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Dissensus sur le renouvellement du glyphosate

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L’autorisation du glyphosate par la Commission européenne pour une durée de dix années le 28 novembre 2023 intervient à l’issue d’un processus complexe de négociations. La Commission a dû dépasser l’abstention de sept États membres, qui n’a pas permis d’obtenir la double majorité. Faisant peser la responsabilité d’un tel renouvellement sur la seule Commission, l’affaire du glyphosate souligne les difficultés institutionnelles que peut connaître le processus décisionnel de l’Union européenne. Plus spécifiquement, la décision de renouvellement illustre une absence de choix politique de la part des États membres. Émerge alors un paradoxe de plus en plus profond entre solutions jurisprudentielles et renouvellement législatif national restreignant l’utilisation du glyphosate, et absence de positionnement lors du processus législatif européen induisant in fine une solution favorable à la commercialisation de ce produit.


The European Commission's authorisation of glyphosate for ten years on 28 November 2023 follows a complex process of negotiations. The Commission had to overcome the abstention of seven Member States, which prevented it from obtaining a double majority. By placing the responsibility for such a renewal solely on the Commission, the glyphosate affair highlights the institutional difficulties that can arise in the European Union's decision-making process. More specifically, the renewal decision illustrates a lack of political choice on the part of the Member States. An increasingly profound paradox is emerging, between the solutions provided by case law and the renewal of national legislation restricting the use of glyphosate, and the absence of a position during the European legislative process that would ultimately lead to a solution favourable to the marketing of this product. 


 

Le lundi 18 décembre 2023, la firme Monsanto a été condamnée aux États-Unis à 857 millions de dollars d’amende pour avoir exposé une école à des polluants éternels, les polychlorobiphényles[1]. À peine plus d’un mois plus tard, le tribunal de Philadelphie a prononcé la peine record de 2,25 milliards de dollars à la compagnie pour le dédommagement du cancer du requérant[2]. Ces contentieux font suite aux nombreuses décisions de justice condamnant Monsanto pour la commercialisation de produits à base de glyphosate[3], tous bénéficiant pourtant d’autorisations de mise sur le marché. En mars 2024 aux États-Unis, Monsanto avait ainsi déjà conclu près de 100 000 accords de règlement à la suite de procès relatifs au Roundup, laissant aujourd’hui encore environ 54 000 procès en cours[4]. Grâce à la massification du contentieux, l’appréhension prétorienne du glyphosate permet d’amorcer une reconnaissance officielle de sa dangerosité. Ces exemples outre-Atlantique sont représentatifs d’une évolution internationale de l’analyse de la dangerosité du glyphosate. Pourtant, au niveau européen existent de nombreux dissensus, tant entre les instances européennes qu’entre les pays membres.

En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer, agence rattachée à l’Organisation mondiale de la Santé, avait déjà publié une étude sur la dangerosité du glyphosate par laquelle le principe actif a été classé comme « probablement cancérogène pour l’homme »[5]. Pourtant, la même année, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) publiait son évaluation du glyphosate et concluait, à l’inverse, qu’il est peu probable que le glyphosate présente un risque cancérogène pour l’homme[6]. Ce dissensus scientifique sur l’innocuité du glyphosate n’a pas conduit à ce que l’Union européenne revoit depuis son autorisation de commercialisation de la substance active, malgré la prévalence du principe de précaution, que ce soit dans sa réglementation ou dans ses traités, et son élévation au rang de principe général du droit par le Tribunal de l’Union européenne[7]. Bien au contraire, à la suite du renouvellement pour une durée de cinq années en 2017, l’autorisation du glyphosate a de nouveau été renouvelée pour dix années par un règlement d’exécution du 28 novembre 2023[8].

Les modalités de la décision de 2023 ne manquent pas d’étonner. En effet, le renouvellement doit être voté à la majorité qualifiée, et donc réunir 55 % des membres du Conseil et 65 % de la population de l’Union[9]. Or, si seulement trois pays ont voté contre (Autriche, Croatie et Luxembourg), l’abstention de sept autres pays (Allemagne, Belgique, Bulgarie, France, Italie, Malte et Pays-Bas) n’a pas permis d’obtenir la représentation des 65 % de la population européenne. Ces nombreuses abstentions sont particulièrement étonnantes, notamment en comparaison avec la précédente autorisation de 2017 : un seul pays s’était alors abstenu et neuf avaient voté contre, dont l’Italie, la France[10] et la Belgique qui, en 2023, se sont tous trois abstenus.

Si les abstentions lors du vote de 2023 semblent représentatives de tensions nationales, elles imputent toutefois la charge du renouvellement de l’autorisation du glyphosate à la seule Commission. Se fondant sur le rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et sur le rapport d’évaluation de renouvellement dressé par les quatre États membres rapporteurs (le groupe d’évaluation du glyphosate, composé de la France, la Hongrie, les Pays-Bas et la Suède) qui, tous les deux, ne concluaient à aucune dangerosité manifeste de la substance, la Commission n’a pas eu d’autre choix que d’approuver ce renouvellement. Celle-ci doit en effet s’en tenir à une application littérale de son cadre de compétence et ne peut s’arroger de pouvoirs d’ordre politique. Or, en l’absence d’un nouveau rapport d’évaluation des instances européennes validant la dangerosité de la substance, seul un choix politique, relevant de la seule compétence des États-membres, aurait pu justifier l’interdiction du glyphosate. Dès lors, avec cette abstention massive, les résultats du vote de 2023 nous amènent légitimement à nous interroger sur le juste respect du fondement démocratique à l’origine de la décision prise. Sur le fond, elle nous conduit à nous interroger sur la juste interprétation et application des principes propres à la protection de l’environnement et de la santé publique qui, là encore, auraient pu justifier une solution différente.

