Différends, conflictualités, contentieux

Les conséquences environnementales de la destruction des infrastructures et biens vitaux en temps de conflit armé : le cas de l’Ukraine

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L’environnement et les éléments qui le composent sont victimes des conflits armés, ils subissent des dégradations voire des destructions, soit directement lors d’une attaque dirigée intentionnellement à leur encontre[1], soit indirectement, à l’occasion d’autres attaque ou lors de mouvements de populations. Le cas de l’Ukraine illustre parfaitement, à l’instar d’autres conflits contemporains, la fragilité de l’environnement en de telles circonstances de même que son instrumentalisation[2].

En droit, la circonstance de conflit armé constitue le contexte le plus abouti des circonstances exceptionnelles, qui, à l’instar de l’urgence, connaît une « filiation dérogatoire »[3] qui justifierait alors les dérogations au droit commun. Pour autant, le droit international a reconnu progressivement et de façon de plus en plus accrue la nécessité de protéger l’environnement en temps de conflit[4].

Le conflit en Ukraine a d’ailleurs été l’occasion pour le droit international de l’environnement (DIE) de mettre en avant de façon dynamique et inédite cette nécessité en novembre 2022, à l’occasion de la 14ème session de la Conférences des parties contractantes à la Convention de Ramsar sur les zones humides[5]. Ce fut en effet la première fois qu’une convention sectorielle intervenait au-delà de son mandat en nommant directement un conflit et en dénonçant ses conséquences directes sur son objet de protection, ici les zones humides. Jusqu’à cette date, les conventions sectorielles de DIE ne disaient mot sur la guerre, ou lorsqu’elles le faisaient, elles ne faisaient que souligner que cette circonstance est susceptible d’altérer leur applicabilité. Si ce dernier point est rappelé par la résolution de novembre 2022, elle condamne surtout de manière détaillée les dommages causés aux zones humides d’importance internationale de l’Ukraine, et rappelle à la Fédération de Russie ses obligations conventionnelles. La conférence des Parties va plus loin encore en exigeant de la Russie qu’elle retire ses forces militaires du territoire de l’Ukraine et « qu’elle s’abstienne de toute action susceptible de causer de nouveaux dommages aux Sites Ramsar de l’Ukraine » (Point 15). Cette résolution met également l’accent sur l’évaluation des dommages et sur la nécessité de restaurer les zones humides (Point 19), ouvrant ainsi la voie à la question cruciale de la réparation des dommages et à la remise en état des milieux naturels en situation post-conflit.

Malgré l’existence d’un encadrement juridique de plus en plus important, les destructions intentionnelles de l’environnement en temps de conflit répondent à une stratégie assez courante, dont les exemples sont nombreux : contamination de l’eau potable, incendie de forêt ou défoliation (ressources naturelles, bois), pollution des sols (agriculture), pollution des milieux maritimes ou fluvial (par hydrocarbures par exemple), etc. Il en va de même de la destruction de sites énergétique (centrale électrique, thermique, nucléaire), la destruction de site d’approvisionnement (silos de blé) ou encore la destruction de barrage telle que décrit ci-après. Les conséquences environnementales et sanitaires sont dès lors proportionnelles à l’ampleur des dégradations et des destructions, elles s’inscrivent dans le long terme, pouvant aller jusqu’à devenir irréversibles. De ce fait, si elle est intentionnelle, la destruction des infrastructures, sites, installations et biens vitaux est également et avant tout stratégique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les paragraphes 4 des articles 54 et 56 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève du 12 août 1949[6] précisent respectivement que « ces biens ne devront pas être l’objet de représailles » et qu’il « est interdit de faire de l’un [de ces] ouvrages, de l’une [de ces] installations ou de l’un [de ces] objectifs militaires […] l’objet de représailles », tentant d’influencer autant que possible d’éventuelles stratégies militaires prévoyant de telles destructions.

C’est précisément dans cette perspective de prévention de la mise en œuvre d’une telle stratégie militaire à l’endroit des infrastructures et biens vitaux, que le droit international a encadré leur protection en temps de conflits armés (I), prohibant ainsi toute destruction intentionnelle (II).

I.Un encadrement juridique perfectible de la protection des infrastructures et biens vitaux en temps de guerre

La protection juridique des infrastructures et biens vitaux à l’occasion des conflits armés est non seulement justifiée par leur statut particulier (A), mais elle est rendue nécessaire par la diversité et l’interdépendance des enjeux qui les entourent (B).

