Extension du champ d’application de la convention de Montréal aux « non-passagers » aériens
Tout est affaire d'interprétation. Dans cet arrêt du 17 février 2016, la Cour de justice de l'Union européenne l'illustre en se penchant à nouveau sur le champ d'application du régime de responsabilité aérienne prévu par la convention de Montréal[1].
La Cour n'en est pas à sa première analyse de ladite convention puisqu'elle a déjà clarifié les notions de "passager"[2] et de "transporteur aérien"[3] consubstantielles à ce régime de responsabilité aérienne. Par ce nouvel arrêt, la Cour de justice vient ainsi compléter le tableau en élargissant une fois encore le champ d'application de ce régime. En l'espèce, deux employés d'un service des enquêtes lituanien ont subis un retard lors d'une série de vols à destination de Moscou ayant entrainé une prolongation de leur mission professionnelle à l'étranger. Cette prolongation ayant impliqué le versement aux employés concernés d'indemnité et de cotisations sociales supplémentaires, le service lituanien s'est tourné vers la compagnie aérienne responsable du retard afin de récupérer l'équivalent de cette dépense additionnelle. Bien que liée au service lituanien par le contrat de transport ayant permis aux deux employés d'effectuer les vols retardés, la compagnie aérienne a refusé cette demande d'indemnisation au motif que la responsabilité du transporteur aérien prévu à l'article 19 de la convention de Montréal "ne vaut qu'à l'égard des passagers eux-mêmes, et non à l'égard d'autres personnes, à plus forte raison lorsque celles-ci ne sont pas des personnes physiques et ne peuvent, par conséquent, pas être considérées comme des consommateurs" (point 18).
L'importance relative de la somme en question n'a pas empêché le service des enquêtes de saisir les juridictions lituaniennes aux fins de la condamnation de la compagnie aérienne. Insatisfaite du jugement de 1er instance confirmé par un arrêt de Cour d'appel du 7 novembre 2013, la compagnie aérienne se pourvut en cassation et obligea ainsi la Cour suprême lituanienne à s'adresser à la Cour de justice de l'Union européenne afin d'éclaircir l'étendu du champ d'application de la convention de Montréal.
Cette dernière s'appliquant généralement aux fins de la protection des passagers aériens, il est en effet permis de douter de son application aux faits d'espèce, puisque le dommage résultant du retard de vols est causé à l'employeur des agents passagers de la compagnie aérienne. La question se résume donc ainsi : le régime de responsabilité aérienne prévu par la convention de Montréal s'applique t-il aux seuls passagers du vol en question ou peut-il être étendu à toute personne partie à un contrat de transport aérien de passagers conclu avec une compagnie aérienne ? La Cour de justice y répond en optant pour la voie d'une extension, critiquable sous de nombreux aspects, du champ d'application de la convention de Montréal. Elle affirme ainsi que l'article 19 de cette dernière, relatif à l'indemnisation des retards, s'applique au dommage "subi par une personne en sa qualité d'employeur ayant conclu, avec un transporteur aérien, un contrat de transport international visant à faire transporter des passagers qui sont ses employés" (point 46).
Rappelant dans un premier temps l'intégration de la convention de Montréal à l'ordre juridique de l'Union européenne, permettant ainsi aux juges d'interpréter ses dispositions[4], la Cour de justice justifie cette extension par une application à première vue méthodique des règles interprétatives de la convention de Vienne sur le droit des traités[5]. Elle choisi de se concentrer tout d'abord sur l'interprétation de la notion de dommage, essentielle à tout régime de responsabilité, afin de constater que l'article 19 de la convention de Montréal "ne précise (…) nullement la personne à laquelle un tel dommage peut avoir été causé" (point 28). Face au silence du traité, une interprétation littérale des termes de la convention de Montréal fait ainsi pencher, selon les juges de la Cour, vers l'applicabilité de cette dernière au dommage subi par un employeur lié au passager du vol retardé.
Si ce premier argument pourrait éventuellement convaincre, les juges ayant extrait d'une ambiguïté rédactionnelle de la convention de Montréal une justification à l'interprétation désirée, la suite de l'exercice interprétatif laissera certainement plus d'un lecteur perplexe. La Cour de justice de l'Union européenne cherche en effet à consolider cette interprétation littérale de l'article 19 à l'aide du "contexte dans lequel s'inscrit l'article" et des "objectifs poursuivis par cette convention" (point 30). L'exercice n'est pas aisé, puisque le préambule de la convention de Montréal encadre explicitement son application à "la protection des intérêts des consommateurs" et à l' "acheminement sans heurts des passagers, des bagages et des marchandises"[6], et que l'article 1 de cette même convention, définissant le champ d'application de cette dernière, précise qu'elle ne s'applique qu'au "transport international de personnes, bagages ou marchandises, effectué par un aéronef contre rémunération"[7]. Qu'à cela ne tienne, les juges estiment que "la notion de "consommateurs" (…) ne se confond pas nécessairement avec celle de "passager", mais comprend, selon les cas, des personnes qui ne sont pas elles-mêmes transportées et ne sont donc pas des passagers" (point 38) et que l'article 1 "ne définit pas les personnes qui recourent aux services d'un transporteur aérien pour faire transporter des bagages, des marchandises ou des passagers données et qui sont susceptibles de subir, à ce titre, un dommage" (point 37). On comprend mal la pertinence de ces arguments, et notamment du deuxième, puisque si la disposition ne précise pas l'intégration de cette catégorie spécifique de personnes, c'est très certainement pour limiter le champ d'application de la convention aux passagers du transport aérien international, comme l'indique la Cour de justice au paragraphe précédent[8]. Autre obstacle de taille, la version française de la convention circonscrit explicitement la notion de dommage, dans son article 22 faisant lui-même référence à l'article 19, au dommage subi par des passagers[9]. Mais les autres versions authentiques de la convention de Montréal n'étant pas aussi précises, les juges s'en servent pour corroborer leur interprétation[10].
