Rétention des demandeurs d’asile et droit à la liberté et à la sûreté : la priorite donnée à la protection de l’ordre public et à l’effectivité des décisions de retour
Dans l’arrêt C-601/15, la CJUE s’est prononcée sur le sujet très controversée de la détention des demandeurs d’asile et plus précisément sur la conformité de la nouvelle version de la Directive Accueil[1] autorisant leur placement en rétention pour des motifs d’ordre public (l’article 8 §3 sous e)[2] au regard du droit à la liberté et à la sûreté. Or, dans cette affaire, la Cour de justice a non seulement validé le droit des Etats de placer en rétention les demandeurs d’asile lorsque la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public l’exige, mais elle a également considéré que l’introduction d’une nouvelle demande d’asile par une personne faisant l’objet d’une décision de retour ne peut rendre caduque cette dernière. Si le cas d’espèce à l’origine de la question préjudicielle ne laissait guère de doute sur l’issue de la réponse attendue, à savoir la légalité de la détention du requérant, il n’en reste pas moins que le raisonnement juridique développé par la Cour de justice n’est pas exempt de toutes critiques. Ne suivant pas les conclusions de l’avocate générale[3], celle-ci a non seulement écarté le contrôle de la validité de l’article 8 §3 e) de la Directive Accueil au regard de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme, mais, en axant l’ensemble de son raisonnement sur l’objectif d’efficacité de la politique de retour, elle n’a pas suffisamment analysé la légalité de l’article 8 §3 e) en l’absence de décision de retour.
En l’espèce, le litige au principal porte sur la contestation de la légalité du placement en rétention d’un ressortissant tunisien. Ce dernier, entré au Pays-Bas le 23 septembre 1995, a introduit une première demande d’asile qui a été rejetée le 18 janvier 1996. Il a par la suite déposé deux autres demandes d’asile, dont la dernière a aussi été rejetée en 2014. Une obligation de quitter immédiatement le territoire de l’Union, assortie d’une interdiction d’entrée pour une durée de dix ans, lui a alors été notifiée. Par ailleurs, entre 1999 et 2015, le requérant a été condamné à vingt-et-une reprises pour une série d’infractions pénales (principalement des vols) à des amendes ou des peines privatives de liberté d’un maximum de trois mois (§34). Le 27 février 2015, alors qu’il était encore détenu pénalement, ce dernier a introduit une quatrième demande d’asile. Au terme de sa peine d’emprisonnement, le Secrétaire d’Etat a ordonné son placement en rétention administrative sur le fondement de l’article 59 b) §1 sous d) de la loi de 2000 sur les étrangers, qui transpose fidèlement l’article 8 §3 sous e) de la Directive Accueil, au motif qu’il était « soupçonné de ou avait été condamné pour infractions » et qu’il représentait un danger pour l’ordre public (§38). C’est dans le cadre de la contestation de ce placement en rétention que le requérant a soulevé devant le Conseil d’Etat néerlandais la question de la légalité de la mesure prise au motif que sa base juridique, l’article 8 §3 sous e), serait contraire à l’article 6 de la Charte des droits fondamentaux, lue à la lumière de l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Faisant droit au moyen soulevé par le requérant, le Conseil d’Etat néerlandais a décidé de surseoir à statuer et de poser la question de la validité de l’article 8 §3 sous e) de la Directive accueil au regard du droit à la liberté et à la sûreté.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, rappelons préalablement que c’est dans le cadre de la nouvelle Directive Accueil que les hypothèses de placement en rétention des demandeurs d’asile ont enfin été introduites et précisées. En effet, dans l’ancienne Directive Accueil[4], il n’existait aucune disposition spécifique portant sur le placement en rétention. Seul l’article 18 de l’ancienne Directive Procédure se bornait à préciser que les Etats membres ne pouvaient placer une personne en rétention au seul motif qu’elle demandait l’asile[5]. La liste exhaustive des motifs pouvant justifier la rétention des demandeurs d’asile inscrite à l’article 8 §3 constitue donc une nouveauté introduite au moment de la refondation du régime européen de l’asile. Parmi ces motifs, on retrouve celui sur lequel porte la question préjudicielle en l’espèce et qui, codifié au sous e), autorise les Etats membres à placer un demandeur d’asile en rétention « lorsque la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public l’exige »[6]. Comme l’ensemble des autres motifs de l’article 8 §3, ce dernier relève d’un régime dérogatoire au principe rappelé au §1 de ce même article 8 (et déjà consacré dans la précédente Directive Accueil) selon lequel les Etats membres ne peuvent placer une personne en rétention au seul motif qu’elle est un demandeur. Selon la Directive Accueil, le principe consacré est donc celui du respect du droit fondamental des ressortissants de pays tiers à la liberté et à la sûreté et l’exception l’autorisation de les placer en rétention. La question préjudicielle invitait donc la Cour à contrôler la validité de l’insertion de ce motif dérogatoire au regard du droit à la liberté et à la sûreté, tel qu’il est garanti à l’article 6 de la Charte des droits fondamentaux et à l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Si la question préjudicielle posée portait exclusivement sur la question de la conformité du placement en rétention d’un demandeur d’asile sur le fondement de l’article 8 §3 sous e) de la Directive Accueil au regard du droit à la liberté et à la sûreté, les faits d’espèce invitaient inévitablement la Cour à se prononcer également sur l’articulation des règles codifiées dans la Directive Accueil et celles codifiées dans la Directive Retour[7]. En effet, avant d’introduire sa quatrième demande, le requérant était sous le coup d’un ordre de quitter le territoire et d’une interdiction d’entrée. Il relevait alors de la Directive Retour. Conformément à son article 3-2[8], il était en séjour irrégulier et conformément à l’article 15[9], il aurait pu faire l’objet d’un placement en rétention à des fins d’éloignement. Toutefois, à partir du moment où il a déposé sa quatrième demande d’asile, il ne relevait plus du régime de la Directive Retour. Conformément à l’article 2 sous b) de la Directive Accueil[10], il devait être considéré comme un « demandeur » et conformément à l’article 9 §1 de la Directive Procédure[11], il bénéficiait de nouveau du droit de rester librement au Pays-Bas en attendant que l’autorité responsable se prononce sur sa demande. Autrement dit, l’introduction de sa quatrième demande d’asile impliquait la suspension de la mesure de retour prise précédemment à son encontre et l’application du régime de rétention issu de la Directive Accueil, tout du moins jusqu’à ce que sa demande d’asile fasse l’objet d’une décision définitive. A ce sujet, la juridiction de renvoi précisait que, conformément à sa propre jurisprudence, l’introduction de cette quatrième demande avait eu pour effet de rendre caduque de plein droit la décision antérieure de retour dont il était le destinataire (§75). Pour autant, les autorités néerlandaises justifiaient son placement en rétention au motif de la protection de la sécurité nationale et l’ordre public sur la base de ses condamnations pénales conjointement au fait qu’il avait précédemment fait l’objet d’une obligation de retour (§71). Autrement dit, se posait implicitement la question de l’autonomie de l’article 8 § 3) sous e) par rapport aux motifs justifiant une précédente obligation de retour, et de manière plus générale, la question de l’articulation des règles relevant de la procédure Accueil et de la procédure Retour.