A.Une protection justifiée par le statut particulier de ces infrastructures

Les infrastructures et les biens vitaux ont très tôt bénéficié d’une protection juridique en temps de guerre, ce qui révèle toute l’importance de ces structures et ce qui traduit par ailleurs une vision anthropocentrée et dominante de la protection de l’environnement.

Trois types de structures seront évoqués ci-après :

Les infrastructures vitales pour la Nation (secteur énergétique)

Les biens indispensables à la survie de la population civile (secteur agricole)

Les installations et ouvrages contenant des forces dangereuses (secteur industriel)

Ces structures bénéficient déjà en temps de paix d’une protection particulière et d’un régime spécial, souvent dérogatoire au droit commun, y compris au droit commun de l’environnement[7].

Elles ont vocation à assurer et à garantir la disponibilité d’un minimum vital à la population et au bon fonctionnement de l’État en matière alimentaire, agricole ou encore par exemple énergétique. La protection des ressources des populations civiles est centrale en temps de conflit comme en situation post-conflit. Dans ses travaux, Alexandre ESTEVE mobilise les apports de la tradition de la guerre juste et notamment la perspective utilitariste de la protection de l’environnement en raison du caractère vital et nécessaire de la préservation des conditions de vie des populations dont font partie intégrante les éléments de l’environnement[8] et a fortiori les infrastructures et biens vitaux.

Sur ce point, et faisant principalement référence aux infrastructures agricoles, le Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, applicable au conflit armé international, prévoit dans son article 54[9] qu’il est interdit :

« 1. […] d'utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre.

2. […] d'attaquer, de détruire, d'enlever ou de mettre hors d'usage des biens indispensables à la survie de la population civile, tels que des denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d'eau potable et les ouvrages d'irrigation, en vue d'en priver, à raison de leur valeur de subsistance, la population civile ou la Partie adverse, quel que soit le motif dont on s'inspire, que ce soit pour affamer des personnes civiles, provoquer leur déplacement ou pour toute autre raison. »

Ce même Protocole additionnel interdit par ailleurs les attaques ciblées sur les ouvrages et installations « contenant des forces dangereuses », telles que les centrales nucléaires de production d’énergie électrique, les barrages, les digues, toujours dans une perspective de protection des populations civiles. Il détaille les contours de cette interdiction dans son article 56 relatif à la « protection des ouvrages et installations contenant des forces dangereuses » tout en précisant que :

« Les ouvrages d'art ou les installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires de production d'énergie électrique, ne seront pas l'objet d'attaques, même s'ils constituent des objectifs militaires[10], lorsque ces attaques peuvent entraîner la libération de ces forces et causer, en conséquence, des pertes sévères dans la population civile. »

Il est intéressant de constater que le Protocole octroie une protection accrue à ce type d’ouvrage et d’installation en interdisant leur attaque y compris dans l’hypothèse pourtant ô combien dérogatoire, dans laquelle une telle installation constituerait un objectif militaire, à travers la formule (isolée entre deux virgules) « même s’ils constituent des objectifs militaires ».

La règle de l’objectif militaire, que l’on retrouve à l’article 52(2) du Protocole I additionnel aux Conventions de Genève de 1949, vise à restreindre les attaques à l’encontre des seuls biens dont la destruction permettrait une avancée stratégique militaire significative. Deux critères doivent être remplis de façon cumulative pour pouvoir qualifier un bien ou une zone d’objectif militaire et donc en justifier sa saisine, sa destruction ou sa neutralisation. Il s’agit d’une part de la contribution effective à l’action militaire de « la nature, l’emplacement, la destination ou de l’utilisation du bien ». Il s’agit d’autre part de l’exigence selon laquelle la destruction doit offrir un « avantage militaire précis ». C’est la nécessité militaire qui justifie la transformation d’un bien ou d’un site en objectif militaire. Cette requalification emporte des conséquences importantes puisque si un bien ou un site est qualifié d’objectif militaire, cela lui fait perdre la protection juridique dont il bénéficiait auparavant.

Or, l’article 56 du Protocole additionnel I prohibe toute attaque y compris lorsque l’ouvrage ou l’installation deviendrait un objectif militaire. Il s’agit d’une protection doublement spéciale, qui plus est en temps de conflit.

