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Premières réflexions sur l’accord de Samoa. Vers une évolution du paradigme des relations UE-OEACP ?

Flag of African, Caribbean and Pacific Group of States (ACP)  © Status and origin of flag uncertain - CC BY 3.0 Deed

Signé le 15 novembre 2023 à Apia aux îles Samoa et appliqué provisoirement depuis le 1er janvier 2024[1], le nouvel accord de partenariat liant l’Union européenne et ses États membres aux pays de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP), autrement dit l’accord de Samoa, prend la relève de l’accord de Cotonou. L’accord de Cotonou avait été signé en 2000 pour une période de vingt ans et prorogé jusqu’en 2023. Il était alors considéré comme « lun des cadres de coopération les plus anciens et les plus complets entre lUnion européenne (UE) et des pays tiers »[2].

Si ce dernier visait à réduire et, à terme, éradiquer la pauvreté et contribuer à l’intégration progressive des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) dans l’économie mondiale, le nouvel accord, lui, est avant tout présenté comme visant à renforcer la capacité de l’Union européenne et des pays ACP à relever ensemble les défis mondiaux dans le cadre d’un partenariat aux bénéfices mutuels. L’accord de Samoa s’articule autour d’un socle commun s’appliquant à toutes les parties et de trois protocoles régionaux concernant respectivement les États parties d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Si le Parlement européen a donné son approbation le 10 avril dernier, l’Accord continue de s’appliquer provisoirement en attendant la ratification de tous les États membres de l’Union européenne et d’au moins deux tiers des États membres de l’OEACP[3].

I – L’histoire des relations UE-ACP : des colonies au partenariat

Afin de prendre la mesure de l’accord de Samoa, il est essentiel de le recontextualiser et d’accorder une attention particulière à l’histoire des relations entre les pays d’Europe et ceux d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.

Bien que le présent accord soit présenté comme un partenariat, il s’ancre dans la politique européenne d’aide au développement qui s’est notamment matérialisée par des accords entre les pays européens développés et les pays dits “du sud” qui sont, eux, en situation de développement ou sous-développement. Or, la volonté européenne d’aider le Tiers Monde[4] n’est pas née soudainement ; les racines sont profondément ancrées dans le contexte qu’était celui d’un monde composé d’empires coloniaux.

En amont de la signature du Traité de Rome instituant la Communauté économique européenne s’était posée la question des relations entre les États membres européens et les territoires qui leur étaient rattachés. En effet, le marché commun interrogeait les avantages que la France, par exemple, tirait de ses colonies. De fait, au cours des négociations du traité de Rome, la France avait posé « lintégration des territoires dOutre mer comme préalable à la conclusion du marché commun »[5]. Au cours des négociations s’était créée une argumentation selon laquelle la solidarité des États européens développés vis-à-vis de l’Afrique conviendrait aux intérêts économiques de chaque partie. Ainsi, si les Pays et territoires d’Outre Mer (PTOM) ont été associés au projet de la Communauté économique européenne essentiellement pour protéger les intérêts européens, il apparaissait déjà de façon suffisamment claire qu’il était dans l’intérêt des européens que ces PTOM se développent un tant soit peu. La quatrième partie du Traité de Rome, en son article 131, dispose alors que « le but de lassociation est la promotion du développement économique et social des pays et territoires, et létablissement de relations économiques étroites entre eux et la Communauté dans son ensemble ». Le développement de pays africains était introduit comme étant le but et la justification de la politique européenne d’aide au développement dès ses débuts. Il était question de « favoriser les intérêts des habitants de ces pays et territoires et leur prospérité, de manière à les conduire au développement économique, social et culturel quils attendent ». Par cette disposition, la communauté européenne imputait aux pays africains la volonté de recevoir de l’aide pour leur développement.

Cela a donné lieu à la Convention de Yaoundé signée le 20 juillet 1963 entre six pays européens et dix-huit pays africains. Celle-ci avait pour but de renforcer l’indépendance économique des États africains et malgaches associés[6] par l’accroissement de leurs relations économiques avec la Communauté économique européenne[7]. Cependant, malgré le souhait affiché de mettre en place des relations plus équilibrées et égalitaires, c’est la Commission européenne qui avait intégralement rédigé le contenu de la convention[8].