Si la Cour de justice a répondu à la question portant sur les principes de l’articulation entre les règles de procédures relevant de la Directive Accueil et celles relevant de la Directive Retour, celle-ci a été opérée sur le fondement quasi-exclusif de la primauté accordée à l’effectivité des mesures d’éloignement des étrangers en situation de séjour irrégulier (II). En revanche, sur la question de la validité de l’article 8 §3 sous e) au regard du droit à la liberté et à la sûreté, le contrôle opéré a été superficiel puisque la Cour a écarté la confrontation de cet article à l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme, en examinant sa seule conformité à l’article 6 de la Charte (I).
I. Le contrôle de conformité de l’article 8 §3, sous e) au droit à la liberté et à la sûreté tel qu’il est exclusivement consacré à l’article 6 de la Charte
Telle que la question préjudicielle était formulée, la juridiction de renvoi demandait à la Cour de déterminer la conformité de l’article 8 §3 sous e) à l’article 6 de la Charte, lue à la lumière de l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Elle soulevait donc la question de l’articulation entre la protection du droit à la liberté et à la sûreté, tel que ce droit est garanti par l’article 6 de la Charte, et celle découlant de la codification de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Cette question était primordiale en termes de protection des droits de la personne puisque ces deux dispositions ne sont pas formulées en termes identiques. Tandis que l’article 6 se borne à protéger, en des termes très généraux, le droit de toute personne à la liberté et à la sûreté, l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme développe un cadre juridique restreint, assorti de garanties précises, à la possibilité de détenir une personne. Or, contrairement aux conclusions de l’avocate générale Eleanor SHARPSTON, la Cour de justice a écarté de son contrôle l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme (A) et a exclusivement contrôlé la conformité de la disposition litigieuse à l’article 6 de la Charte (B).
A. Le refus de contrôler l’article 8 §3 sous e) au regard du droit à la liberté et à la sûreté interprété à la lumière de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme
En écartant l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme de son contrôle (1°), la Cour de justice n’a pas examiné les conséquences juridiques potentielles d’une confrontation de l’article 8 §3 sous e) à la liste des motifs exhaustifs consacrés dans cet article et permettant aux Etats de priver une personne de sa liberté (2°).
1° La neutralisation de la technique des droits correspondants au profit d’une interprétation autonome de l’article 6 de la Charte
La Cour de justice évoque classiquement les liens privilégiés entre l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’Homme. Mais elle les a rapidement écartés pour conclure que « l’examen de la validité de l’article 8, paragraphe 3, premier alinéa, sous e), de la Directive 2013/33 doit être opéré au regard uniquement des droits fondamentaux garantis par la Charte » (§46).
En effet, la Cour de justice commence par rappeler que les droits fondamentaux de la Convention européenne des droits de l’Homme font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux du droit et que, selon l’article 52 (3) de la Charte[12], le sens et la portée des droits protégés par la Charte qui correspondent à des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme sont les mêmes que ceux que leur confère cette dernière, sans préjudice d’une protection plus étendue par le droit de l’Union (§45). Autrement dit, en l’absence d’une éventuelle adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’Homme, la Cour de justice se réfère à la technique des droits correspondants dont l’objectif est d’assurer un degré de protection des droits contenus dans la Charte aligné sur le standard de la protection de la Convention européenne des droits de l’Homme, ou à défaut, sur le standard le plus élevé. En l’espèce, la Cour de justice identifie le droit à la liberté et à la sûreté codifié à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme comme droit correspondant à l’article 6 de la Charte (§44). Par conséquent, comme le précise les explications relatives à la Charte que la Cour de justice cite au paragraphe 47, « les limitations qui peuvent légitimement être apportées » au droit à la liberté et à la sûreté tel qu’il est garanti à l’article 6 de la Charte « ne peuvent excéder les limites autorisées par la CEDH » dans le libellé de l’article 5. Au terme de ces commentaires, la Cour aurait donc dû en conclure que, comme l’avocate générale, l’examen de validité de l’article 8 §3, sous e) de la Directive Accueil devait s’opérer au regard de l’article 6 de la Charte, interprétée à la lumière de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Or, la Cour de justice n’a pas suivi ce raisonnement et a refusé de tirer les conséquences de sa référence à la théorie des droits correspondants[13].
Au contraire, elle a considéré que, puisque l’Union n’a pas adhéré à la Convention européenne des droits de l’Homme, celle-ci ne constitue pas « un instrument juridique formellement intégré à l’ordre juridique de l’Union » (§45). Ensuite, elle a rappelé que, conformément aux explications afférentes à l’article 52 de la Charte, l’objectif de cohérence nécessaire entre la Charte et la Convention européenne des droits de l’Homme ne doit pas porter atteinte à l’autonomie du droit de l’Union et de la Cour de Justice (§47). Enfin, celle-ci s’est référée au principe général de l’interprétation conforme selon lequel le droit dérivé doit être interprété « dans la mesure du possible, d’une manière qui ne remette pas en cause sa validité » (§48). Cela signifie qu’en présence de plusieurs interprétations possibles, doit être privilégiée l’interprétation qui est de nature à sauvegarder l’effet utile du droit dérivé. Sur le fondement de l’ensemble de ces arguments, la Cour aboutit à la neutralisation de la technique des droits correspondants et conclut que l’appréciation de la validité de l’article 8, §3 sous e) de la Directive Accueil « doit être opérée uniquement au regard des droits fondamentaux garantis par la Charte (§46) ».