La prohibition des attaques à l’encontre de ce type d’infrastructure n’est toutefois pas complètement inconditionnelle puisque l’article précise que seules sont interdites les attaques qui « peuvent entraîner » la libération des forces dangereuses, donc des atteintes à la vie de la population civile, et irrémédiablement à l’environnement. Cette condition ne restreint cependant pas le champ de l’interdiction, l’emploi du verbe « pouvoir » permettant ici de tenir compte de toutes les possibilités d’atteintes portées à la population civile – à sa santé, à son intégrité physique, à ses conditions de vie, à son environnement – du fait de la libération des forces dangereuses causée par les attaques. Au-delà de la simple interdiction, cet article impose alors une logique de prudence, que l’on retrouve par ailleurs en matière de catastrophes industrielles et technologiques, de même qu’en droit de l’environnement[11].

On retrouve également cette logique de prudence au paragraphe 3 de cet article 56 du Protocole additionnel I qui dispose notamment que « si la protection cesse et si l'un des ouvrages, l'une des installations ou l'un des objectifs militaires mentionnés au paragraphe 1 est attaqué, toutes les précautions possibles dans la pratique doivent être prises pour éviter que les forces dangereuses soient libérées ».

La prévention, la précaution ou encore la prudence se retrouvent au centre de la protection de ces infrastructures et biens vitaux en temps de guerre en raison de l’existence d’enjeux polymorphes (B).

B.Une protection nécessaire face à des enjeux polymorphes et évolutifs

Une multitude d’enjeux gravitent autour de la destruction des infrastructures et biens vitaux et des conséquences de celle-ci. Leur nombre et leur caractère essentiel à la vie et survie d’une société, d’un État et d’une population justifient à eux seuls la prohibition des attaques et destructions à leur encontre.

Il existe d’une part des enjeux communs aux autres types d’atteintes portées à l’environnement en temps de conflits armés. Il s’agit des enjeux environnementaux tels que les pollutions des sols, des cours d’eau, les atteintes à la faune, à la flore, aux habitats, aux milieux ; des enjeux sanitaires directs (ex. pollution de l’air), ou indirects du fait de la contamination des sols et de l’eau par ex. ; des enjeux économiques (coût des pertes, coût de la remise en état des lieux, coût de la reconstruction).

Il existe d’autre part des enjeux qui sont propres à la destruction des infrastructures et biens vitaux. C’est le cas des enjeux de sécurité humaine et environnementale, en particulier pour ce qui est des ouvrages et installations contenant des forces dangereuses. C’est aussi le cas des enjeux de sécurité énergétique (absence d’approvisionnement, absence de matières premières).

Des enjeux de sécurité alimentaire sont par ailleurs particulièrement liés à la destruction de telle installations en raison principalement des ressources naturelles touchées, des contaminations des sols et de l’eau, de la disparition des réserves nationales (ex. silos de blé). La sécurité alimentaire se trouve également fragilisée lorsque des infrastructures de transports sont attaqués, tels que les aéroports, les ponts, les routes principales ou encore les ports. C’est ainsi que les frappes aériennes russes de juillet 2023 contre les ports ukrainiens situés au bord de la mer Noire peuvent probablement avoir d’importantes conséquences sur la sécurité alimentaire, locale mais aussi mondiale, comme l’a déclaré la cheffe des affaires politiques de l’ONU (Rosemary DICARLO) devant le Conseil de sécurité[12].

Un autre exemple marquant du début de l’été 2023 est la destruction du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, dans le sud de l’Ukraine, qui a eu lieu dans la nuit du 5 au 6 juin 2023. Cette destruction emporte des conséquences humanitaires et environnementales stricto sensu étendues, durables et graves, pouvant être qualifiées d’écocide[13]. Cette destruction constitue en outre une illustration de l’interdépendance des enjeux puisque au-delà de la sécurité énergétique, elle met en péril la sécurité humaine, agricole, environnementale et économique avec non seulement l’inondation de régions entières et de terres agricoles, mais aussi l’absence de ressource en eau visant à refroidir les réacteurs de la centrale nucléaire de Zaporijjia (qui est la plus grande d’Europe au demeurant), ou encore de graves atteintes portées à la biodiversité aquatiques et aux milieux dont certains parcs nationaux comme la Réserve de la biosphère de la mer Noire. En cela, cette attaque constitue une violation du droit international puisqu’interdite en vertu de l’article 55 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1949, relatif à la protection de l’environnement naturel et qui prévoit dans son premier paragraphe que « la guerre sera conduite en veillant à protéger l'environnement naturel contre des dommages étendus, durables et graves. Cette protection inclut l'interdiction d'utiliser des méthodes ou moyens de guerre conçus pour causer ou dont on peut attendre qu'ils causent de tels dommages à l'environnement naturel ». Elle pourrait également constituer une violation de l’article 56 du même Protocole en compromettant sérieusement la réunion des conditions techniques nécessaires au refroidissement des réacteurs de la centrale de Zaporijjia, faisant peser sur la population civile, sur l’environnement naturel et sur l’ensemble du territoire un risque d’accident nucléaire et donc de libération des forces dangereuses.

