marge nationale d’appréciation (pts. 67-68).

D’autre part, la dissociation opérée dans le cadre de l’Union entre mesures positives et aménagement raisonnable[5] ne semble pas suivie par la Cour EDH. Si, en droit positif de l’Union, les premières ont pour objet de « conférer une préférence temporaire à une personne handicapée par rapport à une autre qui ne l’est pas afin de favoriser un rattrapage socio-économique entre groupes inégaux »[6], le second « vise simplement à éliminer certaines barrières empêchant cette égalité »[7]. Sans approfondir davantage, le juge de Strasbourg se limite à remarquer que les « aménagements raisonnables permettent de corriger des inégalités factuelles qui, ne pouvant être justifiées, constituent une discrimination » (pt. 65). Suivant cette approche, les aménagements raisonnables apparaitraient comme les outils concrets des mesures positives à prendre par les Etats parties à la CEDH. La clarification du rapport entre les deux notions pourrait ainsi éviter l’amoindrissement de la portée du principe de non-discrimination du à une multiplication des « autorisations » à y déroger.

Il ne fait donc aucun doute, que l’affaire Ҫam marque une avancée non seulement dans la jurisprudence sur la portée de l’article 14 de la CEDH, mais également dans le cadre de la lutte contre les discriminations aux niveaux tant européen, qu’international. A ce titre, une indéniable volonté de convergence des instruments de lutte est illustrée par l’emploi fait de l’aménagement raisonnable permettant à ce que « le consensus susceptible de se faire jour à ces niveaux quant aux normes à atteindre » (pt. 64) ne soient plus un horizon indépassable.

Notes de bas de page

  • L’article 14 présente une portée particulière dans le sens où il « n’a pas d’existence autonome, mais joue un rôle important de complément des autres dispositions de la Convention et des Protocoles » cf. Cour EDH, Gde chbre, 29 avril 1999, Chassagnou et autres c/ France, req. nos25088/94 28331/95 et 28443/95, §89. Un constat similaire est d’ailleurs fait explicitement par rapport à l’emploi dudit article en complément de l’article 2 du Protocole 1, Cour EDH, 30 mai 2013, Lavida et autres c/ Grèce, req. n°7973/10, §63.
  • L’article 2§4 de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées définit les mesures de ce types comme étant « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales ». La Convention a été conclue le 13 décembre 2006 et est entrée en vigueur le 3 mai 2008, Rec. des Traités, vol. 2515, p. 3.
  • Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, JOCE L 303 du 2 décembre 2000
  • En témoigne l’approche de la Cour de justice qui a inclut dans la gamme des aménagements raisonnables, la réduction du temps de travail en faveur des personnes handicapées. L’autorisation du temps de travail partiel pour les personnes handicapées, à la différence du temps complet, pour les autres employés, conduit en réalité à un grossissement des traits de distinction des premiers par rapports aux seconds. V. CJUE, 11 avril 2013, HK Danmark, Aff. C-335/11 et C-337/11, non publié au Recueil.
  • La dissociation est visible dans le cadre de la Directive 2000/78 qui consacre des articles spécifiques pour chacune des deux notions. Concernant l’aménagement raisonnable, il est visé à l’article 2, comment un ensemble de mesures permettant d’assurer l’égalité de traitement à l’égard des personnes handicapées dans les cas d’une discrimination indirecte. Sauf si ces mesures imposent une charge disproportionnée, les employeurs doivent adapter le lieu de travail à la personne handicapée, pour lui permettre « d’accéder à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation lui soit dispensé ». La charge n’est pas disproportionnée « lorsqu’elle est compensée de façon suffisante par des mesures existant dans le cadre de la politique menée dans l’Etat membre concerné en faveur des personnes handicapées », cf. article 5 de la directive précitée. Concernant les mesures positives, elles visent le maintient ou l’adoption de mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser des désavantages liés au handicap, en vertu de l’article 7 de ladite directive.
  • RIHAL (H.), CHARRUAU (J.), « La notion de handicap et ses conséquences : les apports peu éclairants de la Cour de justice de l’Union européenne », RDDS, 2013, p. 852.
  • Ibid.