La convention Yaoundé II avait pris la suite en 1969 en maintenant la structure institutionnelle, les préférences généralisées et les dispositions de relations économiques de Yaoundé I. L’idée consistait en ce que l’approfondissement des mesures et des relations économiques résoudrait les premières faiblesses observées[9] avec Yaoundé I.

Les choses ont ensuite évolué avec l’intégration du Royaume Uni à la Communauté en 1973 qui a eu pour effet d’étendre l’association aux États avec qui le Royaume Uni entretenait des relations dites “particulières”[10] ; l’association était désormais vouée à bénéficier à des États des Caraïbes et du Pacifique.

Les États bénéficiaires de l’aide au développement européenne se sont progressivement unis en se dotant d’abord d’une structure administrative de coordination, le groupe des États ACP, suite à la signature de l’Accord de Georgetown en mai 1975. Ce groupe s’est transformé en une organisation internationale en 2019, l’Organisation des États ACP (l’OEACP), qui compte aujourd’hui 79 États membres. On parle alors des pays ACP. Ils se sont rejoints pour conjuguer leurs forces et tenter de parler d’une seule voix face à la Communauté économique européenne[11]. Le groupe ACP s’est donc créé non pas pour faciliter les échanges entre les États qui le composent et qu’ils se renforcent mutuellement, mais pour renforcer leurs postures vis-à-vis de la Communauté dans le cadre de la coopération CEE-ACP.

Le 28 février 1975 fût signée la première convention de Lomé entre la CEE et 46 pays ACP. Instaurant un régime commercial qui se veut particulièrement favorable à ces derniers, la convention reposait sur les ressources financières importantes fournies par la Communauté économique européenne et sur une coopération globale : industrielle, agricole, technique, financière, statistique et douanière. Les relations CEE-ACP se sont ainsi transformées : passant d’une association octroyée à une convention négociée. La convention de Lomé a été renouvelée et adaptée tous les 5 ans : en 1979, 1984, 1990 et 1995 et le groupe des États ACP s’élargissait au gré des conventions. C’est à partir de Lomé III, en 1984, après des négociations quant aux droits de l’homme (et à leur non-respect), que l’idée est alors devenue celle d’un développement qui, pour avancer, avait besoin de ses deux jambes : l’humain et l’économie. Les mentions inhérentes aux droits de l’Homme demeuraient néanmoins fébriles. Lomé IV a continué en ce sens en systématisant la référence aux droits de l’homme[12]. C’est à partir de Lomé III que la coopération CEE-ACP n’était plus seulement économique, elle devenait aussi officiellement politique.

Signé en 1992, le traité de Maastricht dispose en son article 3 que l’action de l’Union comporte une politique dans le domaine de la coopération au développement qui fait l’objet du septième titre « Coopération au développement ». Le premier alinéa de l’art 130U introduit les objectifs dans le cadre de cette coopération : « développement économique et social durable des pays en voie de développement, linsertion harmonieuse et progressive des pays en voie de développement dans léconomie mondiale, lutte contre pauvreté dans les pays en voie de développement ». Le deuxième alinéa formule un objectif général de développement et de consolidation de la démocratie et de l’état de droit ainsi qu’un objectif du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La promotion du modèle démocratique européen est ainsi devenue un nouvel objectif de l’Union européenne dans ses relations extérieures et l’un des moyens d’y parvenir consistait à faire de ce modèle une condition de l’aide au développement. En effet, dès la convention de Lomé IV bis signée en 1995, le respect des droits de l’Homme et du modèle démocratique conditionnait l’octroi de l’aide en ce que cette dernière pouvait être suspendue en cas de violations desdits principes[13].

