Le conflit russo-ukrainien face à la justice pénale internationale : Les poursuites et le jugement des auteurs d’infractions internationales
Les allégations de crimes de guerre voire de crimes contre l’humanité dans le cadre du conflit armé qui oppose la Russie et l’Ukraine invite à s’interroger sur la répression des comportements. En effet, dès le début de la guerre, s’est posée la question de la responsabilité pénale des dirigeants russes pour le crime d’agression commis contre l’Ukraine. Puis, très rapidement de nouvelles interrogations sont apparues concernant les comportements des membres des forces armées russes et ukrainienne à l’occasion des affrontements. De toute évidence, plusieurs événements sont susceptibles de constituer des infractions pénales telles que définies par le droit international[1].
L’existence d’incriminations et de règles de responsabilité pénale n’est pas en soi suffisante pour assurer une répression effective des auteurs d’infractions commises sur le territoire ukrainien. Encore faut-il qu’il y ait des règles procédurales permettant de poursuivre les personnes soupçonnées d’avoir contribué à la commission des infractions. Or, sur ce point, de nombreuses incertitudes apparaissent car la situation ukrainienne, en raison de la nature des crimes en question, heurtent plusieurs ordres publics et est donc de nature à relever de plusieurs ordres juridiques. Naturellement, est affecté au premier chef l’ordre public ukrainien les faits étant commis à l’encontre de cet État et sur son territoire. Mais, au regard de la nature des crimes en cause, la communauté internationale est affectée dans son ensemble, ce qui justifie la mise en œuvre d’une justice universelle, telle que l’entendait Grotius. Toutefois, malgré une réelle volonté de lutter contre l’impunité des infractions les plus graves qui au fondement du développement du droit pénal international, la répression des crimes internationaux n’est pas sans poser difficulté, en particulier dans la situation du conflit russo-ukrainien. Il convient alors de revenir, en premier lieu, sur les juridictions susceptibles de connaître des faits en cause (I) et, en second lieu, sur les éventuels obstacles qui pourraient entraver les poursuites (II).
I.La compétence juridictionnelle
Les faits commis à l’occasion du conflit qui fait rage en Ukraine sont susceptibles de relever de la compétence de juridictions internationales et nationales. Toutefois, les juridictions compétentes ne seront pas les mêmes pour les faits qualifiés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité (A) et ceux qualifiés de crimes d’agression (B).
A.La compétence juridictionnelle en matière de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité
Les personnes poursuivies pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité peuvent être attraites devant la Cour pénale internationale (1) mais aussi devant les juridictions nationales (2).
1.La compétence de la Cour pénale internationale
Même si ni l’Ukraine, ni la Russie n’ont adhéré au statut de Rome, la Cour pénale internationale peut être compétente pour juger les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis à l’occasion du conflit. Il est vrai qu’en principe la Cour ne peut exercer sa compétence que pour des infractions commises sur le territoire d’États parties[2] ou par les ressortissants de ces États[3]. Toutefois, le statut prévoit qu’un État non-partie peut accepter la compétence de la Cour pénale internationale sans adhérer au statut. Ainsi, l’Ukraine a accepté sa compétence, tout d’abord, dans une première déclaration du 9 avril 2014, dans laquelle la Rada[4] a accepté « la compétence de la Cour afin d’identifier, poursuivre et juger les auteurs et complices des actes commis sur le territoire ukrainien durant la période du 21 novembre 2013 au 22 février 2014 ». Cette déclaration ne concernait bien évidemment pas les faits actuellement commis dans le cadre du conflit ; étaient visées les violences exercées contre les manifestants pro-européens à l’occasion de l’Euromaïdan[5] sur ordre du gouvernement pro-russe. Les émeutes ont débouché sur la révolution de Maïdan, de février 2014, au cours de laquelle plusieurs affrontements ont débouché sur la destitution du président Ukrainien et son remplacement par un pouvoir pro-européen. Le 8 septembre 2015, le Parlement ukrainien fit une nouvelle déclaration aux termes de laquelle il acceptait la compétence de la Cour pénale internationale afin d’identifier, de poursuivre et de juger les auteurs et complices des actes commis sur le territoire national depuis le 20 février 2014. Cette seconde déclaration fut faite sur la base d’une résolution de la Rada relative à la reconnaissance de la compétence de la CPI pour les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis par les hauts responsables de Russie et les responsables de deux organisations terroristes (DNR et LNR), afin que la juridiction pénale internationale puisse connaître des faits relatifs à l’annexion de la Crimée par les forces russes, survenue en réaction à la destitution de l’ancien gouvernement. Toutefois, contrairement à la première déclaration, la seconde ne prévoyait aucune limite temporelle ; le Procureur put ainsi considérer que l’acceptation de la compétence de la CPI valait pour l’ensemble des faits commis à compter de février 2014, y compris ceux commis à l’occasion du conflit qui a débuté en février 2023. Un tel raisonnement n’a rien d’inédit puisque le mandat du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, créé en 1993 pour les faits commis à compter de 1991[6], avait été étendu à des faits ultérieurs commis en 1999 et 2001 au Kosovo et en Macédoine.