Seule une lecture combinée des articles de ce Protocole I pourrait tendre à une protection effective de l’environnement en prévenant les dommages causés par les attaques visant les infrastructures et les biens vitaux. Les enjeux sécuritaires, sanitaires, environnementaux et économiques, s’ils sont ici interdépendants, sont également évolutifs. Le contexte du changement climatique ne permet plus de penser face à de telles dégradations, une éventuelle remise en état des lieux en situation post-conflit, pouvant garantir des conditions de vie suffisantes à la population et à son retour. En cela, le cadre juridique proposé par le droit international est perfectible et devrait être en mesure d’anticiper des enjeux qui n’étaient pas pris en compte lors de sa rédaction, à l’instar des enjeux climatiques, pourtant déterminants au cours des conflits armés contemporains.

Les enjeux qui gravitent autour de la destruction des installations et biens vitaux sont multiples et s’inscrivent dans le long terme. C’est la raison pour laquelle ces infrastructures bénéficient d’un régime juridique spécial, en temps de guerre comme en temps de paix. C’est aussi pour cette même raison qu’elles constituent une cible stratégique pour les belligérants (II).

II.Destruction intentionnelle des infrastructures et biens vitaux : une stratégie militaire constitutive d’une violation du droit international

La prohibition des atteintes délibérées à l’environnement est la clef de voûte de la protection de l’environnement en temps de conflit armé et se justifie doublement par le fait que les atteintes délibérées à l’environnement constituent une arme de guerre (A). C’est particulièrement vrai de la destruction intentionnelle des infrastructures et biens vitaux, qui comme nous venons de le voir a des conséquences environnementales et sociétales significatives sur le long terme (B).

A.La destruction des infrastructures et biens vitaux, une arme de guerre

Le caractère intentionnel de la destruction, ou de la menace de destruction, de l’environnement revêt une place centrale. L’intention s’entend ici de la conscience et de la volonté d’enfreindre le droit international et de porter une atteinte directe à l’environnement. C’est ainsi que le fait de provoquer intentionnellement des inondations dans le pays, lesquelles entraînent à leur tour le débordement de rivières (comme les rivières Iouchanly et Tokmach, à proximité de Tokmak), constitue une arme de guerre en répondant à une stratégie visant à ériger des obstacles d’une dizaine de mètres de large qui obligent le belligérant à redoubler d’efforts en le contournant ou le franchissant[14]. Il s’agit bien d’une stratégie militaire au détriment d’infrastructures vitales et plus largement au détriment de l’environnement.

Le corollaire du caractère intentionnel est la mise en danger délibérée d’autrui (y compris de l’environnement), qui constitue une circonstance aggravante lorsque le dommage est réalisé, et qui peut être incriminée de façon autonome lorsque qu’il n’y a eu seulement qu’une menace, et non consommation du dommage. Parce que la protection de l’environnement garantit la préservation de la santé et de la sécurité publiques, et qu’elle est intrinsèquement liée au droit de l’Homme à la vie (article 3 DUDH), la mise en danger délibérée de l’état de l’environnement est condamnable. La dégradation accélérée de l’état de l’environnement en temps de conflit invite à réfléchir sérieusement à une généralisation de la « mise en danger délibérée de l’environnement et des éléments qui le composent » en temps de guerre comme en temps de paix. En empêchant la réunion des conditions de vie et de survie, de même que les conditions de reconstruction post-conflit par la destruction d’infrastructures et biens vitaux, l’État belligérant à l’origine d’une telle attaque met délibérément en danger les populations, l’environnement et ne saurait s’inscrire dans un processus de paix effectif, y compris après un éventuel cessez-le-feu.