Suite à Lomé IVbis, c’est l’accord de Cotonou qui prend la relève en 2000. On ne parle plus de convention mais d’un partenariat économique global. L’accord de Cotonou “responsabilise” les États ACP, si bien que « laide ne sera plus octroyée suivant les besoins des pays et les engagements pris par eux, mais aussi suivant les performances de leurs politiques et au regard des objectifs de la convention »[14]. La notion de bonne gestion des affaires publiques est également introduite, ce qui peut avoir pour effet de donner à l’UE un droit de regard sur la gestion interne des États ACP. En outre, le respect des droits de l’homme devient un élément qualifié d’essentiel à la coopération, si bien qu’en cas de violation de ces droits, la procédure prévue à l’article 96 prévoit une suspension totale ou partielle de l’aide. Dès lors, le bénéfice de l’aide et des financements européens est doublement conditionné au respect du modèle européen[15] et aux performances des États bénéficiaires. Certains auteurs dénoncent le fait que ces accords et conventions soient les « habits neufs de la servitude »[16] qui n’auraient pour but que de mener à la libéralisation à marche forcée[17] des économies africaines au profit des économies européennes.

Aujourd’hui, Josep Borrell, haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, affirme qu’avec l’accord de Samoa « Nous laissons résolument derrière nous les anciens paradigmes et instruments qui liaient lUE à la plupart de ces pays, pour passer à des partenariats gagnant-gagnant qui sont adaptés au monde actuel. »[18]

Le fameux changement de paradigme avait déjà été annoncé en 2000, pour la signature de Cotonou[19]. Il est vrai que la logique partenariale a été initiée par Cotonou et qu’elle s’affirme avec force à la signature de Samoa. Pour autant, il ne suffit pas de proclamer l’équilibre entre les parties pour que celui-ci se matérialise. Les parties conservent la même physionomie qu’à l’époque de Yaoundé I ; il y a les pays pauvres, fragilisés et en développement d’un côté et les pays européens développés de l’autre. Si cela s’expliquait en 1963 par une décolonisation encore tiède, la pérennisation de cette situation, soixante ans et des milliards investis plus tard, nous interroge quant à ce que peuvent gagner les États ACP dans le cadre de leurs relations avec l’Union européenne. Il y a eu et il y a encore des voix qui s’élèvent dans les pays en voie de développement pour critiquer et remettre en question la pertinence et la manière dont se met en œuvre l’aide européenne[20]. Les bénéfices se font insuffisamment ressentir, la situation des pays en voie de développement stagne mais l’aide subsiste et les associations et partenariats se suivent et se renouvellent avec une ambition dévorante.

II – Une ambition renouvelée et une conditionnalité élargie

Associant 106 pays, les 27 États membres de l’Union européenne et 79 pays de l’OEACP, dont 48 africains, 16 des Caraïbes et 15 du Pacifique pour les vingt prochaines années, l’accord de Samoa se situe à la croisée des enjeux économiques, climatiques et géopolitiques. Ses objectifs multiples ont vocation à résoudre tous les maux du Monde.

L’accord s’ancre, à l’instar de son prédécesseur, dans des objectifs plus largement établis sur la scène internationale. Il est ici question d’œuvrer à la réalisation des Objectifs de développement durable des Nations Unies[21], du programme de développement durable à l’horizon 2030 et de l’Accord de Paris, ce qui est assurément pertinent compte tenu de la nécessité d’une action conjointe d’un maximum d’États pour atteindre les objectifs de développement durable par exemple. Si l’ambition coordonnée est plus nécessaire que jamais face aux défis transversaux et convergents actuels, elle doit être soupesée. En effet, une ambition exacerbée engendrant des chantiers généraux de trop grande envergure peut devenir aveuglante et conduire à se concentrer sur ce qui est souhaitable avant de considérer ce qui est nécessaire. Très concrètement, l’Union européenne détient les moyens techniques et financiers[22] pour répondre à certaines urgences mais elle se cantonne irréductiblement à vouloir répondre à l’ensemble du problème ; volonté qu’elle n’a pas autant les moyens de satisfaire. Pour autant, il ne semble pas être question de stagner, ni de reculer : avec l’accord de Samoa, l’ambition est à nouveau amplifiée.