Sa compétence reconnue, il fallait en outre que la CPI soit saisie de la situation ukrainienne. En effet, le Statut de Rome prévoit trois autorités de saisine : les États parties, le Conseil de sécurité de l’ONU, le Procureur lui-même[7]. La seule déclaration ukrainienne n’était donc pas suffisante. La Cour fut saisie des faits de 2013 et 2014 par Fatou Bensouda, alors Procureur. Toutefois, en cas de saisine proprio motu, les dispositions du statut de Rome prévoient que l’ouverture d’une enquête, à l’issue de l’examen préliminaire, doit être autorisée par la Chambre préliminaire[8]. Cette contrainte procédurale, qui constitue un contrepoids aux pouvoirs du Procureur, a pour conséquence regrettable d’allonger la procédure dès lors que l’enquête ne peut être ouverte tant que l’accord des juges n’est pas donné. Pour contourner cette difficulté, une saisine par une autre autorité était nécessaire. Naturellement, une saisine par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies était exclue puisque la Russie, en sa qualité de membre permanent[9], dispose d’un véto. Restait alors la saisine par un État partie. À la suite d’un appel lancé par le Procureur, plus de 40 États parties ont saisi la CPI de la situation Ukrainienne[10], permettant ainsi l’ouverture d’une enquête sans attendre l’autorisation de la Chambre préliminaire[11].
La Cour pénale internationale est donc compétente pour connaître des faits commis à l’occasion du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Toutefois, en vertu du principe de complémentarité qui régit sa compétence, la Cour ne poursuivra les auteurs qu’en cas d’inaction de la part des juridictions nationales également compétentes pour connaître des crimes commis dans le cadre de cette guerre.
2.La compétence des juridictions nationales
Les juridictions de nombreux États sont susceptibles de connaître des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis en Ukraine. Naturellement, les juridictions ukrainiennes peuvent juger les auteurs d’infractions commises sur le territoire, sur le fondement de la compétence territoriale[12], voire des infractions commises à l’étranger sur des ressortissants ukrainiens[13]. Pareillement, les juridictions russes peuvent juger leurs ressortissants pour des faits commis en Ukraine sur le fondement de l’article 12 du code pénal qui consacre la compétence personnelle active[14] ou encore la compétence des juridictions nationales pour les infractions commises à l’étranger par les militaires des unités de la Fédération de Russie[15].
Mais les juridictions des États impliqués dans le conflit ne sont pas les seules à pouvoir juger les crimes. D’autres juridictions nationales, à l’instar des juridictions françaises, peuvent connaître de ces infractions, sur le fondement de plusieurs chefs de compétence.
Par exemple, les juridictions françaises peuvent juger les faits commis à l’encontre de ressortissants français sur le fondement de la compétence personnelle passive[16]. Cette compétence, soumises aux conditions prévues à l’article 113-8 et à l’absence de décision judiciaire définitive[17], a fondé l’ouverture de plusieurs enquêtes pour des faits dont des ressortissants français ont été victimes[18].
La compétence universelle[19] est un autre fondement, bien que plus hypothétique, sur la base duquel des poursuites pourraient être exercées en France. Toutefois, les conditions d’exercice de cette compétence sont particulièrement strictes. Aux termes de l’article 689-11 du code de procédure pénale, les juridictions françaises peuvent, de manière générale, exercer leur compétence si : premièrement, le mis en cause réside sur le territoire français ; deuxièmement, aucune juridiction nationale ou internationale n’a exercé des poursuites ; et troisièmement, les poursuites sont exercées sur requête du Procureur de la République antiterroriste. Une quatrième condition vient s’ajouter spécifiquement en matière de crime de guerre et de crime contre l’humanité : l’État sur le territoire duquel l’infraction a été commise doit être partie au statut de Rome ou, à défaut, incriminer les faits. Cette condition, appréciée strictement au départ[20], est désormais entendue de manière plus souple, de sorte qu’elle sera considérée comme satisfaite à partir du moment où les faits sont punis sous la qualification de droit commun correspondant au crime sous-jacent[21]. Malgré cette évolution jurisprudentielle, la compétence universelle pour ces infractions demeure fortement verrouillée. C’est la raison pour laquelle une proposition de loi a été présentée en vue de supprimer l’exigence de la double incrimination[22] dans le but d’assurer une plus grande effectivité. Pour autant, des poursuites sur en France sur le fondement de l’universalité reste peu probable compte tenu des autres conditions qui seraient maintenues.