Cette position de la Cour, très formaliste, n’est pas sans conséquence. En effet, comme nous l’avons dit, les garanties encadrant les possibilités de porter atteinte au droit à la liberté et à la sûreté des personnes ne sont pas identiques à l’article 6 de la Charte et à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
2° Les conséquences juridiques potentielles d’une appréciation de l’article 8 §3 sous e) au regard de l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme
Dans l’affaire en cause, le requérant contestait la validité de l’article 8 §3, sous e) de la Directive Accueil au regard de l’article 6 de la Charte, lue à la lumière de l’article 5 §1 sous f) de la Convention européenne des droits de l’Homme. C’est également ce moyen, sans même le reformuler, que le Conseil d’Etat néerlandais a transmis à la Cour de justice. Or, comme l’a rapidement expliqué l’avocate générale (§61 à 63), il est évident qu’une mesure de rétention prise sur le fondement de la Directive Accueil ne peut être justifiée par les objectifs de l’article 5 §1 sous f) de la Convention européenne des droits de l’Homme. En effet, cet article vise les hypothèses dans lesquelles les Etats peuvent exceptionnellement détenir un ressortissant afin « de (l’) empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours ». Or, le champ d’application ratione personae de la Directive Accueil ne vise que les demandeurs d’asile qui ont déjà pénétré sur le territoire de l’Union et qui sont en séjour régulier dans l’attente d’une décision définitive sur leur demande d’asile. Ils ne peuvent donc ni être des personnes qu’il s’agit d’empêcher de pénétrer irrégulièrement sur le territoire d’un Etat membre, ni être les destinataires d’une mesure d’expulsion. Ce n’est qu’à partir du moment où leur demande d’asile est définitivement rejetée, qu’ils sont en séjour irrégulier et peuvent alors être les destinataires d’une mesure d’expulsion. Mais dans ce cas, ils ne relèvent plus du champ d’application ratione personae de la Directive Accueil mais de celui de la Directive Retour.
En l’espèce, si le requérant s’était retrouvé en situation irrégulière à chaque fois que ses précédentes demandes d’asile avaient été rejetées, justifiant qu’il puisse faire l’objet d’une décision de retour, l’introduction de sa quatrième demande avait eu pour effet de le placer dans le champ d’application ratione personae de la Directive Accueil l’autorisant à séjourner régulièrement sur le territoire de l’Union et suspendant la mesure de retour dont il était précédemment le destinataire. On comprend dès lors que, si on se fonde sur une interprétation autonome postulant une application alternative des deux procédures, l’invocation de l’article 5 §1 sous f) de la Convention européenne des droits de l’Homme devait être inopérante[14].
Même si l’article 5 §1 sous f) devait être écarté, se posait toujours la question de savoir si la rétention des demandeurs d’asile prévue à l’article 8 §3 sous e) pouvait être justifiée par un autre des buts légitimes visés par l’article 5 §1. Or, la Cour n’a fourni à cette question aucune réponse. Pourtant, si on s’appuie sur les conclusions de l’avocate générale, qui s’est livrée à un contrôle rigoureux de la validité de l’article 8 §3 sous e) au regard de l’ensemble des buts légitimes visés par l’article 5 §1 (§117 à 125), il ressort que l’ingérence dans le droit à la liberté et à la sûreté des personnes en situation régulière ne pouvait être justifiée que par son lien avec une procédure pénale.
En effet, l’avocate générale a considéré que la rétention des demandeurs d’asile en séjour régulier pour des motifs tenant à la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public ou pouvait trouver un fondement possible dans les alinéas b) ou c) de l’article 5 §1.
L’alinéa b) vise les privations de liberté en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi. Il comprend, selon l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, Ostendorf c/ Allemagne[15], le placement en rétention pour prévenir la commission d’une infraction consistant à troubler l’ordre public, sans que cette rétention ait pour objet de déférer la personne concernée devant l’autorité judiciaire compétente. L’alinéa c) renvoie quant à lui aux mesures de détention provisoire ordonnée dans le cadre d’une procédure pénale afin de traduire la personne devant l’autorité judiciaire, soit parce qu’il y a des raisons de penser qu’elle a commis une infraction, soit pour l’empêcher de commettre une infraction. Dans les deux cas, les ingérences dans le droit à la liberté et à la sûreté doivent non seulement avoir une nature préventive mais surtout être liées à l’existence d’une procédure pénale portant sur une infraction déterminée.
Si l’article 8 §3 sous e) permet indéniablement la rétention des demandeurs d’asile dans un but préventif, aucune mention n’est faite du lien nécessaire avec l’existence d’une procédure pénale. On doit donc déduire des analyses développées par l’avocate générale que l’article 8 §3 sous e) ne serait conforme à l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme qu’à la condition qu’il autorise la rétention de demandeurs d’asile en séjour régulier pour prévenir une infraction déterminée dans le cadre d’une procédure pénale. Toutes les autres mesures de placement en rétention, dépourvues de tout lien avec une procédure pénale, devraient au contraire être comprises comme une ingérence illégale dans le droit à la liberté et à la sûreté des personnes[16]. On comprend alors que la confrontation de l’article 8 §3 sous e) à l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme appelait à une nécessaire circonscription des hypothèses de rétention des demandeurs d’asile. Or, en refusant de confronter la disposition litigieuse à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme, la Cour de Justice n’a pas circonscrit ce droit reconnu aux Etats. Se référant au seul article 6 de la Charte, elle a au contraire considéré que cette prérogative ne portait aucune atteinte illégale ou disproportionnée au droit à la liberté et à la sûreté des personnes.
B. L’encadrement du droit de détenir des demandeurs d’asile dans le strict respect de l’article 6 de la Charte
Si la Cour de Justice a refusé de confronter l’article 8 §3 sous e) de la Directive Accueil aux buts visés par l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme, elle a tout de même clairement encadré le droit de détenir les demandeurs d’asile en séjour régulier. Après avoir relevé que le placement en rétention des demandeurs d’asile constitue effectivement une limitation de leur droit à la liberté et à la sûreté (§49), la Cour a, conformément à l’article 52 (1) de la Charte, contrôlé que celle-ci est justifiée. Et au terme de son analyse, elle en a conclu que l’article 8 §3 sous e) ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit à la liberté et à la sûreté tel qu’il est consacré à l’article 6 de la Charte en raison de l’encadrement et des garanties juridiques dont il fait précisément l’objet et qu’en l’espèce, le placement en rétention du requérant était légalement justifié.