Si l’accord de Cotonou avait pour objectifs de réduire puis d’éradiquer la pauvreté, en cohérence avec les objectifs du développement durable et d’une intégration progressive des pays ACP dans l’économie mondiale[23], l’accord de Samoa, lui, compte bien davantage d’objectifs. Avec l’accord de Samoa, les États parties sont notamment tenus de promouvoir protéger et garantir les droits de l’homme, les principes démocratiques, l’État de droit et la bonne gouvernance, de mobiliser l’investissement, soutenir les échanges commerciaux et encourager le développement du secteur privé, de mettre en oeuvre une approche globale et équilibrée de la migration, d’éradiquer la pauvreté et de combattre les inégalités[24]. Ces objectifs sont approfondis dans la deuxième partie du socle commun dédiée aux priorités stratégiques. Ces dernières sont au nombre de six : Droits de lhomme, démocratie et gouvernance au sein de sociétés axées sur les personnes et fondées sur les droits (titre 1), paix et sécurité (titre 2), développement humain et social (titre 3), croissance et développement économiques inclusifs et durables (titre 4), durabilité environnementale et changement climatique (titre 5) et migration et mobilité (titre 6).

Il convient d’admettre qu’est intelligible l’argumentation selon laquelle la paix ou le respect des droits de l’Homme puissent être intrinsèquement liés aux problématiques de développement et encourager ce dernier en ce que la stabilité politique et la reconnaissance et protection des droits motivent un épanouissement et un développement des pays[25]. A ce titre, nous pouvons comprendre la pertinence d’y faire référence au sein des accords. Pour autant, les transformer en conditions interroge[26] : l’instabilité politique ou l’incapacité d’assurer le respect des droits de l’homme ne seraient-elles pas symptomatiques d’un sous-développement et donc d’un besoin impérieux d’aide ? D’aucun dirait que c’est le serpent qui se mord la queue[27].

En outre, aujourd’hui il ne s’agit plus seulement de conditionner l’aide aux droits de l’Homme et au développement durable : l’accord de Samoa s’immisce dans toutes les sphères de la société : des valeurs, cultures et connaissances à la gouvernance financière en passant par l’économie circulaire, la gestion des ressources, la gouvernance, l’économie bleue ou encore la propriété intellectuelle et la lutte contre la cybercriminalité. Quelle marge de manœuvre restera-t-il aux pays ACP parties à l’accord pour gouverner en dehors de ce dernier ? En réalité, très peu. Cet accord poursuit la dynamique imposée par l’UE au gré des conventions et accords l’unissant aux États ACP. Il fût d’abord question des échanges puis du commerce dans sa généralité. Ensuite, la question des droits de l’Homme puis celle des migrations furent insérées. On a continué avec le développement durable et, désormais, c’est l’ensemble des problématiques nationales que peut connaître un gouvernement qui s’inscrit dans l’accord. C’est une aubaine pour l’UE qui bénéficie d’un instrument légal lui permettant d’introduire son autorité et de promouvoir son modèle auprès d’États tiers. Si l’accord est présenté comme s’appuyant sur des valeurs partagées et une ambition commune, ses dispositions ont tendance à refléter l’ambition, la culture et le modèle de l’Union européenne, si bien que la partie UE n’est pas celle qui aura le plus d’efforts à fournir pour respecter les termes de l’accord[28]. En revanche, certains États ACP, qui ont besoin de l’aide fournie par l’UE, auront certainement des efforts supplémentaires à fournir sinon des réformes d’envergure à mener pour correspondre à ce qui est attendu d’eux et bénéficier des financements européens.