Il existe donc des voies judiciaires pour le jugement des auteurs de crimes de guerre et contre l’humanité dans le cadre du conflit russo-ukrainien. En revanche, les solutions sont bien moins certaines en matière de crime d’agression.
B.La compétence juridictionnelle en matière de crimes d’agression
S’agissant la qualification de crime d’agression, la question de la compétence juridictionnelle est plus délicate car les obstacles sont nombreux.
1.La compétence des juridictions nationales
Rares sont les juridictions nationales susceptibles d’être compétentes pour juger les crimes d’agression car très peu d’États incriminent cette infraction en raison de son caractère politique. Mais parmi ceux qui reconnaissent cette infraction, il est peu probable que des poursuites soient exercées devant les juridictions nationales. En effet, même si la Russie[23] et l’Ukraine[24] incriminent le crime d’agression, leurs juridictions nationales ne poursuivront certainement pas les dirigeants russes pour des raisons bien différentes. Les auteurs des crimes d’agression ne seront pas attraits devant les juridictions russes par manque de volonté. Partant du principe que l’opération militaire est, selon le pouvoir en place, justifiée par l’objectif de « dénazification » et de libération des populations pro-russes de l’est de l’Ukraine qui serait victime d’un génocide[25], les principaux mis en cause ne seront probablement jamais traduits en justice devant les juridictions russes. Du côté ukrainien, plusieurs obstacles apparaissent actuellement : à l’éventuelle indisponibilité actuelle de l’appareil judiciaire pour juger un crime d’une telle ampleur et d’une telle complexité alors que la guerre se déroule dans le pays, s’ajoutent les difficultés relatives à l’exercice de la répression – collecte des éléments de preuve, remise des accusés. Il est donc peu concevable que les jugements se fassent devant les juridictions nationales. La solution serait alors internationale.
2.La compétence de juridictions internationales
Si le crime d’agression a été défini lors du sommet de Kampala de 2010[26], la compétence de la Cour pénale internationale pour cette infraction est plus récente[27]. Surtout, elle est soumise à des conditions d’exercice dérogatoires prévues aux articles 15 bis et 15 ter du Statut de Rome, différentes selon que la saisine émane, d’un côté, d’un État ou du Procureur ou, de l’autre, du Conseil de sécurité. Dans le premier cas, correspondant à la situation ukrainienne, le statut de Rome apporte deux précisions majeures : d’une part, « la Cour peut exercer sa compétence à l’égard d’un crime d’agression résultant d’un acte d’agression commis par un État Partie à moins que cet État Partie n’ait préalablement déclaré qu’il n’acceptait pas une telle compétence en déposant une déclaration auprès du Greffier »[28] ; d’autre part, « en ce qui concerne un État qui n’est pas Partie au présent Statut, la Cour n’exerce pas sa compétence à l’égard du crime d’agression quand celui-ci est commis par des ressortissants de cet État ou sur son territoire »[29]. Il en résulte que la compétence ne peut être exercée qu’à l’égard des crimes résultant d’un acte d’agression qui soit, aurait été commis par un État partie au Statut de Rome, à condition qu’il n’ait pas refusé la compétence par déclaration, soit aurait été commis sur le territoire d’un État partie. Or, ni l’Ukraine, ni la Russie n’ont adhéré au Statut de Rome. Si l’on ajoute à ces conditions le fait que l’exercice de la compétence est soumis à la constatation d’un acte d’agression par le Conseil de sécurité, l’exercice de la compétence par la Cour paraît totalement invraisemblable.