L’article 168 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) énonce qu’un « niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union ». L’article 191 affirme par ailleurs que « la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement contribue à […] la préservation, la protection et l’amélioration de la qualité de l’environnement [et] la protection de la santé des personnes ». Enfin, l’article 43 TFUE rappelle la compétence partagée dans le domaine de l’agriculture. L’ensemble de ces dispositions justifie l’action de l’Union en matière d’autorisation de la substance active glyphosate. À cela doit s’ajouter le rôle du principe général de subsidiarité[11], qui justifie une action de l’Union afin d’harmoniser les législations nationales alors en vigueur. Le renouvellement de l’autorisation du glyphosate doit ainsi se conformer à la primauté des principes de protection de la santé humaine et de l’environnement.

En vertu de l’ensemble de ces principes, le dispositif développé dans le règlement d’exécution de 2023 présente certaines originalités. En introduction, la Commission énonce sous son vingtième considérant que « pour certaines utilisations du glyphosate évaluées dans le cadre de la procédure de renouvellement, un risque élevé pour les petits mammifères herbivores a été constaté lors d’une évaluation prudente », justifiant d’imposer aux États membres une « attention particulière à l’évaluation de [ce] risque ». Le trentième considérant établit quant à lui que « les recherches sur le glyphosate se sont intensifiées ces dernières années et de nouveaux éléments pertinents pour la protection de la santé humaine et de l’environnement pourraient apparaître au sujet des propriétés du glyphosate ». Toutefois, ces éléments n’ont, semble-t-il, pas été suffisants pour justifier ni l’interdiction ni la réduction de la durée de renouvellement. Le glyphosate est alors renouvelé, dans la limite de certaines restrictions, notamment la protection des eaux souterraines dans les zones vulnérables et les eaux de surface, ou encore la protection des petits mammifères herbivores. Est également précisé que « les conditions d’utilisation comprennent des mesures d’atténuation des risques, y compris des combinaisons de ces mesures, le cas échéant ». L’autorisation se couple donc d’une reconnaissance de la nécessité de mesures de prudence. Ces dernières ne sont cependant pas indiquées de manière contraignante.

Dans le processus décisionnel européen, les groupes d’influence, plus communément qualifiés de lobbies, ont un rôle majeur. L’encadrement du glyphosate en est une illustration. Au niveau français notamment, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), syndicat majoritaire de la filière agricole, lutte activement pour le maintien de l’autorisation du glyphosate. Elle a ainsi publié un communiqué de presse le 16 novembre 2023 dans lequel elle « salue la décision de la commission qui a fait le choix du respect de la science en s’appuyant sur l’avis de l’EFSA »[12]. L’autorité européenne de sécurité des aliments, en effet, persiste à ne pas relever de risque sanitaire lié à l’utilisation du glyphosate. Le 6 juillet 2023, elle réaffirme par un communiqué de presse qu’elle « n’a pas identifié de domaine de préoccupation critique lors de son examen par les pairs de l’évaluation des risques associés à la substance active glyphosate en ce qui concerne les risques pour l’homme, pour l’animal ou pour l’environnement ». Est néanmoins précisé qu’une « préoccupation est définie comme critique lorsqu’elle affecte toutes les utilisations proposées de la substance active en cours d’évaluation »[13]. Le caractère absolutiste du critère démontre la difficulté qui doit être surmontée, d’après l’EFSA, pour justifier une interdiction générale de principe. Pourtant, elle a largement été critiquée pour avoir fait prévaloir dans son avis de 2015 les « données confidentielles remises par Monsanto à l’appui de sa demande de renouvellement, des passages ayant même été repris à l’identique, ce qui a jeté des doutes sérieux sur l’indépendance et l’impartialité des experts de l’EFSA tout en mettant à nouveau en lumière le poids inacceptable des lobbies auprès des instances de décision »[14]. Ces critiques ont d’ailleurs justifié une précision de la réglementation relative aux lobbies. Un accord interinstitutionnel a été publié le 20 mai 2021[15]. Il rappelle que « la transparence et l’obligation de rendre des comptes sont essentielles pour conserver la confiance des citoyens de l’Union à l’égard de la légitimité des processus politique, législatif et administratif de l’Union », mais également pour « permettre aux citoyens de suivre les activités et d’être conscients de l’influence potentielle des représentants d’intérêts, notamment l’influence exercée par la voie du soutien financier et du parrainage ». Le but est alors d’élargir la portée du registre de transparence, qui est désormais librement accessible sur le site internet de l’Union européenne[16]. Toutefois, cet effort réalisé sur la transparence n’a pas été suffisant pour convaincre de la non-pertinence du renouvellement de l’autorisation du glyphosate face au poids du lobby des industriels, malgré un phénomène de mondialisation du contentieux sanitaire favorable à la reconnaissance d’un véritable statut de victime des produits phytosanitaires.

Le renouvellement de l’autorisation du glyphosate surprend donc à plusieurs titres. Outre le dissensus scientifique sur lequel il se fonde, il intervient à l’issue d’une controverse démocratique, illustrée par l’abstention de nombreux pays, empêchant la formation d’une décision claire de l’ensemble des États membres. La Commission s’est donc subrogée à cette lacune, afin de trancher les enjeux, sans toutefois conduire à ce que la durée d’autorisation soit diminuée (entre autres mesures qui auraient permis de poursuivre les débats afin d’assurer une décision démocratiquement plus valable). Le maintien de l’autorisation par la Commission conduit donc inévitablement à creuser les incompréhensions entourant le processus décisionnel européen, accentuant de fait la remise en cause de la légitimité démocratique de l’exécutif européen.