L’article 101 traitant du règlement des différends relate en son cinquième paragraphe que si une partie considère que l’autre partie n’a pas satisfait à l’une des obligations lui incombant au titre de l’accord, et qu’après examen et consultations aucune solution mutuellement acceptable n’est trouvée, la partie notifiante « peut prendre des mesures proportionnées au non-respect de lobligation en cause ». Or, ici, les obligations sont aussi variées qu’ambitieuses, tout en correspondant à la vision que l’Europe se fait du monde. Les pays ACP ayant une culture, des moyens, priorités et systèmes différents sont davantage susceptibles de ne pas satisfaire à certaines obligations. Dès lors, l’UE pourra prendre une mesure, a priori, de toute nature et de toute forme, la seule limite étant la proportionnalité. A ce titre, il convient d’interroger les éventuelles dérives auxquelles ce système peut conduire, notamment par rapport au versant politique de l’accord.

III – Un partenariat politique juridiquement contraignant dans un contexte géopolitique asymétrique et concurrentiel

Dès son premier article, l’accord de Samoa établit « un partenariat politique renforcé visant à produire des résultats mutuellement avantageux au regard dintérêts communs et convergents, dans le respect des valeurs [partagées par les parties] ». Il est à ce titre question de faciliter « ladoption de positions communes par les parties sur la scène mondiale ». Le deuxième paragraphe de l’article 3 précise que « Les parties coopèrent et se coordonnent sur des questions dintérêt commun et sur les nouveaux défis au sein des instances internationales ». La partie III de l’accord est ainsi entièrement dédiée à la question des « Alliances mondiales et coopération internationale » des parties et approfondit les modalités de ces dernières. Ces dispositions, juridiquement contraignantes en vertu de l’article 6, instaurent une coalition politique sans précédent : les parties représentent notamment plus de la moitié des sièges de l’Organisation des Nations unies. La question se pose de savoir de quelle manière et selon quels principes coopéreront et se coordonneront les États parties, notamment en cas de désaccord. En réalité, les États membres de l’Union européenne et les États ACP peinent à adopter des positions conjointes dans les instances internationales et cela s’illustre notamment par la cacophonie ayant suivi le vote de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant l’agression russe en Ukraine le 2 mars 2022 ou encore par les difficultés et désaccords rencontrés lors des résolutions demandant un cessez le feu à Gaza.

Si l’accord de Samoa se présente, à l’instar de son prédécesseur, comme un accord de partenariat, il lie toujours des puissances inégales : la démarche de débiteur/créancier qui caractérise les partenariats d’aide au développement n’a rien perdu de sa prégnance. Il est difficile de nier l’ascendance de l’Union européenne. C’est elle qui alimente et finance l’aide et les projets qui ont vocation à être mis en œuvre dans les pays ACP, conformément au présent accord[29]. Le programme de recherche et d’innovation de l’OEACP lui-même est financé par l’Union européenne. Si l’idée d’une coalition d’une centaine d’États motivés par des intérêts communs et souhaitant faire avancer l’action internationale vers la paix et la durabilité est assurément louable, il faut envisager la possibilité que ce partenariat puisse avoir une incidence sur l’autonomie du processus décisionnel des États ACP dans les instances internationales, sinon sur leur souveraineté.

Aussi, le partenariat et l’affirmation d’un équilibre peuvent consister en un “piège” pour les États ACP. En effet, à l’époque où la relation débiteur de l’aide - bénéficiaire de l’aide était davantage assumée[30], les particularités, qu’elles soient économiques ou culturelles, des pays en développement étaient mieux prises en compte. En 1990, Lomé IV affirmait dans son quatrième article que « La coopération ACP-CEE appuie les efforts des États ACP en vue dun développement global autonome et auto-entretenu fondé sur leurs valeurs sociales et culturelles, leurs capacités humaines, leurs ressources naturelles, leurs potentialités économiques ». Aujourd’hui, l’accord de Samoa établit un partenariat « visant à produire des résultats mutuellement avantageux au regard dintérêts communs et convergents, dans le respect des valeurs [que les parties] partagent. ». Autrement dit, la logique partenariale efface les différences sinon divergences quant aux cultures et intérêts des Parties. La coopération ne se fonde plus sur les valeurs des États ACP, mais sur celles partagées par les parties. D’une part, le partage des valeurs peut être un mirage ; ce sont des valeurs sur lesquelles se sont entendus les pays développés, dans un premier temps. D’autre part, aussi louables soient lesdites valeurs, cette vision uniformisée du monde ne conforte-t-elle pas l’ascendance politique de l’UE sur les affaires internes des États tiers en développement ?