De manière plus convaincante, l'argumentation de la Cour met ensuite en relief la notion de contrat de transport aérien international afin de justifier le lien entre l'employeur et la compagnie aérienne concernée. Il s'agit ainsi, et selon la Cour de justice, de l'élément générateur de la responsabilité du transporteur aérien envers une autre partie "sans que le fait que cette autre partie soit elle-même ou non un passager ne présente une pertinence particulière" (point 41).
Les juges de la Cour de justice concluent ainsi à l'extension du champ d'application de la convention de Montréal au dommage subi par un employeur sans exiger que ce dernier ne soit lui-même un passager du vol ou des vols en question, tout en s'assurant, afin de respecter un équilibre équitable des intérêts en présence, que le montant des dommages et intérêts susceptibles de lui être accordés ne dépassent "celui qui aurait pu être demandé par chacun des passagers concernés si ceux-ci avaient agi en réparation à titre individuel" (point 47). Cette limite finalement posée à l'extension pour le moins conséquente du régime de responsabilité de la convention de Montréal au sein de l'Union européenne ne sera pourtant, et très certainement, qu'une maigre consolation pour les compagnies aériennes déjà très critiques à l'égard de la réglementation européenne en matière de retard de vols.
Notes de bas de page
- Convention pour l'unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Montréal le 28 mai 1999, 2242 U.N.T.S. 309.
- CJUE, Première chambre, 26 février 2015, Wucher Helicopter GmbH, Euro-Aviation Versicherungs AC c. Fridolin Santer, Affaire C-6/14. Pour un bref commentaire de cet arrêt, v. Leclerc (T.), « La notion de "passager" aérien : une application extensible de la convention de Montréal au "transporteur aérien communautaire", », Journal d’Actualité des Droits Européens, 05/06/2015.
- CJUE, Première chambre, 9 septembre 2015, Eleonore Prüller-Frey contre Norbert Brodnig et Axa Versicherung AG, Affaire C-240/14. Pour un bref commentaire de cet arrêt, v. Leclerc (T.), « La notion de "transporteur aérien" : une inapplicabilité contrainte de la convention de Montréal », Journal d’Actualité des Droits Européens, 30/11/15.
- CJUE, Troisième chambre, 17 février 2016, Air Baltic Corporation AS c. Lietuvos Respublikos specialiuju tyrimu tarnyba, Affaire C-429/14, points 24 et 25.
- "L'article 31 de la convention de Vienne, du 23 mai 1969, sur le droit des traités, qui codifie le droit international général, lequel s'impose à l'Union, précise (…) qu'un traité doit être interprété de bonne foi, suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes et à la lumière de son objet et de son but". CJUE, Troisième chambre, 17 février 2016, Air Baltic Corporation AS c. Lietuvos Respublikos specialiuju tyrimu tarnyba, Affaire C-429/14, point 24.
- Convention pour l'unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Montréal le 28 mai 1999, 2242 U.N.T.S. 309, préambule.
- Convention pour l'unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Montréal le 28 mai 1999, 2242 U.N.T.S. 309, Art. 1, para. 1.
- "Cette disposition se borne (…) à appréhender, de manière générale, les personnes en leur qualité de passager transporté, ainsi que le sont les bagages et les marchandises, au titre d'un transport aérien international". V. CJUE, Troisième chambre, 17 février 2016, Air Baltic Corporation AS c. Lietuvos Respublikos specialiuju tyrimu tarnyba, Affaire C-429/14, point 36.
- "En cas de dommages subi par des passagers résultant d'un retard, aux termes de l'article 19, la responsabilité du transporteur est limitée à la somme de 4150 droits de tirage spéciaux par passager". Convention pour l'unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Montréal le 28 mai 1999, 2242 U.N.T.S. 309, Art. 22.
- "Les versions de l'article 22, paragraphe 1, de la convention de Montréal en langues anglaises, espagnole et russe diffèrent de celle en langue française, dans la mesure où les premières de réfèrent au dommage résultant d'un retard (…) sans limiter un tel dommage à celui subi par les seuls passagers". CJUE, Troisième chambre, 17 février 2016, Air Baltic Corporation AS c. Lietuvos Respublikos specialiuju tyrimu tarnyba, Affaire C-429/14, point 33.