Ce résultat se fonde ensuite sur un autre paradoxe essentiel. Bien qu’il n’y ait pas eu de majorité pour voter contre la proposition de renouvellement, plusieurs pays ont déjà adopté des législations plus restrictives en la matière, comme le démontre la loi dite Labbé[17] pour l’exemple français. Outre le pouvoir législatif, le développement exponentiel du contentieux dans plusieurs États, parvenant à de multiples condamnations de Monsanto ou a minima à des retraits d’autorisation de mise sur le marché, permet de déceler chez les juges une application plus stricte du principe de précaution. Les oppositions entre, d’un côté, pouvoir législatif et judiciaire européen et, d’un autre côté, pouvoir exécutif européen, sont donc de plus en plus criantes et témoignent des controverses portant sur l’interprétation et l’application des principes propres à la protection de l’environnement et de la santé. La comparaison entre la position de la Commission européenne et les législations nationales européennes, renforcée par de nombreux exemples outre-Atlantique, démontre la complexité du sujet. Toutefois, le maintien de l’autorisation par la Commission peut conduire à creuser les incompréhensions entourant le processus décisionnel européen, et laisse entrevoir une mise à mal de la légitimité démocratique de l’exécutif européen.

Ainsi, l’autorisation par la Commission européenne de la mise sur le marché de cette substance active contredit l’évolution prétorienne, et particulièrement nationale (I), tout en conduisant, a minima symboliquement, à une remise en cause des principes issus du droit primaire de l’Union européenne (II).

I. Le dissensus entre pouvoirs européens, un manque de lisibilité de la prise de décision

L’Union européenne détient une compétence d’appui en matière de santé publique, et une compétence partagée pour l’environnement. Celles-ci justifient l’intervention de plusieurs instances en matière de glyphosate[18]. Toutefois, les appréhensions des institutions soulèvent des paradoxes majeurs. Ainsi, l’évolution de l’appréhension de la question par l’Union européenne semble hésitante, oscillant entre une protection accrue de la santé publique et la préservation de la liberté du commerce et de la circulation (A). Le juge européen, quant à lui, semble plus enclin à valoriser le principe général et supérieur de protection de la santé publique dans sa jurisprudence, suivant un mouvement international (B).

A. Une construction législative européenne hésitante

Bien que la compétence de l’Union européenne en matière d’environnement n’ait été consacrée qu’en 1986 par l’Acte unique européen[19], ajoutant le titre VII sobrement intitulé « environnement » au traité de Rome, la Communauté européenne s’est saisie de sujets relatifs à l’environnement de manière anticipée.

La réglementation en matière d’utilisation de pesticides n’a en effet pas attendu l’intégration d’une compétence des instances européennes pour se développer. En s’appuyant sur la base juridique du marché intérieur[20], elle a été amorcée dès 1976 par une directive visant à fixer les teneurs maximales de résidus de pesticides dans les fruits et légumes. Elle est introduite en rappelant l’importance de la protection des végétaux contre les organismes nuisibles, « non seulement pour éviter une diminution du rendement, mais aussi pour accroître la productivité de l’agriculture »[21]. Ces éléments introductifs justifient l’utilisation de pesticides, laquelle doit néanmoins être raisonnée afin de ne pas « présenter un danger pour la santé humaine ou animale ». Le rôle de l’Union consiste alors en une harmonisation des législations nationales visant à permettre de faciliter les échanges et la libre circulation des marchandises à l’intérieur de la communauté. L’objectif de la directive est de fixer les valeurs résiduelles de pesticides en dessous desquelles un État ne peut s’opposer au transit du produit sur son territoire. À la suite d’une nouvelle information, un État membre pourrait réduire les taux autorisés, mais seulement de manière provisoire. Il communique ensuite cette modification à la Commission et, par extension, aux autres États membres.

En 1991, une directive a été adoptée afin de rapprocher les législations en vigueur dans les différents États en matière de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques. Son objectif est d’assurer un « niveau élevé de protection, qui doit notamment éviter l’autorisation de produits phytopharmaceutiques dont les risques pour la santé, les eaux souterraines et l’environnement n’ont pas fait l’objet de recherches appropriées »[22]. C’est logiquement qu’elle conclut que « l’objectif d’améliorer la production végétale ne doit pas porter préjudice à la protection de la santé humaine et animale et de l’environnement ». In fine, la directive vise à établir une « liste communautaire des substances actives autorisées ».

L’année suivante, le traité de Maastricht[23] intègre l’environnement dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions européennes. L’article 11 du TFUE est d’ailleurs désormais formulé en ces termes : « les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union, en particulier afin de promouvoir le développement durable ». Puisque les atteintes à l’environnement sont, par nature, transfrontières, le meilleur niveau de protection, en vertu du principe de subsidiarité, se fait au niveau européen[24].

Ce cadre législatif encore très faible surprend par son opposition avec le renforcement des proclamations relatives à la protection de l’environnement. C’est pourquoi il a été complété en 2009 par le paquet pesticide, qui amorce un tournant majeur dans la réglementation. Une première directive[25] pose une interdiction générale de la méthode de pulvérisation aérienne, en énonçant de manière liminaire que « la pulvérisation aérienne de pesticides est susceptible d’avoir des effets néfastes importants sur la santé humaine et l’environnement, à cause notamment de la dérive des produits pulvérisés »[26]. La protection de la santé publique et de l’environnement justifie enfin l’affirmation de restrictions en la matière. De la même manière, la directive porte une attention particulière au milieu aquatique et à la surveillance des eaux de surface ou souterraines, ainsi qu’à certains lieux particulièrement fréquentés. Outre les sites Natura 2000, elle restreint enfin également l’utilisation des pesticides dans les parcs et jardins publics, les terrains de sport et de loisirs, les terrains scolaires et les terrains de jeux pour enfants. Ces principes nouveaux peuvent mettre à mal le principe essentiel de libre circulation des marchandises, argument qui avait été mis en avant dès la directive de 1976. L’ampleur des restrictions apportées par le paquet pesticide de 2009 impose donc une harmonisation territoriale. L’objectif devient alors d’établir des plans d’action nationaux permettant un lissage territorial des exigences imposées en la matière, notamment grâce à une obligation de formation des professionnels ou encore par certaines exigences propres à la vente de ces produits.