En outre, le rapporteur de la commission au développement du Parlement européen a affirmé qu’il s’agissait de « garantir les liens étroits entre laccord de Samoa et linitiative Global Gateway lancée en décembre 2021 »[31]. Or, ledit Global Gateway est une stratégie européenne qui met en place des plans régionaux afin de « relever les défis mondiaux les plus pressants » en passant notamment « par le renforcement de la compétitivité et de la sécurité des chaînes dapprovisionnement mondiales », selon la présentation qu’en fait la Commission européenne[32]. Cette stratégie européenne consiste en une véritable aide au développement qui se concentre sur le numérique, l’énergie, les transports, la santé et l’éducation. A cette fin, l’UE promet une aide de 300 milliards d’euros d’ici 2030 aux pays émergents et en développement, dont la moitié pour l’Afrique. Premièrement, le fait que le partenariat UE-OEACP fonctionne en cohérence avec la stratégie d’aide européenne peut interroger ; cela pourrait-il illustrer le fait que l’UE conserve malgré tout le leadership dans ses relations partenariales avec les États de l’OEACP, dont nombre de membres sont concernés par le Global Gateway ? Deuxièmement, il convient de noter que cette stratégie européenne apparaît à certains égards[33] comme la concurrente directe de la Belt and Road Initiative chinoise mise en place en 2013 qui renforce l’influence de la Chine sur le continent africain[34]. Ces élans de bienveillance et l’intérêt à l’égard du continent africain qui stagne dans sa difficulté ne sauraient avoir de liens avec les ressources stratégiques qui s’y trouvent, n’est-ce pas ? A vrai dire, il n’y a de terres plus riches en ressources que celles de l’Afrique, qui attire à ce titre toutes les convoitises[35]. La Russie, l’Inde, la Chine, le Brésil, la Turquie ou encore les États Unis prospectent activement pour mettre la main sur ces ressources. La Chine renforce son influence et son pouvoir au moyen de prêts long terme, accordés sans aucune conditionnalité politique[36], qui trouvent le mérite d’avoir une certaine efficacité pour répondre aux besoins des pays africains,[37] ce qui la rend redoutablement attractive par rapport à l’aide européenne qui peine à remplir l’ensemble de ses objectifs. Il est ainsi indispensable pour l’Union européenne de renforcer constamment ses liens avec les pays en voie de développement, au risque de se faire dépasser. Dès lors, on ne peut considérer que les dispositions prévoyant une alliance politique dans les instances internationales puissent être d’une quelconque neutralité.

L’aide au développement est une priorité : essentielle pour les pays bénéficiaires, stratégique pour les donateurs. Si les intérêts européens peuvent effectivement rejoindre ceux des pays de l’OEACP, notamment sur la question du développement durable, comment un partenariat pourrait-il être équilibré quand les parties et leurs besoins ne le sont pas ? Comment comparer le poids des besoins vitaux et urgents des uns à la stratégie long terme des autres ?

In fine, l’Accord de Samoa poursuit la dynamique de l’ensemble de ses prédécesseurs. Chaque nouvel accord établit une conditionnalité de l’aide plus élargie et une ambition plus grande que le précédent. Chaque nouvel accord souhaite se tourner davantage vers l’avenir en tentant d’effacer les rapports coloniaux desquels ils sont nés, en prônant, depuis la fin des années 1990, la forme du partenariat. La réelle nouveauté est l’apparition des protocoles régionaux, dont l’intérêt est de se concentrer sur les difficultés et besoins spécifiques inhérents à chaque région. Il est possible que ces protocoles aient un effet bénéfique grâce à la prise en compte des particularités régionales dans les stratégies qui y seront mises en œuvre. Nous pouvons considérer que l’effet pourrait n’être que superficiel, compte tenu des disparités existantes dans les régions même. Néanmoins, cela reste une nouveauté et l’avenir nous dira si cette approche est davantage efficace. Pour l’heure, si le changement de paradigme est palpable (comme pour chaque accord précédent) il ne semble pas caractérisé.

