Conseil de l'Europe et Convention européenne des droits de l'homme

Compétence judiciaire en matière de diffamation suite à une diffusion transfrontalière et droit au procès équitable

CEDH, 1.03.2016, Arlewin c. Suède (requête n°22302/10).

Dans cette affaire du 1er mars 2015, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a estimé que demander à un citoyen suédois d’intenter une action en diffamation devant les juridictions du Royaume-Uni suite à la diffusion transfrontalière d’une émission télévisée n’était pas raisonnable.

En l’espèce, le requérant, de nationalité suédoise et résidant en Suède a intenté, dans ce même pays, une action en diffamation à la suite de la diffusion d’une émission de télévision dans laquelle il était accusé d’appartenir à la criminalité organisée. L’émission litigieuse a été produite et diffusée en Suède par une société suédoise, mais envoyée par liaison satellite par une société britannique afin d’être transmise au public suédois.

Les juridictions suédoises ont refusé de se reconnaître compétentes pour connaître du litige au motif que l’émission citée n’émanait pas de la Suède. Le demandeur a été invité à mieux se pourvoir devant les juridictions britanniques. Le requérant a estimé que la position des tribunaux était contraire au droit de l’Union Européenne. Il a demandé qu’une question soit posée à titre préjudiciel à la CJUE, considérant que le Règlement Bruxelles I[1] permet à un justiciable de réclamer des dommages-intérêts non contractuels devant les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit, soit dans notre affaire, la Suède. Toutefois, la Cour suprême suédoise a rejeté la demande de renvoi préjudiciel.

Le demandeur a dès lors saisi la Cour européenne invoquant la violation de l’article 6 de la Convention constituée par le refus des juridictions suédoises de lui accorder un recours effectif lui permettant de protéger sa réputation.

Le litige porté devant la Cour de Strasbourg pose la question de la conformité de l’exercice par les juridictions suédoises de la compétence juridictionnelle en matière de diffamation transfrontalière à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

La Cour opère en deux temps. Dans un premier, elle examine l’application faite, par les tribunaux suédois, des instruments de droit de l’Union européenne en matière de détermination de la compétence juridictionnelle (I), avant de conclure, dans un second temps,  à la violation de l’article 6 de la Convention constituée par le refus d’exercer cette compétence en vertu du droit national suédois (II).

L’examen de l’application des instruments du droit de l’UE en matière de détermination de la compétence juridictionnelle.

Pour se déclarer incompétent, le gouvernement suédois invoque l’existence de la directive service de médias audiovisuels[2], et affirme que les autorités britanniques étaient seules responsables de la diffusion du programme.

Or, cette directive ne concerne en rien les règles de compétence juridictionnelle en matière de diffamation transfrontalière, ce que relève la Cour. Elle considère notamment que l’article 28 de la directive traite de la seule possibilité pour la victime d’obtenir un droit de réponse.

Il est à rappeler qu’au sein de l’Union Européenne, la détermination de la compétence juridictionnelle en matière délictuelle est régie par les articles 2 et 5-3° du Règlement Bruxelles I tels qu’interprétés par la CJUE[3] .

La Cour considère que le Règlement était bien applicable en l’espèce et estime que les juridictions suédoises et anglaises étaient toutes deux compétentes pour connaître du litige. A ce titre, elle relève que le défendeur est domicilié en Suède tandis que la société émettrice est enregistrée et réside au Royaume-Uni et enfin que le fait dommageable a eu lieu dans les deux pays. La Cour semble étendre le raisonnement de la CJUE au délit par voie de télévision retransmis par liaison satellite.

Toutefois, la Cour Européenne a laissé ouverte la question de la compatibilité de ces dispositions contraignantes du droit de l’UE avec la Convention. Elle se garde de déterminer si une de ces dispositions était de nature à justifier la position de la Suède. La Cour affirme en outre que le refus de compétence des tribunaux suédois était fondé sur des dispositions de droit national et que ce refus, en l’espèce, est constitutif d’une violation de l’article 6§1 de la Convention.

Le refus d’exercer la compétence juridictionnelle constitutif d’une violation de l’article 6§1.

Si la Cour de Strasbourg reconnait que le droit d’accès à un tribunal peut être soumis à des restrictions, elle affirme qu’en l’espèce presque tous les éléments de rattachement sont imputables à la Suède. Dès lors, les juridictions suédoises devaient fournir au requérant un accès effectif à un tribunal sur le fondement de l’article 6§1, indépendamment du fait qu’une autre juridiction d’un Etat-membre de l’Union européenne soit compétente.

Or, la position des juridictions suédoises se référant au droit national a rendu impossible l’action en responsabilité. L’invitation faite de mieux se pourvoir devant les tribunaux britanniques ne saurait constituer une solution raisonnable pour la Cour européenne. En cela, la Suède a apporté des restrictions trop étendues au droit d’accès du requérant à un tribunal. Ainsi, la Cour retient la violation de l’article 6§1 de la Convention.

Cette décision est une manifestation supplémentaire de l’enjeu pratique de la compétence juridictionnelle en matière de droit international privé pour les individus. En effet, si des considérations procédurales permettent aux Etats-membres de décliner leur compétence, pourtant acquise sur le fondement d’un Règlement du droit de l’Union européenne[4], cet exercice discrétionnaire ne va pas jusqu’à porter atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal ou à autoriser l’utilisation du forum non conveniens.[5]. Comme le rappelle la Cour, cela est d’autant plus vrai lorsque la situation présente des liens très étroits avec les juridictions de l’Etat-membre dont l’individu souhaite obtenir justice, comme il en était question dans cette affaire. 

Notes de bas de page

  • Règlement CE n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale.
  • Directive 2010/13/UE
  • En raison des difficultés particulières de localisation du préjudice pour les délits commis par voie de presse, radio ou télévision, la CJUE a été amenée à interpréter à plusieurs reprises « l’expression « lieu où le fait dommageable s’est produit » . En matière de délits commis par voie de presse : CJUE, Fiona Shevill c. Presse Alliance, 7 mars 1995 (aff. C-68/93) ; en matière de délits commis sur interne : CJUE e-Date Advertising GmbH c. X et Olivier Martinez et Robert Martinez c. MGN Limited, 25 octobre 2011 affaires jointes (Aff. C-509/09 et C-161/10).
  • CJCE, 15 mai 1990, Kongress Agentur Hagen GmbH c. Zeehaghe BV, C-365/88.
  • CJUE, 1er mars 2005, Owusu aff. C-281/02.