La solution alors préconisée par de nombreux juristes[30], le Comité des ministres du Conseil de l’Europe ou la Commission européenne, est celle de la création d’une juridiction ad hoc, spécialement créée pour juger le crime d’agression commis par les dirigeants russes. Selon les propositions, il pourrait s’agir d’une juridiction du type tribunaux pénaux internationaux connus par le passé ou d’une juridiction hybride à l’instar de celles qui fleurissent ces dernières années pour compenser les lacunes de la Cour pénale internationale. Si l’idée est particulièrement intéressante pour satisfaire l’objectif de lutte contre l’impunité des auteurs de violation massives aux droits de l’homme, les obstacles demeurent nombreux. La création d’une juridiction ad hoc se heurte à une difficulté majeure inhérente à son mode de création : les tribunaux pénaux internationaux ont été créés par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Or, la qualité de membre permanent de la Russie, doté d’un droit de véto, empêchera son adoption. Cette carence pourrait être palliée par une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU à la majorité la plus large[31]. Toutefois, une telle juridiction souffrirait nécessairement d’un manque de légitimité car elle pourrait essuyer les mêmes critiques adressées à ses prédécesseurs – l’institution d’une justice des vainqueurs, la violation du principe de légalité – même si certaines d’entre elles peuvent être nuancées[32]. Quant aux juridictions internationalisées, elles doivent reposer sur la volonté de l’État concerné. Dans un cas comme dans l’autre, il est peu probable que la Russie soit encline à participer aux jugements de ces dirigeants pour cette infraction.
La compétence des juridictions nationales comme internationales n’est donc pas garantie pour l’ensemble des infractions commises pendant le conflit russo-ukrainien. Mais s’ajoute à cela des obstacles procéduraux importants.
II.Les obstacles procéduraux
Malgré la compétence de plusieurs juridictions, il existe des obstacles potentiels pouvant entraver la collecte des éléments de preuve et les poursuites des auteurs des crimes internationaux.
A.Les obstacles à la collecte des preuves
La collecte des éléments de preuve des crimes de guerre sera affectée par le fait qu’elle repose sur la coopération internationale. Que les faits relèvent d’une procédure pénale internationale ou nationale, la coopération est une condition sine qua non à l’effectivité de l’enquête. Or, celle-ci est loin d’être acquise dans le contexte ukrainien, même si des moyens exceptionnels et inédits ont pu être mobilisés.
Tout d’abord, la coopération, qu’elle soit verticale – entre les États et les juridictions internationales – ou horizontale – entre les Etats –, est loin d’être acquise, alors même qu’il existe une obligation de coopération qui s’impose aux Etats. S’agissant en premier lieu de la coopération verticale, le statut de Rome[33], comme le statut des autres juridictions[34], pose une obligation de coopération. Mais cette dernière s’impose aux seuls États parties et ne peut, en vertu du principe de l’effet relatif des traités, s’appliquer à des États tiers[35], même si certains auteurs affirment que ces derniers seraient débiteurs de cette obligation en raison de son caractère coutumier[36] ou de règle de jus cogens[37]. Par conséquent, ni la Russie, ni l’Ukraine ne sont débiteurs de cette obligation. S’agissant en second lieu de la coopération horizontale, les conventions internationales sectorielles[38], comme la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[39], imposent une obligation de coopération résultant du principe aut dedere, aut punire. Mais là encore, l’effectivité de cette obligation est mise à mal. En effet, la Russie refusera toute collaboration que ce soit avec une juridiction pénale internationale ou avec un Etat et l’Ukraine, malgré une réelle volonté de contribuer à la répression, n’a pas nécessairement la capacité de coopérer efficacement en raison du contexte conflictuel.