Tout d’abord, afin de vérifier que le placement en rétention des demandeurs d’asile lorsque la sécurité nationale ou l’ordre public l’exige ne viole pas l’article 6 de la Charte, la Cour de justice a classiquement vérifié que le droit reconnu aux Etats est prévue par la loi, ne remet pas en cause la garantie du droit des personnes à la liberté et à la sûreté, poursuit un objectif d’intérêt général et, enfin, ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit des personnes (§50).
Premièrement, la Cour de justice a relevé que le placement en rétention des demandeurs d’asile est bien prévu par la loi puisqu’il est codifié par une Directive (§51). Ensuite, la Cour de justice a considéré que le placement en rétention des demandeurs d’asile n’affectait pas le contenu du droit à la liberté et à la sûreté étant donné que l’article 8 §3 sous e) ne l’autorise qu’en raison de motifs exceptionnels et sur le fondement d’un examen individuel (§52). En effet, le considérant 15 du Préambule de la Directive Accueil[17] précise que le placement en rétention des étrangers constitue une prérogative dérogatoire au principe du droit au séjour libre des demandeurs d’asile et l’article 8 §2[18] n’autorise les Etats à ordonner une telle mesure que sur le fondement d’une appréciation au cas par cas. Par ailleurs, la Cour de justice a facilement considéré que l’article 8 §3 sous e) a pour objectif de protéger la sécurité nationale et l’ordre public et que cet objectif correspond effectivement à un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union européenne (§53).
Finalement, comme souvent, c’est sur le respect du principe général de proportionnalité que s’est jouée la question de la légalité de l’ingérence prévue par l’article 8 §3 sous e). Conformément à sa jurisprudence de principe, la Cour de justice a alors procédé en trois étapes pour mener cette analyse : elle a vérifié que la disposition litigieuse était appropriée, nécessaire et strictement proportionnée.
Ainsi, la Cour a d’abord rappelé que le placement en rétention est, par sa nature même, une mesure apte à protéger le public du danger que peut constituer le comportement d’une personne (§54). Elle a ensuite jugé que ce placement en rétention est nécessaire. Toutefois, pour examiner ce critère, elle a précisé qu’eu égard à la gravité de l’ingérence que constitue une telle mesure, celle-ci doit être strictement encadrée (56). Or, selon la Cour de justice, l’article 8 §3 sous e) encadre suffisamment le droit des Etats de placer en rétention des demandeurs d’asile par le respect d’un ensemble de conditions.
Premièrement, le pouvoir conféré aux Etats de placer un étranger en rétention ne peut être opéré que sur le fondement de motifs exhaustifs et dérogatoires, si d’autres mesures moins coercitives ne peuvent être effectivement appliquées (article 8 §2). Certes, l’article 8 §3 de la Directive Accueil laissent aux Etats membres le soin de définir les motifs de placement en rétention, mais, comme le rappelle la Cour de justice, ces derniers sont dans l’obligation d’interpréter leur droit national d’une manière conforme à la Directive et, dans tous les cas, d’une manière qui ne soit pas contraire aux droits fondamentaux ou aux autres principes généraux du droit de l’Union (§60). Or, à ce sujet, la Cour de justice a pris soin de rappeler que, conformément à sa jurisprudence, la notion d’ordre public suppose « l’existence, en dehors du trouble pour l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société » (§65). Quant à la notion de sécurité publique, la Cour a également précisé que cette notion recouvre « la sécurité intérieure d’un Etat membre et sa sécurité extérieure et que, partant, l’atteinte au fonctionnement des institutions et des services publics essentiels ainsi que la survie de la population, de même que le risque d’une perturbation grave des relations extérieures ou de la coexistence pacifique des peuples, ou encore l’atteinte aux intérêts militaires, peuvent affecter la sécurité publique » (§66). Autrement dit, la Cour de justice a rappelé les critères matériels auxquels les Etats doivent se conformer lorsqu’ils définissent les motifs de protection de l’ordre public ou de la sécurité nationale.
Deuxièmement, la Cour a argumenté qu’au-delà des motifs pouvant justifier le placement en rétention, cette mesure est encadrée par un ensemble de garanties précises. L’article 9 §1 de la Directive Accueil dispose ainsi qu’un demandeur d’asile n’est placé en rétention « que pour une durée la plus brève possible » et tant que les motifs de ce placement sont applicables. Les §2 et 4 de ce même article disposent que la décision de placement doit indiquer par écrit les motifs de fait et de droit sur lesquels elle est basée, dans une langue que le destinataire comprend. Enfin, les §3 et 5 de ce même article 9 codifient les modalités du contrôle juridictionnel de la légalité du placement, en instaurant notamment l’obligation à la charge des Etats de prévoir un contrôle juridictionnel accéléré lorsque la rétention est ordonnée par des autorités administratives et à intervalles réguliers en cas de prolongation, survenance de circonstances pertinentes ou d’informations nouvelles pouvant avoir une incidence sur sa légalité.
Au regard des garanties matérielles et procédurales, la Cour de justice a considéré que le régime de rétention des demandeurs d’asile s’inspire des règles dégagées par le comité des ministres du Conseil de l’Europe dans sa recommandation relative aux mesures de détention des demandeurs d’asile du 16 avril 2003[19] et par les Principes directeurs de l’UNHCR sur les critères et les normes applicables à la détention des demandeurs d’asile du 26 février 1999. La référence à ces normes de soft law doit en l’espèce être remarquée car tel n’est pas l’habitude de la Cour. Toutefois, il est encore difficile d’en mesurer la portée à long terme : est-ce une référence permettant de légitimer la légalité de l’ingérence au droit à la liberté des demandeurs d’asile en l’absence de contrôle précis au regard de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme ou est-ce le signe d’une volonté de la Cour de justice de se référer de manière générale aux principes dégagés par l’UNHCR quand il s’agit de contrôler le respect des droits des demandeurs d’asile et des réfugiés statutaires ?