Le paquet pesticide est, de manière plus substantielle, également composé d’un règlement[27] qui vient abroger les directives en vigueur jusqu’alors afin de mettre en place les règles générales applicables pour l’approbation des substances actives contenues dans les produits phytopharmaceutiques. L’objectif mis en exergue est d’assurer « un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement et [d’]améliorer le fonctionnement du marché intérieur par l’harmonisation des règles concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, tout en améliorant la production agricole ». Le règlement établit les conditions qui doivent être réunies pour que les résidus des produits phytopharmaceutiques correspondent aux conditions d’utilisation, comprenant notamment l’absence « d’effet inacceptable sur l’environnement ». À ce titre, les approbations ne peuvent pas excéder dix ans et sont conditionnées à une série de restrictions, toutes étant soumises à l’application du principe de précaution.

L’année 2009 permet donc une augmentation générale du contrôle des pesticides, fondée sur l’argument supérieur de la protection de la santé publique et de la préservation de l’environnement. Toutefois, cette augmentation ne s’est pas couplée d’une diminution de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. L’Union européenne se place sur une frontière délicate dans l’édiction de prescriptions aux États qui atteindraient le principe général de liberté de circulation des marchandises. C’est pourquoi l’objet de ce paquet pesticide est de « prescrire aux États membres de considérer la réglementation des produits phytopharmaceutiques en fonction des risques et des effets de leur utilisation sur la santé humaine et l’environnement »[28]. Légalement, les dernières prescriptions relatives au glyphosate auraient pu laisser penser, sinon à une interdiction, au moins à une restriction substantielle de son autorisation. Toutefois, la décision d’autoriser ou non reste un enjeu politique qui dépasse les seules prescriptions légales existantes. La multitude d’intérêts en cause, parmi lesquels l’intérêt économique, l’agriculture et les enjeux de souveraineté alimentaire ainsi que la santé et l’environnement, nécessite une position politique plus claire qui ne peut revenir exclusivement à la Commission. Toutefois, le maintien de l’autorisation du glyphosate par la Commission présente une opposition forte entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif. Le juge européen semble suivre la logique du législateur, renforçant les interrogations relatives au positionnement du pouvoir exécutif.

B. Le juge, gardien de la santé publique

Au regard du droit international, l’appréhension par les juges des contentieux impliquant le glyphosate converge progressivement. Aux États-Unis, le procès médiatique du jardinier Dewayne Johnson a conduit à une condamnation de Monsanto en 2018. Son cancer lymphatique, imputé à l’utilisation d’herbicides, en l’occurrence au produit Roundup, a justifié le versement d’une somme de 289 millions de dollars[29]. Cette victoire historique a initié une série de contentieux outre-Atlantique visant à reconnaître la dangerosité de certains herbicides[30]. Quelques années plus tard, le procès d’Edwin Hardeman suit la même voie en reconnaissant l’imputabilité de son lymphome non Hodgkinien et l’utilisation du Roundup, justifiant l’octroi de plus de 5 millions de dollars de dommages-intérêts, et 20 millions de dommages-intérêts punitifs[31]. Ces lourdes condamnations de la firme Monsanto peuvent laisser entrevoir un encadrement plus strict du glyphosate, substance active du Roundup.

Sur le territoire européen, le même mouvement peut être observé. En France, le juge judiciaire a également condamné la firme Monsanto en première instance du fait des inhalations de l’herbicide commercialisé sous le nom de Lasso. Premièrement indemnisé au titre d’un accident de travail, l’agriculteur Paul François a porté son contentieux auprès du Tribunal de grande instance de Lyon, qui a conclu à une condamnation plus directe de la firme. Il reconnaît d’abord que « le fait de mettre un produit phytosanitaire dangereux sur le marché n’est pas en lui-même, et en dehors de toute autre considération, constitutif d’une faute ». Toutefois, la société Monsanto a manqué à ses obligations contractuelles relatives à la précision des informations contenues sur les étiquettes de commercialisation du produit. À ce titre, il ne peut être reproché à l’agriculteur « d’avoir ignoré le danger présenté par l’inhalation du Lasso, ou même d’avoir spontanément pris des mesures de protection à d’autres occasions alors qu’il n’en a pas pris le jour de l’accident », enlevant toute possibilité d’imputation de faute de la victime exonératoire de responsabilité. Logiquement, le tribunal conclut alors à la réparation de l’entier préjudice subi par l’agriculteur par la firme Monsanto[32], solution confirmée jusqu’à la Cour de cassation[33].

Le cœur du raisonnement des juges réside dans l’accès à l’information relative à ces produits. Ainsi, « l’accès à l’information scientifique ou, plus précisément, le refus des firmes en cause de partager les informations qu’elles détiennent à ce sujet, est devenu un moyen efficace, pour ne pas dire le seul moyen, permettant aux victimes de renforcer la présomption du lien de causalité entre le produit phytopharmaceutique et leur maladie »[34]. La CJUE suit ce même raisonnement, afin de reconnaître le statut de victime à certains requérants et de leur ouvrir un droit à réparation.