Toutefois, des solutions exceptionnelles ou inédites ont été adoptées pour mener les investigations sur les faits commis en Ukraine. Sur le plan bilatéral, certains pays dont la France ont, dès les premiers mois, envoyé des équipes d’enquêteurs pour collecter des éléments de preuve des crimes. Ainsi, six équipes de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale ont été successivement déployées sous l’égide du Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale pour réaliser des investigations en vue de procès devant la juridiction pénale internationale et les juridictions ukrainiennes des faits de crimes de guerre. Plus récemment, une équipe d’enquêteurs de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique a été dépêchée à la demande des autorités ukrainiennes pour les assister dans le cadre des enquêtes sur les crimes portant atteinte de manière grave et durable à l’environnement depuis le début du conflit. Au niveau régional, plusieurs actions sont actuellement menées au sein de l’Union européenne. Dès les premiers jours du conflit, Eurojust a organisé une réunion qui a débouché sur la création d’une équipe commune d’enquête rassemblant au départ des enquêteurs polonais, ukrainiens, lituaniens. Par la suite, ont rejoint cette équipe des membres du bureau du procureur de la Cour pénale internationale ainsi que des enquêteurs lettons, slovaques et roumains. En mars dernier, un protocole d’accord a été conclu entre les États participants à cette équipe et le Département de la justice des Etats-Unis pour améliorer et renforcer la coopération entre eux. Également, a été créé et entré en fonctionnement le 3 juillet 2023, au sein d’Eurojust, le centre international chargé des poursuites pour le crime d’agression commis par la Russie contre l’Ukraine dont l’objet est d’échanger des preuves de manière rapide et efficace, et de convenir d’une stratégie d’enquête et de poursuite communes. Au niveau international enfin, la Cour pénale internationale a envoyé une équipe de 42 experts pour assister les autorités ukrainiennes. L’ensemble de ces éléments pourra être exploité tant devant les juridictions nationales qu’internationales, dans la limite des règles de recevabilité de la preuve propres à chaque système.
Ensuite, les enquêtes se heurtent à un problème structurel de financement de l’activité de la Cour pénale internationale. Malgré des ressources financières variées, alimentées par les contributions des États parties, des fonds octroyés par l’Assemblée générale des Nations Unies[40] ainsi que les contributions volontaires des gouvernements, des organisations internationales, des particuliers, des entreprises et d’autres entités[41], le budget de la Cour constitue un frein à l’effectivité de son action. C’est la raison pour laquelle le Procureur de la Cour a lancé un appel au soutien financier spécifique, entendu par différents États qui ont, à plusieurs reprises, accordé des subventions supplémentaires exceptionnelles pour financer les investigations en Ukraine[42].
Il apparaît clairement une volonté de dépasser ces obstacles par des actions spéciales et actuelles, qui pourraient finalement renforcer l’effectivité des enquêtes. Toutefois, d’autres écueils pourraient apparaître mais cette fois aux poursuites.
B.Les obstacles aux jugements
Au stade des poursuites, un obstacle de taille est susceptible d’entraver la répression : il s’agit de l’immunité juridictionnelle dont jouissent certaines personnes en raison de leur qualité. En effet, la coutume internationale reconnaît l’immunité des États, de leurs émanations et de leurs agents. Sur ce fondement, certaines personnes, et notamment les chefs d’État, les chefs de gouvernement et les ministres des affaires étrangères, ne peuvent pas être poursuivies en raison de leur qualité officielle. Toutefois, cet obstacle ne se présente pas dans les mêmes termes devant les juridictions nationales ou les juridictions internationales.
1.Les immunités devant les juridictions nationales
Devant les juridictions nationales, le titulaire d’une immunité ne peut pas en principe être poursuivi en vertu de l’immunité coutumière, même s’il faut distinguer entre les titulaires d’une immunité personnelle – à savoir les chefs d’État, les chefs de gouvernement et les ministres des affaires étrangères – et d’une immunité fonctionnelle – toutes personnes titulaires de prérogatives de puissance publique[43].
Pour les seconds, les poursuites semblent possibles car l’immunité ne couvre que les infractions pénales commises dans l’exercice de leur fonction[44]. Or, comme l’avancent certains auteurs[45], les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ne peuvent, en aucun cas, être considérés comme des actes entrant dans les fonctions. Il s’agirait en quelque sorte d’actes étrangers aux fonctions par nature[46].
Pour les premiers en revanche, les poursuites sont a priori inconcevables en raison de cette immunité qui couvre l’ensemble des actes pendant le temps des fonctions. C’est ce qui résulte de la jurisprudence de la Cour internationale de justice[47], au niveau international ou de plusieurs juridictions nationales[48], même si la Cour de cassation français laisse entendre l’existence d’exceptions à l’immunité personnelle qui pourraient correspondre aux crimes internationaux[49].
2.Les immunités devant les juridictions pénales internationales
Devant les juridictions internationales, l’immunité ne devrait pas constituer un obstacle aux poursuites de certains responsables. En effet, les statuts[50] et la jurisprudence des juridictions pénales internationales[51] affirment l’indifférence de la qualité officielle des accusés. La Cour pénale internationale a, quant à elle, affirmé récemment dans l’affaire Al Bashir « l’absence d’une règle en matière de droit coutumier international reconnaissant l’immunité du chef d’État devant des juridictions internationales dans l’exercice de leurs compétences »[52]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un mandat d’arrêt a été émis par la Chambre préliminaire II le 17 mars 2023 contre le Président russe, Vladimir Poutine, pour crime de guerre de déportation illégale de population (enfants) et du crime de guerre de transfert illégal de population (enfants). Alors, les États parties seraient tenus d’exécuter le mandat en vertu de l’obligation de coopération stipulée par l’article 86 du Statut de Rome.