Dans bien des cas, il s’agit d’une réelle arme de guerre visant à « troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » [15], selon les termes utilisés par la doctrine pour définir la notion de terrorisme écologique, lequel constitue une forme contemporaine de volonté de détruire l’humanité, ou en tout cas toute une population donnée sur une territoire donné comme c’est cas en l’espèce du conflit armé en Ukraine.

Par ailleurs, les principes du droit de la guerre de nécessité militaire et de proportionnalité codifiés en 1977 aux articles 51§5 et 57§2 du Protocole I additionnel aux Conventions de Genève de 1949, imposent le respect du critère de distinction. Pourtant, en temps de guerre, les attaques à l’encontre des zones naturelles et agricoles sont fréquentes, et celles à l’encontre des sites énergétiques sont quasi-systématiques. Ces attaques ne respectent ni les principes du droit de la guerre, ni le critère de distinction et font de ces sites des cibles clefs, bien que non-militaires. Ce sont autant de dommages causés à l’environnement naturel et, par ricochet[16], à la population, qui peuvent engager la responsabilité de leurs auteurs (responsabilité de l’État mais également responsabilité de la personne physique, par exemple un officier, donneur d’ordre) puisque causés par des attaques qui violent le droit international.

B.Des attaques motivées par la prolongation des dommages au-delà du cessez-le-feu

Il y a une double intention derrière la dégradation ou la destruction des infrastructures et biens vitaux : d’une part, affaiblir l’État en terrorisant et en affamant la population et, d’autre part, empêcher la réunion de bonnes conditions aux fins de reconstruction post-conflit. La destruction ou la dégradation, de même que le pillage des ressources naturelles constituent en effet une stratégie bien établie en temps de conflits armés, visant à priver les populations – et en particulier les civils, non-combattants – de quoi subvenir à leurs besoins présents et futurs.

Les atteintes délibérées à l’environnement ont pour but de prolonger les conséquences et les stigmates de la guerre sur le long terme, y compris post-conflit car sans un bon état de l’environnement, sans des ressources naturelles suffisantes, et sans les infrastructures vitales à la population et au fonctionnement de la société, les chances de reconstruire le territoire touché par le conflit et de garantir la survie et/ou le retour des populations sur ce territoire, de même que le maintien de la paix deviennent quasi-nulles.

Conclusion : Les limites d’une protection compartimentée des infrastructures et des biens vitaux : de la catastrophe aux conflits armés

En matière d’infrastructures et de biens vitaux des secteurs agricoles, industriels et énergétiques, nous nous trouvons au carrefour d’au moins deux branches du droit international qui méritent d’être lues en combinaison : le droit international des conflits armés et le droit international des catastrophes. Conflits armés et catastrophes se rejoignent ici à l’endroit du risque « moderne » comme l’analyse le sociologue Rémi BAUDOUÏ en estimant que « les guerres d’aujourd’hui possèdent des caractères inédits qui nous offrent l’opportunité de les assimiler aux autres risques de la modernité »[17]. La dégradation de l’environnement engendrée par la guerre s’inscrirait dans la même lignée que la dégradation causée par ce qu’il nomme le « désastre industriel »[18].

Il y aurait donc ici un pont intéressant à construire entre les enjeux environnementaux des conflits, tels qu’entendus par le droit des conflits armés et le droit international de l’environnement, et les enjeux relatifs à l’appréhension et à la gestion des risques naturels, industriels et technologiques tels qu’appréhendés par le droit des catastrophes. Finalement, ces circonstances ont pour autre point commun l’urgence, qui met en péril les systèmes, les organisations ainsi que leurs conséquents et irrémédiables impacts tant sociétaux qu’environnementaux. C’est d’ailleurs ce que définit Patrick LAGADEC par dynamique de crise[19]. A l’instar d’autres disciplines de sciences humaines et sociales, le droit doit à son tour s’emparer de cette dynamique face à des enjeux sociétaux qui sont de plus en plus interdépendants et qui se conjuguent à plusieurs temps[20], comme c’est précisément le cas de la prévention des risques, et plus largement de la protection de l’environnement en temps de conflit armé.