En 2010, le juge européen a répondu à une question préjudicielle relative à la divulgation d’informations relatives à des produits phytopharmaceutiques[35]. La question était de savoir si ces informations correspondaient au principe d’information environnementale, afin d’entrer dans le champ d’application de dispositions européennes. En l’occurrence, il s’agit d’informations issues du « refus de divulgation des études de résidus et des rapports d’essais en champs, fourni dans le cadre d’une procédure d’extension de l’autorisation d’un produit » soumis à la législation européenne. Le juge rappelle dans un premier temps que la procédure d’autorisation de ces produits « a pour objet précisément de prévenir des risques et des dangers pour l’homme, les animaux et l’environnement ». Les informations visées n’entrent dans le champ d’application de la directive « que pour autant que l’état de la santé humaine, la sécurité, la contamination de la chaîne alimentaire qu’elles concernent sont altérées ou peuvent l’être par l’état des éléments de l’environnement […] ou, par l’intermédiaire de ces éléments, par l’un des facteurs, mesures ou activités » soumis à la législation. Dans le litige soumis à l’appréciation de la CJUE, il s’agissait de l’étude de la présence de résidus de produits phytopharmaceutiques dans la laitue, visant effectivement des « éléments de l’environnement qui risquent d’altérer [la santé humaine] en cas de présence excessive de ces résidus », justifiant l’accès à ces informations. En d’autres termes, le juge européen conclut à un droit général d’accès aux documents préalables à toute autorisation de mise sur le marché. Toutefois, certains intérêts particuliers, notamment économiques, peuvent justifier un refus de transmission de ces informations, tel que le prévoit la directive 2003/4[36].

De manière plus spécifique, le juge européen s’est également prononcé sur le glyphosate à travers deux affaires du 7 mars 2019, Antony Tweedale[37] et Heidi Hautala[38], qui visent à plaider pour davantage de transparence dans la conduite des études scientifiques. Il condamne l’EFSA du fait de l’absence de publication des conditions expérimentales et méthodologiques dans lesquelles les études scientifiques sur le glyphosate ont été conduites, à la seule exception des noms et signatures des personnes mentionnées. En l’occurrence, seul un résumé de l’étude était librement accessible pour le public[39]. Ces décisions « ont en commun de contourner le problème de la causalité en acceptant d’admettre que le comportement consistant à dissimuler des informations, ou à ne pas fournir toutes les informations relatives à la dangerosité du produit incriminé, est fautive »[40]. Le principe de l’accès à l’information peut constituer une voie de remise en cause de l’approbation du glyphosate[41] par l’ouverture d’une indemnisation des préjudices dont il est la cause. Cette remise en cause reste toutefois largement implicite, l’objectif premier étant l’indemnisation d’un préjudice. Toutefois, la reconnaissance d’un préjudice, préalable nécessaire à son indemnisation, démontre la connaissance de la dangerosité du produit. Plus largement, la diminution de la confidentialité en la matière devient progressivement une condition de protection de l’environnement et de la santé publique[42].

Cette extension du rôle du juge doit se comprendre aussi comme une valorisation du citoyen dans l’évolution de l’appréhension européenne des produits phytopharmaceutiques, celui-ci devenant un acteur central des condamnations relatives à l’autorisation du glyphosate. En ce sens, des associations sont progressivement créées afin d’augmenter les chances d’aboutissement des contentieux. Au niveau français, par exemple, le Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique (CRIIGEN) est une association qui œuvre pour « obtenir l’extension de l’interdiction à tous les produits contenant du glyphosate et pour engager la responsabilité de l’État pour laisser sur le marché des produits dont les dernières études établissent une augmentation du risque de [cancer] »[43]. Son objectif principal est de faire reconnaître de manière systémique la toxicité du glyphosate, afin d’œuvrer vers le retrait du marché de tout produit le comprenant dans sa composition. La voie contentieuse est présentée comme le seul moyen pour imposer aux industriels un débat et, in fine, la reconnaissance par les pouvoirs publics de la dangerosité de ces produits[44]. Cette association a obtenu gain de cause dans un contentieux remarqué. En première instance, le tribunal administratif de Lyon conclut que le Roundup est « probablement cancérogène pour l’homme eu égard notamment au résultat des expériences animales », et « est particulièrement toxique pour les organismes aquatiques ». À ce titre, le Roundup porte une atteinte à l’environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé. En lui octroyant une autorisation de mise sur le marché, l’ANSES a porté une erreur d’appréciation par rapport au principe de précaution justifiant l’annulation de cette décision[45]. En appel, le juge administratif lyonnais garde la même analyse, en affirmant qu’un « produit phytopharmaceutique qui méconnaît les exigences du principe de précaution ne peut légalement bénéficier d’une autorisation de mise sur le marché ». Il confirme le jugement tout en insistant sur l’importance de la prise en compte de l’effet cocktail : dans les faits d’espèce, l’analyse du seul glyphosate était insuffisante, car la composition générale du Roundup en aggrave la dangerosité[46]. S’il est malaisé de conclure à un mouvement général par une solution jurisprudentielle, cette dernière permet toutefois d’amorcer un mouvement en ce sens. Plus spécifiquement, de telles solutions jurisprudentielles sont également des aveux publics par un pouvoir, en l’occurrence judiciaire, de la dangerosité de ces produits.

Les juges, notamment européens, se placent ainsi progressivement comme garants de la protection de la santé publique. Ils permettent une protection accrue qui comble les hésitations législatives et s’opposent aux solutions que donne l’exécutif européen. Toutefois, une telle protection ne demeure que ponctuelle et ne peut remplacer un positionnement systémique, qui doit venir d’une décision politique traduite dans un cadre légal précis. L’évolution de la réglementation, au niveau européen, semblait donc devoir atteindre une interdiction totale en vertu des valeurs protégées par l’article 2 du TUE. Tel ne fut pas le cas.