Enfin, sur la proportionnalité stricte, la Cour de justice a considéré que l’article 8 §3 sous e) « ne s’avère pas démesuré par rapport aux buts visés » dans la mesure où cette disposition procède à une « pondération équilibrée entre l’objectif d’intérêt général poursuivi (…) et l’ingérence dans le droit à la liberté occasionnée » (§68). Sur ce dernier point, la position de la Cour est critiquable. En effet, comme la Cour européenne des droits de l’Homme l’a fermement rappelé dans son arrêt A. et autres c/ Royaume-Uni, toute argumentation consistant à défendre l’idée selon laquelle le droit à la liberté et à la sûreté doit s’interpréter comme autorisant la recherche d’un juste équilibre entre le droit des personnes et l’intérêt des Etats de protéger sa population est profondément contraire à sa jurisprudence et ne peut justifier la légalité d’une mesure de détention qui sort des exceptions exhaustives prévues au droit à la liberté[20]. Or, dans la mesure où la Cour de Justice a écarté la confrontation de l’article 8 §3 sous e) à l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme alors même que la conformité de la disposition litigieuse audit article soulève de sérieuses interrogations, cet ultime argument de la Cour est contestable.
Il ressort de l’ensemble du contrôle opéré que, selon la Cour de Justice, la rétention des demandeurs d’asile ne porte pas atteinte à l’article 6 de la Charte dès lors que ce placement se fonde sur un examen au cas par cas, contrôlé à intervalles réguliers par une autorité juridictionnelle, « à la condition que le comportement individuel de la personne visée représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société ou la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat membre concerné » (§67). Au final, sans remettre en cause la prérogative des Etats de détenir des demandeurs d’asile aux fins de protéger l’ordre public et la sécurité nationale, le contrôle opéré par la Cour a néanmoins aboutit à un encadrement restreint de cette prérogative par le rappel rigoureux de multiples garanties. Si la Cour de justice ne l’a pas explicitement mentionné, on doit notamment conclure que les Etats ne peuvent placer en rétention des demandeurs d’asile s’ils font partie d’un afflux massif et soudain de migrants menaçant l’ordre interne comme avait pu le défendre la Commission[21]. Reconnaître cette prérogative étatique serait en effet contraire à l’obligation des Etats de mener un examen individuel du comportement de chaque demandeur. En cette période de crise migratoire, le rappel de cette obligation n’était pas inutile en ce qu’elle ne laisse pas de doute sur l’impossibilité qu’ont les Etats de s’appuyer sur l’article 8 §3 sous e) pour autoriser une détention systématique des demandeurs d’asile. Au final, c’est donc sur l’appréciation du comportement des personnes et de l’interprétation de la notion de menace grave, actuelle et suffisamment grave que pourra être déterminé le caractère extensif ou restrictif du droit des Etats de procéder à la rétention de demandeurs d’asile.
Eu égard aux considérations développées, la Cour n’a pas eu de mal en l’espèce à justifier la légalité du placement en rétention du demandeur d’asile car l’analyse de son dossier ne présentait aucune difficulté particulière (§73). Non seulement ce dernier a commis de multiples infractions pénales, mais il avait fait l’objet d’une interdiction d’entrée de dix ans aux motifs qu’ils constituaient une menace grave pour l’ordre public. Or, rappelons que selon l’article 11 §2 de la Directive 2008/115[22], la durée d’une interdiction d’entrée est en principe de cinq ans. Elle peut toutefois dépasser cette durée si la personne constitue une menace grave pour l’ordre public. Dans la mesure où les autorités avaient déjà justifié que le comportement individuel du requérant constituait une menace grave pour l’ordre public, et sous réserve que cette menace était toujours actuelle, la Cour a considéré que le placement en rétention du requérant était conforme à l’article 8 §3 sous e) de la Directive Accueil et ne portait aucune atteinte disproportionnée à son droit à la liberté et à la sûreté.
II. Principes et critiques des règles dégagées par la Cour de justice pour faire coexister les procédures de la Directive Accueil et de la Directive Retour
La particularité de la situation d’espèce du requérant, à la fois demandeur d’asile et ressortissant d’un pays tiers visé par une décision de retour, amenait logiquement la Cour à s’interroger sur l’articulation des procédures de la Directive Accueil et de la Directive Retour. Si les précisions développées par la Cour ont bien contribué à combler les lacunes du droit écrit, celles-ci ne sont pas exemptes de toutes critiques. Non seulement l’articulation des règles de la Directive Accueil et de la Directive Retour s’est fondée sur la primauté reconnue à l’efficacité des mesures d’éloignement (A), mais, en se concentrant exclusivement sur les éléments clés de l’affaire d’espèce, la Cour n’a pas rappelé l’autonomie de l’article 8 §3 sous e) de la Directive et n’a pas mesuré les écueils potentiels de la jurisprudence ainsi consacrée (B).
A. La primauté accordée à l’effectivité des mesures de retour
S’appuyant sur le cas d’espèce, la Cour a développé les règles qui permettent de faire coexister le régime de la Directive Accueil et celui de la Directive Retour. Or, cette articulation s’est avant tout fondée sur l’objectif exclusif de garantir l’efficacité de la politique communautaire de retour, comme en témoignent les critiques sévères de la Cour à l’égard de la jurisprudence néerlandaise selon laquelle l’introduction d’une demande d’asile par une personne faisant l’objet d’une procédure de retour a pour effet de rendre caduque de plein droit toute décision de retour qui aurait été précédemment adoptée à son encontre (1°). Et finalement, c’est uniquement dans l’hypothèse de cette coexistence des règles de la Directive Accueil et de la Directive Retour que la Cour de justice a accepté de se référer à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme pour répondre aux inquiétudes légitimes de la juridiction de renvoi portant sur la légalité d’une telle rétention au regard de l’article 5 §1 de la Convention (2°).
1° La coexistence consacrée des règles de la Directive Accueil et de la Directive Retour
La juridiction de renvoi invitait la Cour de justice à se prononcer sur l’articulation des procédures de la Directive Retour et la Directive Accueil lorsque, comme dans le cas d’espèce, un requérant introduit une demande de protection internationale après avoir été le destinataire d’une décision de retour. Selon la Directive Accueil, le principe qui prévaut est celui du droit du demandeur de se maintenir sur le territoire de l’Etat membre tant que sa demande est en cours d’examen, que celui-ci ait fait l’objet ou non d’une décision de retour antérieure, conformément au principe de non-refoulement. Autrement dit, cela suppose que la personne qui relève du champ d’application de la Directive Retour doit, dès lors qu’elle introduit une demande d’asile, relever de celui de la Directive Accueil. On comprend alors que l’application de cette règle peut aboutir à un cercle vicieux dans lequel des requérants mal intentionnés pourraient déposer une demande d’asile ultérieure et compromettre l’exécution des décisions de retour. C’est précisément pour éviter cette faille du système que la Cour s’est au contraire attachée à faire coexister les procédures des deux Directives et surtout garantir l’effectivité des décisions de retour.