Toutefois, il existe un véritable doute sur l’exécution effective de ce mandat d’arrêt en raison de l’immunité dont jouit Vladimir Poutine[53]. Celle-ci demeure applicable en raison de l’absence de ratification du statut de Rome par la Russie. Les États parties pourraient alors invoquer l’article 98§1 du Statut de Rome, en vertu duquel « la Cour ne peut poursuivre l’exécution d’une demande de remise ou d’assistance qui contraindrait l’État requis à agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international en matière d’immunité des États ou d’immunité diplomatique d’une personne ou de biens d’un État tiers, à moins d’obtenir au préalable la coopération de cet État tiers en vue de la levée de l’immunité », pour refuser d’exécuter le mandat d’arrêt. Dans la mesure où il existe un flottement sur l’interprétation de ce texte[54], les États pourraient ne pas coopérer compte tenu du fait que Vladimir Poutine est un chef d’État non partie, estimant que l’article 98 les autorise à se soustraire de leur obligation de coopération.
En définitive, l’effectivité de la répression des infractions commises à l’occasion du conflit opposant l’Ukraine et la Russie est loin d’être garantie. Si l’on excepte le crime d’agression pour lequel les poursuites demeurent très hypothétiques, les infractions relevant de la compétence des juridictions nationales et internationales ne seront pas nécessairement punies en raison de potentiels obstacles procéduraux. Une chose est sûre, la temporalité est loin d’être idoine et la justice pénale, internationale comme nationale, ne devrait pouvoir faire véritablement son œuvre qu’à la fin du conflit.
Notes de bas de page
- M. Bardet, « Le conflit russo-ukrainien face à la justice pénale internationale. Quelles qualifications pénales pour les crimes commis ? », JADIE.
- Statut de Rome, art. 12§2 a).
- Statut de Rome, art. 12§2 b).
- La Rada est le nom du Parlement Ukrainien.
- L’Euromaïdan est le nom de la révolution ukrainienne en 2013 et 2014.
- Statut TPIY, art. 1er.
- Statut de Rome, art. 13.
- Statut de Rome, art. 15§3.
- Chartes des Nations Unies, art. 27.
- La République d’Albanie, la République fédérale d’Allemagne, le Commonwealth d’Australie, la République d’Autriche, le Royaume de Belgique, la République de Bulgarie, le Canada, la République de Chypre, la République de Colombie, la République du Costa Rica, la République de Croatie, le Royaume du Danemark, le Royaume d’Espagne, la République d’Estonie, la République de Finlande, la République française, la Géorgie, le Royaume‑Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, la République hellénique, la Hongrie, la République d’Islande, l’Irlande, la République italienne, la République de Lettonie, la Principauté du Liechtenstein, le Grand-Duché de Luxembourg, la République de Malte, la Nouvelle-Zélande, le Royaume de Norvège, le Royaume des Pays-Bas, la République de Pologne, la République portugaise, la Roumanie, la République slovaque, la République de Slovénie, le Royaume de Suède, la Confédération suisse, la République tchèque, le Japon, la Macédoine du nord, le Monténégro et la République du Chili.
- Statut de Rome, art. 14.
- CP ukrainien, art. 6.
- CP ukrainien, art. 8.
- CP russe, art. 12§1.
- CP russe, art. 12§2.
- CP, art. 113-7.
- CP, art. 113-9.
- Plusieurs enquêtes préliminaires ont été ouvertes par le Parquet national antiterroriste sur des faits commis en Ukraine. V. M. Lartigue, « Crimes de guerre en Ukraine : le parquet national antiterroriste adapte ses méthodes au contexte, inhabituel », Dalloz actualités, 28 oct. 2022.
- CPP, art. 689-11.
- Cass. crim., 24 novembre 2021, n° 21-81.344 : Dr. pén., 2022, comm. 3, obs. A. Gogorza ; JCP G 2022, 66, obs. D. Rebut ; JCP G, 2022, 65, obs. R. Salomon ; Gaz Pal. 2022, n° 6, p. 48, obs. S. Détraz ; AJ pén. 2022, p. 80, obs. K. Mariat ; D. 2022, p. 150, obs. Gh. Poissonnier ; RSC 2022, p. 41, obs. P. Beauvais.