II. Le dissensus entre droit primaire et dérivé, un manque de lisibilité des textes européens

L’article 2 du Traité sur l’Union européenne affirme les valeurs sur lesquelles est fondée l’Union, parmi lesquelles figure la démocratie. De manière plus substantielle, toutes les valeurs de l’Union découlent du principe de démocratie et de la protection des droits fondamentaux des personnes. Symboliquement, ces valeurs possèdent une force majeure dans la mesure où elles constituent « l’identité de l’Union [et] participe[nt] de sa légitimité »[47]. Ainsi, ni la poursuite essentielle de la sécurité alimentaire, ni même celle de la souveraineté alimentaire ne doivent conduire à une remise en cause de l’identité même de l’Union. L’article 2 du TUE reste toutefois un terrain très large à connotation essentiellement politique. L’autorisation du glyphosate (ou son interdiction) ne peut donc se cantonner à ce seul cadre légal, mais permet une certaine interprétation des dispositions contenues dans le droit dérivé. Cette forme de prévalence de ces principes doit en assurer l’effectivité. Toutefois, le manque d’effet des procédés visant à garantir ces valeurs, dont notamment l’initiative citoyenne européenne, remet en cause cette effectivité. Le renouvellement du glyphosate en novembre 2023 pour une durée de dix ans peut donc être interprété comme une négation de plusieurs de ces principes essentiels, tant par l’analyse de la juste représentation démocratique (A) que par celle de la protection de la santé publique (B).

A. Une remise en cause de la légitimité démocratique du processus décisionnel européen

Les contentieux élevés devant la CJUE visant à condamner l’EFSA pour le manque de transparence de ses procédures d’évaluation sont une garantie essentielle de la démocratie européenne, le principe de transparence étant un prérequis de démocratie. En vertu de ce principe, « les citoyens doivent pouvoir être certains que les procédures d’autorisation d’éléments susceptibles de se retrouver dans l’alimentation font l’objet d’un contrôle démocratique »[48]. Le droit d’accès aux informations scientifiques, qui constituent les processus d’évaluation des produits permettant leur autorisation de mise sur le marché, se rattache plus généralement au caractère démocratique ou non du fonctionnement des institutions européennes.

Ce principe trouve une application plus large que pour le seul glyphosate, justifiant que la notion d’information environnementale soit comprise de manière extensive[49]. Il renvoie à la transparence de la prise de décision au niveau de l’Union, condition de sa propre légitimité. Le principe de transparence « suppose une forme de traçabilité le plus en amont possible du processus de décision dès lors que des éléments d’information substantiels y figurent »[50].

Outre les impératifs de transparence de la prise de décision, le respect de la démocratie européenne passe également par la multiplication d’initiatives citoyennes européennes. Ces procédures ont été mises en place par un règlement de 2011[51] et consistent en une initiative « invitant la Commission à soumettre, dans le cadre de ses attributions, une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles des citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application des traités, et ayant recueilli le soutien d’au moins un million de signataires admissibles provenant d’au moins un quart de l’ensemble des États membres »[52]. La Commission a ensuite trois mois pour présenter « ses conclusions juridiques et politiques sur l’initiative citoyenne, l’action qu’elle compte entreprendre, le cas échéant, ainsi que les raisons qu’elle a d’entreprendre ou de ne pas entreprendre cette action »[53]. Dans ce contexte, une initiative citoyenne européenne a été présentée le 6 octobre 2017, « Interdire le glyphosate et protéger la population et l’environnement contre les pesticides toxiques »[54]. Elle est fondée sur trois points distincts : en premier lieu, l’interdiction des herbicides à base de glyphosate « dès lors que des liens ont été établis entre une exposition à ceux-ci et l’apparition de cancers chez l’homme et que l’utilisation de ces produits a provoqué des dégradations des écosystèmes ». En deuxième lieu, l’évaluation scientifique de tels produits doit s’appuyer « uniquement sur des études ayant été publiées, commandées par les autorités publiques compétentes et non par l’industrie des pesticides ». En troisième lieu enfin, l’initiative plaide pour « fixer à l’échelle de l’UE des objectifs obligatoires de réduction de l’utilisation des pesticides en vue de parvenir à un avenir exempt de pesticides ».

Dans sa communication[55], la Commission répond en plusieurs temps. Après avoir présenté de manière détaillée la procédure d’approbation de substances actives, d’après la Commission et « compte tenu de l’analyse approfondie de l’ensemble des informations disponibles, il n’existe actuellement aucune raison de remettre en question les évaluations scientifiques relatives au glyphosate réalisées dans l’UE ni les conclusions qui en découlent »[56]. C’est pourquoi elle affirme qu’elle « ne dispose d’aucune base pour présenter aux colégislateurs une proposition visant à interdire le glyphosate »[57] : seule une nouvelle étude, qui conduirait à démontrer l’existence de risques, pourrait donc conduire à une nouvelle proposition de la part de la Commission. Concernant la transparence des procédures d’autorisation, elle « proposera de modifier la législation pour renforcer la gouvernance dans le cadre de la réalisation de telles études », avant toutefois de conclure que « la Commission estime que, dans l’ensemble, le système est approprié »[58]. Enfin, elle « n’envisage pas à ce stade de présenter une proposition visant à définir des objectifs de réduction de l’utilisation des pesticides au niveau de l’UE »[59].