Tout d’abord, la Cour de justice a commencé par rappeler que le placement en rétention d’un demandeur d’asile sur le fondement de l’article 8 § 3 sous e) de la Directive Accueil ne compromet pas son droit de demeurer sur le territoire de l’Etat membre (§74). Le raisonnement peut paraître quelque peu sournois dans la mesure où la Cour considère qu’une personne privée de liberté sur le territoire d’un Etat membre n’est de ce fait pas privée du droit d’y séjourner. Néanmoins, il faut surtout comprendre cette première remarque de la Cour de justice comme le fait que le placement en rétention d’un demandeur d’asile, jusqu’à ce que l’autorité responsable se soit prononcée sur sa demande de protection internationale, ne l’expose pas au risque qu’il soit refoulé puisque le placement en rétention ne vise pas son éloignement.
Ensuite, la Cour de justice a fermement rappelé que l’introduction d’une demande d’asile ne doit pas réduire à néant les effets de la décision de retour dont le requérant a été précédemment le destinataire. A cette fin, la Cour de justice a expliqué que l’effet utile de la Directive Retour, dont l’objectif est l’instauration d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, ne pouvait pas justifier que l’application de la procédure d’asile postérieurement à la procédure retour retarde ou compromette l’éloignement de l’individu concerné si, au terme de l’examen de sa demande d’asile, celui-ci devait être expulsé (§75). Elle a ensuite poursuivi son argumentation en insistant sur le fait qu’il résulte du devoir de loyauté des Etats membres et des exigences d’efficacité de la Directive Retour que l’obligation de procéder à l’éloignement des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière soit réalisé dans les meilleurs délais (§76). De l’ensemble de ces considérations, la Cour de justice en a conclu que la procédure ouverte au titre de la Directive Retour devait pouvoir être reprise au stade où elle avait été interrompue au moment du dépôt d’une demande de protection internationale dès que celle-ci a fait l’objet d’un rejet (§75). A l’inverse, si les Etats devaient, après le rejet de la demande d’asile d’une personne, reprendre la procédure de Retour à son début, cela nuirait gravement à l’effectivité des mesures d’éloignement. C’est la raison pour laquelle la Cour de justice a fustigé la jurisprudence néerlandaise selon laquelle l’introduction d’une demande d’asile par une personne faisant l’objet d’une procédure de retour a pour effet de rendre caduque de plein droit toute décision de retour et suppose donc, si sa demande d’asile devait être rejetée, la reprise d’une nouvelle procédure de retour depuis son début.
Cette position très ferme de la Cour en faveur de l’effectivité des mesures d’éloignement ne doit pas surprendre car elle s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence antérieure. En effet, dans un arrêt Arslan (c-534/11)[23], si celle-ci avait rappelé que la Directive Retour n’était pas applicable à un ressortissant de pays tiers qui a introduit une demande d’asile (comme c’est le cas pour le requérant), elle avait précisé que cette règle ne valait que pendant la période courant de l’introduction de ladite demande jusqu’à l’adoption de la décision de premier ressort statuant sur cette demande. Et elle avait ajouté que le déroulement d’une procédure d’examen d’une telle demande ne signifiait nullement qu’il soit mis fin à la procédure de retour, celle-ci pouvant se poursuivre dans l’hypothèse où la demande serait rejetée. Au final, c’est le même principe que la Cour de justice reprend dans l’affaire C 601/15.
2° La conformité de la rétention au regard de l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme
Soucieuse de répondre entièrement aux préoccupations de la juridiction de renvoi, et alors même que la Cour a refusé de contrôler la compatibilité de l’article 8 §3 sous e) à l’article 6 de la Charte, lue à la lumière de la Convention européenne des droits de l’Homme, celle-ci a pris soin de rappeler que la rétention d’un demandeur d’asile relevant de l’hypothèse de la coexistence des règles de la Directive Accueil et de la Directive Retour n’était pas contraire à l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme (§78-79). Pour développer cet argument, la Cour de Justice s’est appuyée sur les principes dégagés par la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt Nabil c/ Hongrie[24]. Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’Homme avait rappelé qu’une privation de liberté ne pouvait se fonder sur l’article 5 §1 que lorsqu’une procédure d’expulsion ou d’extradition était en cours, avant de reconnaître que « l’existence d’une procédure d’asile en cours n’implique pas par elle-même que la rétention d’une personne ayant introduit une demande d’asile n’est plus mise en œuvre en vue d’une expulsion puisqu’un éventuel rejet de cette demande peut ouvrir la voie à l’exécution des mesures d’éloignement déjà décidées (§38). Autrement dit, dès lors qu’on se limite à l’hypothèse d’espèce dans laquelle une décision de retour a précédé le dépôt d’une demande de protection internationale, c’est-à-dire au cas spécifique de la coexistence des procédures de la Directive Accueil et de la Directive Retour, la rétention des demandeurs d’asile ne peut être considérée comme contraire à l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme telle que la Cour l’a récemment interprétée dans l’arrêt Nabil c. Hongrie.
Au final, il semble bien que la Cour de justice ait procédé à une lecture sélective, voire opportuniste, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme pour justifier la légalité du placement en détention des demandeurs d’asile relevant de la coexistence des règles des deux directives en cause[25].
B. Les conséquences potentiellement dangereuses de la primauté reconnue à l’effectivité des mesures d’éloignement
Imprégné par le souci d’assurer l’effectivité de la politique communautaire de retour, le raisonnement développé par la Cour emporte plusieurs conséquences potentiellement dangereuses car, ne prenant pas la peine de rappeler l’autonomie de l’article 8 §3 par rapport à la Directive Retour comme l’a fait l’avocate générale, celle-ci a sans doute créé les conditions d’une interprétation extensive de sa jurisprudence par des Etats qui, à terme, pourraient violer indirectement le droit des demandeurs d’asile.