- Cass. Ass. Plén., 12 mai 2023, n° 22-80.057 et n° 22-82.468 : AJ pén. 2023, p. 277, obs. K. Mariat ; Lexbase pénal juillet 2023, comm. A. Gogorza et T. Herran.
- P. Januel, « Compétence universelle : la majorité veut aller plus loin », Dalloz actualités, 22 juin 2023. Cette suppression a été votée par l’Assemblée nationale le 7 juillet 2023.
- Art. 353 du code pénal russe.
- Art. 437 du code pénal ukrainien.
- V. M. Bardet, « Le conflit russo-ukrainien face à la justice pénale internationale. Quelles qualifications pénales pour les crimes commis ? », JADIE.
- Ibid.
- L’entrée en vigueur de la compétence de la CPI pour cette infraction était soumise à la ratification de l’amendement par trente États et de la décision de la majorité des États de l’Assemblée générale (v. art. 15 bis et 15 ter).
- Statut de Rome, art. 15 bis §4.
- Statut de Rome, art. 15 bis §5.
- « Ukraine : des juristes, universitaires et chercheurs appellent à la création d’un tribunal spécial », https://www.lejdd.fr/International/ukraine-des-juristes-universitaires-et-chercheurs-appellent-a-la-creation-dun-tribunal-special-4148776 ; « Créons un tribunal pénal spécial pour juger le crime d’agression commis contre l’Ukraine », journal Le Monde, 4 mars 2022 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/04/gordon-brown-et-philippe-sands-creons-un-tribunal-penal-special-pour-juger-le-crime-d-agression-commis-contre-l-ukraine_6116144_3232.html)
- P.-F. Laval, « Guerre en Ukraine : faut-il créer un tribunal spécial international pour juger le crime d’agression commis par la Russie ? », Blog du club des juristes, 9 déc. 2022.
- Statut de Rome, art. 86.
- Statut du tribunal de Nuremberg, art. 14 et 17 ; Statut du TPIY, art. 29, Statut du TPIR, art. 29, statut du MRTPI, art. 28 ; Protocole de Malabo reformant la Cour africaine de justice et des droits de l’homme, art. 46 L ; Règlement de preuve et de procédure du Tribunal spécial pour le Liban, art. 14 et s. ; Règlement intérieur des Chambres extraordinaires au sein de tribunaux cambodgiens, règle 5.
- Convention de vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, art. 34.
- P. D. Massi Lombat, « Les sources et fondements de l’obligation de coopérer avec la cour pénale internationale », Revue québécoise de droit international, 2014, pp. 126 et s. ; J-L. Atangana Amougou, « Le refus de coopérer avec la cour pénale internationale », Revue internationale de droit comparé 2015, pp. 985 et s.
- J-L. Atangana Amougou, ibid., pp. 989 et s.
- En matière de crimes de guerre, v. les conventions de Genève du 12 août 1949 et leurs protocoles du 10 juin 1977 (Convention Genève I, art. 49 ; convention de Genève II, art. 50 ; convention de Genève III, art. 129 ; convention de Genève IV, art. 146 ainsi que le protocole additionnel de 1977, art. 85). En matière de génocide, v. Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948, art. 7.
- CEDH, 7 janv. 2010, Rantsev c/ Chypre et Russie, req. n°25965/04 : JCP G 2010, p. 132, veil. F. Sudre ; AJDA 2010, p. 997, pan. J.-F. Flauss ; RFDA 2011, p. 987, pan. H. Labayle et F. Sudre ; RSC 2011, p. 681, obs. D. Roets ; CEDH, GC, 2 fév. 2021, X et autres c. Bulgarie, req. n° 22457/16 : RTD Civ. 2021, p. 362 : obs. J.-P. Marguénaud ; JCP G 2021, n°7, obs. F. Sudre.
- Statut de Rome, art. 115.
- Statut de Rome, art. 116.
- V. « Crimes commis en Ukraine : la France apporte une aide de 500 000 € à l’enquête de la CPI », Gaz. Pal. 25 mars 2022 ; « La CPI obtient de nouveaux moyens financiers et techniques pour son action en Ukraine », L’Orient - Le Jour, 20 mars 2023.
- Sur cette question, v. T. Herran, « Les politiques étrangers devant les juridictions pénales françaises », Lexbase pénal, décembre 2018.