C’est ainsi que l’initiative citoyenne européenne est rejetée dans toutes ses propositions. Au-delà d’avancées concrètes et matérielles immédiates, il était à espérer qu’une telle initiative puisse influencer les lignes politiques générales de l’Union européenne, d’autant plus lorsqu’elles se couplent d’une absence majeure de consensus politique en la matière. À ce titre, la durée du renouvellement de l’autorisation de la commercialisation du glyphosate par la Commission, outrepassant les nombreuses abstentions, est d’autant plus étonnante. Face à ces controverses démocratiques et les hésitations nationales, il aurait été compréhensible que la Commission réduise la durée d’autorisation, si elle ne pouvait décider unilatéralement d’une interdiction pure et simple. En effet, la durée de renouvellement de dix années ne permet pas de provoquer à court terme la conduite de nouvelles négociations et autres débats démocratiques visant à œuvrer pour une solution légitime et acceptée démocratiquement.

Cette autorisation conduit, de plus, à interroger l’effectivité des normes européennes. Le dépassement de l’abstention de nombreux pays, qui ne permet pas d’obtenir l’une des conditions requises par la double majorité selon laquelle les pays votants doivent représenter 65 % de la population européenne, interroge quant à l’existence même de ces mesures. Toutefois, l’abstention des États membres doit également se comprendre comme une volonté de ne pas porter la charge symbolique de la prise de décision politique.

Le fort taux d’abstention des pays membres compromet ainsi le fonctionnement démocratique du processus de décision. La prise de décision par la seule Commission porte en effet atteinte à l’équilibre institutionnel au niveau européen. Outre la protection de l’environnement, la protection de la santé publique est également mise à mal par une telle décision. La protection de la santé publique n’étant qu’une compétence d’appui, elle doit alors d’abord provenir d’une initiative nationale.

B. Une remise en cause de la prévalence de la protection de la santé publique

Le renouvellement du glyphosate par la Commission européenne paraît, enfin, comme une négation de la prévalence du principe de protection de la santé publique. Bien que les États membres conservent une marge de manœuvre à la suite du renouvellement, qui leur permet d’ailleurs d’interdire le glyphosate sur leur territoire, les évolutions des législations nationales des pays européens ne permettaient pas d’entrevoir l’abstention de masse lors du vote pour le renouvellement de novembre 2023. L’exemple français est, en la matière, particulièrement éclairant. Plusieurs initiatives, dont législatives, démontrent une prise en compte de la dangerosité de cette substance active. C’est particulièrement le cas lorsque sont ouverts des recours à la solidarité nationale.

Ainsi, la création d’un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides par la loi[60] permet de valoriser le statut de victime des pesticides, tout en automatisant la causalité entre l’utilisation de pesticides et l’apparition de certains types de cancers, désormais classés en maladies professionnelles. L’article L723-13-3 du code rural et de la pêche maritime permet en effet de conférer à certaines pathologies un caractère professionnel. Le fonds procède alors à l’établissement du lien de causalité entre la pathologie et le pesticide[61]. Son financement est fondé sur les contributions relatives aux accidents du travail, maladies professionnelles, mais également sur une taxe relative à la vente des produits phytopharmaceutiques[62].

La mission d’information ayant anticipé la création de ce fonds souligne que « les impacts des pesticides sur l’environnement sont rarement pris en compte dans les évaluations européennes préalables aux autorisations des substances et produits dans l’Union européenne »[63]. Autrement dit, les études relatives aux pesticides doivent nécessairement être plus englobantes que ce qu’elles étaient alors. Les effets préjudiciables sont alors ignorés, car la prise en compte des conséquences est trop restrictive. C’est pourquoi « la gravité de ces dégâts et de ces menaces amène la mission à insister plus que jamais sur la nécessité de réduire drastiquement l’usage des pesticides pour tendre aussi rapidement que possible vers leur abandon »[64]. De ces constats émerge la critique de la législation européenne, qui est considérée comme « insuffisante, car un nombre important d’éléments ne sont pas pris en compte notamment dans l’évaluation de la dangerosité et de la toxicité de ces produits : effets dits cocktails, effets sans seuil et définition précise des perturbateurs endocriniens »[65]. Si la mission d’information plaide en conclusion pour une interdiction de l’utilisation du glyphosate, la France n’a pas suivi cette préconisation bien que le fonds d’indemnisation soit créé.

De ces solutions antagonistes émerge un paradoxe majeur : pourquoi faciliter l’indemnisation de maladies professionnelles, tout en reconnaissant donc l’imputabilité au glyphosate, sans pour autant que cela ne conduise à une interdiction de ce produit ? Les objectifs poursuivis ne paraissent, en l’état, pas compatibles dans la mesure où le fonds d’indemnisation reconnaît de fait l’étendue des atteintes à la santé humaine du glyphosate sans pour autant que le pouvoir exécutif ne prenne acte de ces conclusions afin d’œuvrer, a minima, vers une diminution substantielle de l’utilisation de ce produit.

La facilitation de la reconnaissance de maladie professionnelle imputée à l’utilisation de pesticides devrait permettre d’entrevoir une évolution dans l’encadrement d’une telle utilisation. La prise en compte de l’étendue du préjudice lié à l’utilisation de pesticides devrait, logiquement, conduire à un durcissement exponentiel de leur utilisation. Ce n’est pourtant pas ce qui a été fait par la Commission européenne, malgré la multiplication de la reconnaissance d’un statut de victime des produits phytopharmaceutiques par les législations nationales, sinon d’interdiction pure et simple de ces produits.

Au niveau européen, les conséquences sur la santé de l’utilisation du glyphosate n’ont jamais été clairement affirmées. L’utilisation par la CJUE de moyens détournés pour conclure à la condamnation de la firme Monsanto, fondés sur l’obligation d’information, n’a pas conduit à ce qu’au moins une instance européenne établisse la causalité entre le glyphosate et ses effets sur la santé humaine, contrairement aux jurisprudences d’autres pays. Bien que détournées, les solutions du juge européen portent toutefois le même message. Reste désormais à savoir quand l’Union européenne se conformera à ses propres principes.