En effet, il ne faudrait pas déduire des développements de la Cour de justice que le placement en rétention sur le fondement de l’article 8 §3 sous e) peut être justifié dès lors que le requérant a déjà fait l’objet d’une décision de retour, ni que l’existence d’une telle décision soit une condition nécessaire pour placer en rétention un demandeur sur le fondement de ce motif. Autrement dit, le placement en rétention de demandeurs d’asile au motif de la protection de l’ordre public, tel qu’il est exceptionnellement prévu dans la Directive Accueil, ne peut ni ne doit être nécessairement justifié par la mise en œuvre préalable de la procédure Retour. C’est pour cela qu’il aurait été opportun que la Cour de justice rappelle, comme l’a précisément fait l’avocate générale, le principe de l’indépendance de l’article 8 §3 sous e) vis-à-vis des autres motifs de privation de liberté (1°) mais aussi celui de son autonomie par rapport à la Directive retour (2°).
1° L’indépendance de l’article 8 §3 sous e) vis-à-vis des autres motifs de privation de liberté applicables en vertu du droit national[26]
Il résulte du considérant 17 de la Directive Accueil[27] que le motif de rétention visé à l’article 8 §3 ne se confond pas avec les cas de détention prévus par le droit national (notamment pénal). Comme le souligne l’avocate générale (§86), l’application de la Directive Accueil est « sans préjudice aucun qu’ont les Etats membres de priver un demandeur de protection internationale de sa liberté » pour des motifs tenant à la commission d’infractions pénales. Tel était le cas en l’espèce puisque le requérant avait fait l’objet de plusieurs condamnations à des peines d’emprisonnement.
Cela ne signifie cependant pas que les faits ne puissent pas à la fois relever du droit pénal national et être de nature à justifier une mesure de rétention au titre de la disposition litigieuse. Là encore, le cas d’espèce est illustratif de cette situation dans la mesure où les autorités néerlandaises se sont en partie fondées sur les multiples infractions pénales commises par le requérant (dont des vols) pour justifier son placement en rétention sur le fondement de l’article 8 §3 sous e).
Néanmoins, si les faits à l’origine d’une sanction pénale et ceux justifiant la rétention peuvent être identiques, l’existence de sanctions pénales ne doit pas être comprise comme une condition nécessaire à la mise en œuvre de l’article 8 §3 sous e). Cela signifie d’abord qu’un demandeur soupçonné ou qui a déjà fait l’objet d’une condamnation pénale ne peut pas, pour ce seul motif, être placé en rétention au motif de la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public. En effet, le caractère préventif de la rétention exclut que celle-ci puisse avoir pour objet de punir un comportement passé du demandeur. Ensuite, l’existence d’un passé pénal ne signifie pas automatiquement que le comportement du requérant constitue encore une menace actuelle. Enfin, il faut être attentif aux peines auxquelles le requérant a été condamné dans la mesure où, comme pouvait le suggérer le gouvernement néerlandais, il ne faudrait pas que des peines sanctionnant des infractions au droit de l’immigration puissent automatiquement justifiées le placement en rétention des étrangers puisque le critère de gravité ne serait pas rempli.
2° L’autonomie du placement en rétention fondée sur l’article 8 §3 sous e) par rapport à l’existence d’une décision de retour
Il apparaissait également nécessaire de clarifier de manière plus complète les relations entre les règles de la Directive Retour et celles de la Directive Accueil en rappelant le caractère autonome de l’article 8 §3 par rapport à l’existence d’une décision de retour. En effet, comme le rappelle l’avocate générale[28], la circonstance qu’un demandeur a fait l’objet d’une décision de retour ne justifie pas automatiquement que les conditions de mise en œuvre de l’article 8 §3 sous e) soit nécessairement satisfaites, c’est-à-dire que le requérant constitue une menace grave, réelle et actuelle. Les autorités nationales sont en effet dans l’obligation de mener un examen complet et individuel des faits pouvant justifier le placement du requérant en rétention, en sus du simple constat de l’existence d’une décision de retour.
Comme le précise utilement l’avocate générale, cette situation doit être distinguée de celle dans laquelle le requérant se trouve déjà en rétention au titre de la Directive Retour au moment où il introduit une demande d’asile. En effet, dans ce cas, c’est l’article 8 §3 sous d) de la Directive Accueil qui s’applique[29]. Selon ce dernier, les Etats sont en droit de maintenir le requérant en rétention s’il existe des motifs raisonnables de penser que le demandeur a présenté sa demande à seule fin de retarder ou d’empêcher l’exécution de la décision de retour dont il a fait l’objet. Le seul fait qu’un requérant en rétention au titre de la Directive Retour introduise une demande d’asile ne justifie donc pas automatiquement qu’il puisse obtenir sa remise en liberté[30]. Toutefois, il serait contraire à l’article 8 §3 sous d) de considérer, comme il a été soutenu à l’audience, que cet article permette de placer en rétention un étranger ayant fait l’objet d’une décision de retour, mais jusque-là en liberté, après que celui-ci ait introduit une demande de protection internationale (comme la situation du requérant dans cette affaire), au motif que cette demande aurait été introduite pour retarder ou empêcher l’exécution de cette décision de retour. Comme l’explique justement l’avocate générale, cela priverait d’abord d’effet la première condition prévue à l’article 8 §3 sous d) (être déjà en rétention sur le fondement de la Directive Retour) et serait incompatible avec le principe énoncé à l’article 8 §1 de la Directive Accueil interdisant aux Etats de placer en rétention les étrangers pour le seul motif qu’ils ont déposé une demande de protection internationale.
Enfin, si l’existence d’une décision de retour, éventuellement assortie d’une interdiction d’entrée, ne peut suffire à justifier le placement en rétention sur le fondement de l’article 8 §3 sous e), elles ne sont pas non plus nécessaires. En effet, comme le souligne l’avocate générale, « la menace à laquelle l’Etat membre pourrait se voir obligé de faire face pourrait bien se révéler au cours de l’examen d’une demande d’asile, avant qu’une décision de retour n’ait été prise » (§109).
Au final donc, on constate que la Cour n’a pas suffisamment pris soin de clarifier entièrement les relations entre les Directives Retour et Accueil. Se focalisant sur le cas d’espèce, elle a certes précisé l’articulation des deux procédures en cause, mais elle n’a pas répondu de manière générale aux motifs pouvant justifier un placement en rétention sur le fondement de l’article 8 §3 sous e) en l’absence de décision de retour préalable. Or, les raisonnements développés par la Cour emportent le risque que les Etats ne l’interprètent extensivement. Cela pourrait alors conduire ces derniers à notifier de plus en plus de décisions de retour pour justifier le placement en rétention des demandeurs d’asile sur le fondement de l’article 8 §3 sous e), indépendamment d’un examen complet et individuel des motifs pouvant justifier qu’ils constituent une menace grave, actuelle et réelle pour l’ordre public ou la sécurité nationale[31].