- Cass. crim., 19 janvier 2010, n° 09-84.818, Bull. crim. n° 9 : Revue de droit des transports 2010, n° 3, p. 24, obs. M. Ndendé ; RGDIP 2011, p. 593, obs. M. Cornard et Y. Nouvel.
- A. Cassese, « Peut-on poursuivre des hauts dirigeants des Etats pour des crimes internationaux ? A propos de l’affaire Congo c/ Belgique », RSC 2002, p. 479.
- En ce sens, v. art. 4 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide stipule que « les personnes ayant commis le génocide […] seront punies, qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers ».
- CIJ, 14 février 2002, Mandat d’arrêt du 11 avril 2000, République démocratique du Congo c/ Belgique : Rec. CIJ, 2002, p. 3 : RSC, 2002, p. 479, A. Cassesse ; LPA, 2002, n° 137, p. 4, obs. B. Okiemy.
- Ch. des Lords, 25 novembre 1998, aff. Pinochet - à propos de la demande d’extradition émise par l’Espagne (v. A. Muxart, « Immunité de l’ex-chef d’Etat et compétence universelle : quelques réflexions à propos de l’affaire Pinochet », Actualité et droit international, décembre 1998. V. R. Koering-Joulin, « De l’immunité de juridiction pénale des hauts responsables étatiques étrangers », in Entre tradition et modernité : le droit pénal en contrepoint. Mélanges en l’honneur d’Yves Mayaud, Dalloz, 2017, pp. 631 et s.) ; Cass. crim., 13 mars 2001, n° 00-87.215, Bull. crim. n° 64 : D. 2001, p. 2631, note J.-F. Roulot ; ibid. 2001, Somm. 2355, obs. M.-H. Gozzi ; Gaz. Pal. 2001, n° 1. 772, concl. Launay ; RSC 2003, p. 894, obs. M. Massé ; Cass. crim., 15 décembre 2015, n° 15-83.153, préc. : JCP éd. G, 2016, p. 255, note L. Saenko ; D. 2016, p. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail ; AJ pénal 2016, p. 74, obs. L. Chercheneff et D. Ventura.
- De manière récurrente, la Cour de cassation a affirmé à propos de poursuites engagées pour des faits de terrorisme (Cass. crim., 13 mars 2001, n° 00-87.215), d’homicide involontaire (Cass. crim., 16 octobre 2018, n° 16-84.436) ou encore de torture (Cass. Crim., 2 sept. 2020, n° 18-84.682) que « en l’état du droit international, le crime dénoncé, quelle qu’en soit la gravité, ne relève pas des exceptions au principe de l’immunité de juridiction des chefs d’Etat étrangers en exercice ».
- Art. 7§2 du statut du TPIY ; art. 6§2 du statut du TPIR ; art. 27 § 1 du statut de la CPI.
- TPIY, aff. Slobodan Milosevic, Décision relative aux exceptions préjudicielles, 8 novembre 2001 : « un chef d’Etat ne peut pas mettre en avant sa position officielle pour ne pas répondre des crimes relevant de la compétence du Tribunal » ; TSSL, aff. Charles Taylor, Decision on immunity from jurisdiction, 31 mai 2004 : “the official position of the Applicant as an incumbent Head of State at the time when these criminal proceedings were initiated against him is not a bar to his prosecution by this court”.
- CPI, ch. d’appel, 6 mai 2019, n° 02/05-01/09 OA2.
- J. Fernandez, « Mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine – La Cour pénale internationale a-t-elle franchi le Rubicon ? », Le Rubicon 20 mars 2003.
- Chambre préliminaire I, Le Procureur c. Saif Al-Islam Qadhafi et Abdullah Al-Senussi, Decision on the postponement of the execution of the request for surrender of Saif Al-Islam Gaddafi pursuant to article 95 of the Rome Statute, 1erjuin2012, ICC-01/11-01/11-163, par.28 et 29; Chambre de première instance IV, Le Procureur c. Abdallah Banda Abakaer Nourain et Saleh Mohammed Jerbo Jamus, Decision on ‘Defence Application pursuant to articles 57(3)(b) & 64(6)(a) of the Statute for an order for the preparation and transmission of a cooperation request to the Government of the Republic of the Sudan’, 1er juillet 2011, ICC-02/05-03/09-169, par.15 ; Chambre préliminaire I, Situation au Darfour (Soudan),Decision on Application under Rule 103, 4février 2009, ICC-02/05-189, §31.