Notes de bas de page

  • VADROT (Claude-Marie), Guerres et environnement – Panorama des paysages et des écosystèmes bouleversés, éditions Delachaux et Niestlé, Paris, 2005.
  • TOUZOT-FADEL (Charlotte), intervention relative à « La protection de l’environnement en temps de conflits armés et les atteintes délibérées à l’environnement », Colloque pluridisciplinaire et international, « Agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie : conséquences pour l’environnement », FREDD, Université de La Rochelle, le 1er décembre 2022, https://www.univ-larochelle.fr/actualites/colloque-international-lagression-de-lukraine-par-la-russie-consequences-pour-lenvironnement/ 
  • MICHEL (Geoffroy), La notion d’urgence en droit administratif de l’environnement, thèse dirigée par M. PRIEUR et soutenue à l’Université de Limoges le 20 janv. 2006, p. 8.
  • BOTHE (Michael), BUCH (Carl), DIAMOND (Jordan) et JENSEN (David), « Droit international protégeant l’environnement en période de conflits armés : lacunes et opportunités », Revue internationale de la Croix-Rouge, 879, septembre 2010, 23 p. ; MOLLARD-BANNELIER (Karine), La protection de l’environnement en temps de conflits armés, éditions A. Pedone, Paris, 2001 ; TOUZOT-FADEL (Charlotte), « Protection de l’environnement et opérations militaires en temps de conflit », Revue Défense nationale, n°828, numéro spécial « Avenir de la guerre et ses mutations », mars 2020, pp. 81-88 ; TOUZOT-FADEL (Charlotte), Le Projet d’article de la Commission du droit international relatif à la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés : un projet attendu, des avancées notables / The International Law Commission Draft Articles related to the Protection of the Environment in relation to Armed Conflict: an awaited draft with significant steps forward, Lettre d’information du Centre international de droit comparé en environnement (CIDCE), mars 2020, https://cidce.org/en/the-international-law-commission-draft-articles-related-to-the-protection-of-the-environment-in-relation-to-armed-conflicts-an-awaited-draft-with-significant-steps-forward/
  • V. Résolution XIV.20, https://www.ramsar.org/fr/document/resolution-xiv20-la-reponse-de-la-convention-de-ramsar-lurgence-environnementale-en
  • Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977, auquel est Partie la Fédération de Russie depuis le 29 septembre 1989 (avec réserve et retrait de déclaration en date du 23 octobre 2019) et l’Ukraine depuis le 25 janvier 1990.
  • Ex. infrastructures vitales pour la Nation et des droits procéduraux (information et participation du public).
  • ESTEVE (Alexandre), « Penser la protection de l’environnement en temps de guerre : les apports de la tradition de la guerre juste », Revue Raisons politiques, n°77, numéro spécial « Penser la protection de l’environnement en temps de guerre : les apports de la tradition de la guerre juste », 2020/1 n° 77, pp.55-65, p. 57.
  • Sur ce point, le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), 8 juin 1977 prévoit aussi une telle disposition. Voir article 14 relatif à la protection des biens indispensables à la survie de la population civile.
  • Passage souligné par l’autrice.
  • La logique de prudence comprend à la fois la mise en œuvre du principe de précaution et du principe de prévention.
  • - https://news.un.org/fr/story/2023/07/1137027
  • L’écocide peut être défini comme toute dégradation étendue grave et durable de l’environnement ou des éléments qui le composent (air, eau, écosystèmes, biodiversité, etc.). V. CUMIN (David), Le droit de la guerre – Traité sur l’emploi de la force armée en droit international, vol. 2, éditions L’Harmattan, collection Droit comparé, Paris, 2015, p. 1165.
  • - https://www.lemonde.fr/international/article/2023/06/09/avec-la-destruction-du-barrage-de-kakhovka-l-armee-russe-remet-au-gout-du-jour-les-coupures-humides_6176829_3210.html
  • GUIHAL (Dominique), FOSSIER (Thierry), ROBERT (Jacques-Henri), Droit répressif de l’environnement, 5ème édition, Economica, Paris, 2021, p. 134.
  • Article 55 du Protocole I « […] Cette protection inclut l'interdiction d'utiliser des méthodes ou moyens de guerre conçus pour causer ou dont on peut attendre qu'ils causent de tels dommages à l'environnement naturel, compromettant, de ce fait, la santé ou la survie de la population. »
  • BAUDOUÏ (Rémi), Guerre et sociologie du risque, PUF, 2003, p. 168.
  • BAUDOUÏ (Rémi), op. cit., p. 169.
  • LAGADEC (Patrick), La gestion des crises, 1991.
  • MAKOWIAK (Jessica), « À quel temps se conjugue le droit de l’environnement ? », in Mélanges en l’honneur de Michel PRIEUR, Pour un droit commun de l’environnement, éditions Dalloz, Paris, 2007, pp. 263-295.