Notes de bas de page
- Directive 2013/33/UE du Parlement et du Conseil européen du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte).
- Article 8 §3: « Un demandeur d’asile ne peut être placé en rétention que e) lorsque la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public l’exige ».
- Prise de position de l’avocat général Mme Eleanor SHARPSTON présentée le 26 janvier 2016, Aff. C-601/15, J.N.
- Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les Etats membres.
- Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié.
- La Cour a également été saisie d’une question préjudicielle portant sur la validité de l’article 8 § 3 sous a) et b) de la Directive Accueil : affaire C-18/16, Aff. K c/ Staatsecretaris van Veiligheid en Justitie, déposée le 13 janvier 2016 et pendante devant la Cour.
- Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relatives aux normes et procédures applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
- Article 3 -2 de la Directive Retour. On entend par « séjour irrégulier » : « la présence sur le territoire d’un Eta membre d’un ressortissant d’un pays tiers qui ne remplit pas, ou ne remplit plus, les conditions d’entrée énoncées à l’article 5 du Code des frontières de Schengen, ou d’autres conditions d’entrée, de séjour ou de résidence dans cet Etat ».
- Article 15-1 : « À moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, en particulier lorsque: a) il existe un risque de fuite, ou b) le ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement. Toute rétention est aussi brève que possible et n’est maintenue qu’aussi longtemps que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence requise ».
- Article 2 sous b) : « "demandeur", tout ressortissant de pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle il n’a pas encore été statué définitivement ».
- Article 9 §1 : « Les demandeurs sont autorisés à rester dans l’État membre, aux seules fins de la procédure, jusqu’à ce que l’autorité responsable de la détermination se soit prononcée conformément aux procédures en première instance prévues au chapitre III. Ce droit de rester dans l’État membre ne constitue pas un droit à un titre de séjour ».
- Article 52 §3 : « Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l'Union accorde une protection plus étendue ».
- PEYRONNET Chloé, « Rétention des demandeurs d’asile et droit à la liberté et à la sûreté : Les errements stratégiques de la Cour de justice », Lettres d’Actualité Droits-Libertés du CREDOF, mars 2016, disponible sur www.revdh.revue.org
- Dans le II, nous expliquons comment la Cour de justice, en consacrant la coexistence d’application des deux Directives, a pu justifier la légalité d’un placement en rétention au regard de l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
- Cour européenne des droits de l’Homme, 5ème Sect., 7 mars 2013, Ostendorf c/ Allemagne, req. n°15598/08.
- PEYRONNET Chloé, op. cit.
- Considérant 15 : « Le placement en rétention des demandeurs devrait respecter le principe sous-jacent selon lequel nul ne doit être placé en rétention pour le seul motif qu’il demande une protection internationale, conformément, notamment, aux obligations des États membres au regard du droit international et à l’article 31 de la convention de Genève. Les demandeurs ne peuvent être placés en rétention que dans des circonstances exceptionnelles définies de manière très claire dans la présente directive et dans le respect des principes de nécessité et de proportionnalité en ce qui concerne tant la forme que la finalité de ce placement en rétention. Lorsqu’un demandeur est placé en rétention, il devrait bénéficier effectivement des garanties procédurales nécessaires, telles qu’un droit de recours auprès d’une autorité judiciaire nationale. »
- Article 8 §2 : « Lorsque cela s’avère nécessaire et sur la base d’une appréciation au cas par cas, les États membres peuvent placer un demandeur en rétention, si d’autres mesures moins coercitives ne peuvent être efficacement appliquées. »
- Recommandation Rec (2003) 5 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les mesures de détention des demandeurs d’asile[19] adoptée par le Comité des Ministres le 16 avril 2003.
- Cour européenne des droits de l’Homme, Grde Chbre, 19 février 2009, A. et autres c/ Royaume-Uni, req. n°3455/05, §171.
- Prise de position de l’avocat général Mme Eleanor SHARPSTON, op. cit., § 93.
- Article 11 §2 : « La durée de l’interdiction d’entrée est fixée en tenant dûment compte de toutes les circonstances propres à chaque cas et ne dépasse pas cinq ans en principe. Elle peut cependant dépasser cinq ans si le ressortissant d’un pays tiers constitue une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale ».
- Cour de justice de l’Union européenne, 3ème chbre, 30 mai 2013, Mehmet Arslan c/ Policie CR, Aff. C-534/11.
- Cour européenne des droits de l’Homme, 2ème sect., 22 septembre 2015, Nabil et autres c/ Hongrie, req. n°62116/12.
- TSOURDI Lilian, « Rétention des demandeurs d’asile en droit européen : "primauté" de l’effectivité de retour ? », Newsletter EDEM, mars 2016, disponible sur www.uclouvain.be/458111.html.
- Sur ce sujet, lire les conclusions de l’avocate générale, op. cit., § 85 à 92.
- Considérant 17 : « Les motifs du placement en rétention établis dans la présente directive sont sans préjudice d’autres motifs de détention, notamment les motifs de détention dans le cadre de procédures pénales, qui sont applicables en vertu du droit national, indépendamment de la demande de protection internationale introduite par le ressortissant de pays tiers ou l’apatride ».
- Sur ce sujet, lire les conclusions de l’avocate générale, op. cit., §100 à 109.
- Article 8 §3 sous d) : « Un demandeur ne peut être placé en rétention que : d) lorsque le demandeur est placé en rétention dans le cadre d’une procédure de retour au titre de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, pour préparer le retour et/ou procéder à l’éloignement, et lorsque l’État membre concerné peut justifier sur la base de critères objectifs, tels que le fait que le demandeur a déjà eu la possibilité d’accéder à la procédure d’asile, qu’il existe des motifs raisonnables de penser que le demandeur a présenté la demande de protection internationale à seule fin de retarder ou d’empêcher l’exécution de la décision de retour
- Tel n’était pas le cas d’espèce.
- TSOURDI Lilian, op. cit..