Notes de bas de page

  • Conformément au paragraphe 5 l’article 98 de l’Accord de Samoa prévoyant que « l’application provisoire débute le premier jour du deuxième mois suivant la date de signature du présent accord ». La signature a eu lieu le 15 novembre 2023.
  • Conseil de l’UE, « L’après-Cotonou : feu vert du Conseil au nouvel accord de partenariat avec les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique », Communiqué de presse, 20 juillet 2023.
  • Conformément au paragraphe 2 de l’article 98 de l’Accord de Samoa selon lequel « Le présent accord entre en vigueur le premier jour du deuxième mois suivant la date à laquelle l’Union européenne et ses États membres et au moins deux tiers des membres de l’OEACP ont achevé leurs procédures internes respectives à cet effet et déposé leurs instruments exprimant leur consentement à être liés [...] ».
  • Expression du démographe et économiste français Alfred Sauvy dans l’article « Trois mondes, une planète », L’Observateur, n°118, 14 août 1952, p. 14.
  • Palayret (Jean-Marie), « Les mouvements pro-européens et la question de l’Eurafrique, du Congrès de la Haye à la Convention de Yaoundé 1948-1963 », in Marie Thérèse Bitsch, Gérard Bossuat (dir.), L’Europe unie et l’Afrique : de l’idée d’Eurafrique à la Convention de Lomé I, Bruxelles, Bruylant, 2005, p.217.
  • États parties : Burundi, Cameroun, Centre-Afrique, Congo (Brazzaville), Congo (Léopoldville), Côte d’Ivoire, Dahomey, Gabon, Haute-Volta, Madagascar, Mali, Mauritanie, Niger, Rwanda, Sénégal, Somalie, Togo.
  • Convention d’association entre la Communauté économique européenne et les États africains et malgaches associés à cette communauté, 20 juillet 1963, article 1.
  • Abdou Hassan (Adam), Puissance du droit et droit des puissants : Les traités européens et eurafricains sous la loupe, Cetim, 2021, p.48.
  • Contrairement à ce qui avait été imaginé, la suppression progressive des droits de douane et des pratiques restrictives n’avait pas permis aux EMEA de vendre leurs produits sur le marché européen à des prix compétitifs. Entre 1953 et 1966, le taux de croissance annuel des exportations vers la CEE des EMEA n’était que de 3,4%, soit moins que celui des pays d’Amérique latine vers la CEE qui s’élevait à 5,7%. Les exportations de la CEE vers les EMEA était de moins de 3%. Voir : Durand-Réville (Luc), « La convention de Yaoundé », La revue des deux mondes, avril 1969.
  • Comprendre ici les relations entretenues avec ses anciennes colonies.
  • Abdou Hassan (Adam), Puissance du droit et droit des puissants : Les traités européens et eurafricains sous la loupe, Cetim, 2021, p. 51.
  • Quatrième convention ACP-UE signée à Lomé le 15 décembre 1989, Article 5.
  • Accord portant modification de la quatrième convention ACP-CE de Lomé, 4 novembre 1995, point 5 modifiant l’article 5 et point 67 modifiant l’article 366.
  • Jadot (Yannick), « Vers un nouveau partenariat UE-ACP ? De la conditionnalité au contrat », janvier 1999.
  • Sur la conditionnalité voir : Haguenau-Moizard (Catherine), Montalieu (Thierry), « L’évolution du partenariat UE-ACP de Lomé à Cotonou : de l’exception à la normalisation », Mondes en développement, vol. no 128, no. 4, 2004, pp. 65-88.
  • L’Accord de Cotonou - Les habits neufs de la servitude, Bruxelles, Colophon, coll. « Essais », 2002.
  • Gallié (Martin), L’accord de Cotonou et les contradictions du droit international : l’intégration des règles de l’Organisation mondiale du commerce et des droits humains dans la coopération ACP-CE, Thèse, Université de Montréal, Université de Paris 11, sous la direction d’Hélène Dumont et Daniel Dormoy, tome 1, 2006, p.229.
  • Conseil de l’UE, « Accord de Samoa : l’UE et ses États membres signent un nouvel accord de partenariat avec les membres de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique », communiqué de presse, 15 novembre 2023.
  • Feuer (Guy), « Un nouveau paradigme pour les relations entre l’Union européenne et les États ACP : l’accord de Cotonou du 23 juin 2000 », Revue générale de droit international public, n°2, juillet 2002, p.269.
  • Boukari-Yabara, « À Bruxelles, le Panafricanisme fait face à l’Eurafrique », LP-UMOJA., 17 février 2022.
  • Objectifs de développement durable adoptés en 2015 par les Nations unies.
  • N’Guettia Kouassi (René), « Coopération Afrique Europe : pourquoi faut-il changer de paradigme ? », page 1, Civitas Europa 2016/1 (n°36), pp. 85-97.
  • Accord de partenariat entre les membres du groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, d’une part, et la Communauté européenne et ses États membres, d’autre part, signé à Cotonou le 23 juin 2000, article 1.
  • Accord de Samoa, article 1.
  • Ministère des affaires étrangères, « Droits humains et développement. Une approche de la coopération au développement fondée sur les droits humains », Document d’orientation, 2019, p. 8.
  • Voir : Lopez (Benoît), « L’aide au développement entre droits, influence et diversité culturelle », Revue internationale d’intelligence économique, vol. 8, no. 2, 2016, pp. 27-45.
  • Sur les effets de la conditionnalité voir : Tujan (Antonio), De Ceukelaire (Wim), « “conditionnalité” et “appropriation” de l’aide : quelles contradictions ? », Alternatives Sud, vol.15-2008/93.
  • Sur les approches différentes des pays occidentaux et des pays du Sud quant aux droits humains et au développement durable voir : Tourme-Jouannet (Emmanuelle), « Chapitre III. Le droit international comme instrument de régulation et d’intervention sociale », Emmanuelle Tourme-Jouannet éd., Le droit international, Presses Universitaires de France, 2022, pp. 70-123.
  • Accord de Samoa, article 82.
  • Des Conventions de Yaoundé à celles de Lomé, apparaissait clairement la distinction entre la partie UE et la partie des pays en voie de développement qui devaient bénéficier de l’aide compte tenu de leur situation interne et des intérêts européens.
  • Commission du développement, Parlement européen, 2019-2024, « Projet de recommandation sur la proposition de décision du Conseil relative à la conclusion, au nom de l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et les membres de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, d’autre part », 12 janvier 2024.
  • https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/stronger-europe-world/global-gateway_fr
  • Voir : Boukari-Yabara (Amzat), « À Bruxelles, le Panafricanisme fait face à l’Eurafrique », LP-UMOJA, 17 février 2022 / RFI, « Can Europe’s Global Gateway out-rival China’s Belt and Road ? », 28 octobre 2023 / Olivier (Arthur), « Global Gateway : un plan d’aide au développement pour contrer la Chine », toutleurope.eu, 2 décembre 2021.
  • Sur cette question voir : Olivier (Arthur), « Global Gateway : un plan d’aide au développement pour contrer la Chine », préc., et Goulard (Sébastien), « Le global gateway européen », 26 septembre 2021, Oboeurope.
  • Commission Économique pour l’Afrique, « Les ressources minérales et le développement de l’Afrique – Rapport du Groupe d’études international sur les régimes miniers de l’Afrique », Commission économique pour l’Afrique et Union Africaine 2011, p. 47.
  • Ling (Jin), « L’aide de la Chine et de l’union européenne à l’Afrique : complémentarité ou contradiction ? », Les Temps Modernes, vol. 657, no. 1, 2010, pp. 82-109.
  • Deblock (Christian), « Accords commerciaux : entre coopération et compétition », Politique étrangère, vol. , no. 4, 2012, pp. 819-831.