Notes de bas de page

  • THOMAS (Michael B.), « Monsanto condamné à une amende de 857 millions de dollars pour l’exposition d’une école à des polluants éternels », Libération et AFP, 19 décembre 2023.
  • McKivision v. Nouryon Chemicals, n° 220100337, Philadephia Court of Common Pleas, 26/01/2024.
  • BROSSET (Estelle), « Le glyphosate devant la Cour : quels enseignements sur le droit d’accès aux documents et à la justice dans le domaine de l’environnement ? », RTDEur., 2019/3, p. 629.
  • Ronald V. Miller, Jr., Monsanto Roundup Lawsui Update, April 6, 2024, Lawsuit Information Center, https://www.lawsuit-information-center.com/roundup-lawsuit.html.
  • Groupe de Travail des Monographies du Centre international de Recherche sur le Cancer, Cancérogénicité du tétrachlorvinphos, du parathion, du malathion, du diazinon et du glyphosate, mars 2015 (Groupe 2A).
  • European Food Safety Authority, Conclusion on the peer review of the pesticide risk assessment of the active substance glyphosate, EFSA Journal, 2015; 13(11):4302.
  • Voir particulièrement Tribunal de l’Union européenne, 9 septembre 2011, France c. Commission, aff. T-257/07. Point 66 : « le principe de précaution constitue un principe général du droit de l’Union […] imposant aux autorités concernées de prendre, dans le cadre précis de l’exercice des compétences qui leur sont attribuées par la réglementation pertinente, des mesures appropriées en vue de prévenir certains risques potentiels pour la santé publique, la sécurité et l’environnement, en faisant prévaloir les exigences liées à la protection de ces intérêts sur les intérêts économiques ». Voir notamment B. Bertrand, « Retour sur un classique. Quelques remarques sur la catégorie des principes généraux du droit de l’Union européenne », RFDA, 2013, p. 1217.
  • Règlement d’exécution (UE) 2023/2660 de la Commission du 28 novembre 2023 renouvelant l’approbation de la substance active « glyphosate » conformément au règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, et modifiant le règlement d’exécution (UE) n° 540/2011 de la Commission.
  • Article 16, 4°, Traité sur l’Union européenne (TUE).
  • L’abstention de la France étonne particulièrement. Elle semble en opposition avec l’évolution législative pourtant amorcée, qu’il s’agisse de l’interdiction des pesticides dans les espaces publics et par les particuliers par la loi n° 2014-110 du 6 février 2014 visant à mieux encadrer l’utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national, dite Loi Labbé (voir notamment DENOLLE (Anne-Sophie), Pesticides : dangerosité avérée, réglementation controversée !, AJCT, 2020, p. 109), de l’obligation de certificat individuel de produits phytopharmaceutiques, le Certiphyto, que l’article L254-3 du Code rural et de la pêche maritime impose aux professionnels ou, plus largement, du vote contre de la France lors de l’autorisation de renouvellement par la Commission en 2017.
  • L’article 5 TUE, 3°, affirme : « en vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union ».
  • https://www.fnsea.fr/communiques-de-presse/rehomologation-du-glyphosate-la-fnsea-salue-une-decision-qui-sappuie-sur-la-science-et-appelle-le-gouvernement-a-la-coherence-rehomologation-du-glyphosate/.
  • https://www.efsa.europa.eu/fr/news/glyphosate-no-critical-areas-concern-data-gaps-identified, italique dans le texte.
  • SCHMITTER (Catherine), « L’essence démocratique de l’Union européenne », Rev. UE, 2019/632, p. 557.
  • Accord interinstitutionnel entre le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne sur un registre de transparence obligatoire, 20 mai 2021.
  • Voir https://ec.europa.eu/transparencyregister/public/homePage.do?redir=false&locale=fr.
  • Loi n° 2014-110 du 6 février 2014 visant à mieux encadrer l’utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national.
  • Essentiellement l’Autorité Européenne de sécurité des aliments (EFSA) et l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA).
  • Acte Unique Européen, Journal officiel des Communautés européennes, 29 juin 1987, n° L169/2.
  • Article 114 TFUE, 1° : « Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire et après consultation du Comité économique et social, arrêtent les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur ».
  • Directive du Conseil 76/895/CEE du 23 novembre 1976 concernant la fixation des teneurs maximales pour les résidus de pesticides sur et dans les fruits et légumes.
  • Directive 91/414/CEE du 15 juillet 1991 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques.
  • Traité sur l’Union européenne (92/C 191/01), Journal officiel n° C 191 du 29 juillet 1992.
  • Voir notamment point 22, directive 2009/128/CE : « l’objectif de la présente directive, à savoir la protection de la santé humaine et de l’environnement contre les risques associés à l’utilisation des pesticides ne peut pas être réalisé de manière suffisante par les États membres et peut donc être mieux réalisé au niveau communautaire ».
  • Directive 2009/128/CE du 21 octobre 2009 instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable.
  • Point 14, directive 2009/128/CE.
  • Règlement n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques.
  • LAMI (Arnaud), « La justice sanitaire et les victimes des produits phytopharmaceutiques », RDSS, 2019, p. 680.
  • Voir notamment FOUCART (Stéphane), « Procès du glyphosate : Monsanto condamné, un jugement historique », Le Monde, 11 août 2018. Pour un récépissé du dispositif du procès, voir Superior Court of California, County of San Francisco, case n° CGC-16-550128, August 10, 2018, Dewayne Johnson Vs Monsanto Company et al.
  • Voir notamment HUGLO (Christian), LEPAGE (Corinne), « Protection de la santé, de l’environnement, de l’agriculture et de l’alimentation : la part éminente du contentieux », RDSS, 2019, p. 51.
  • United States District Court for the Northern District of California, n° 19-16636, 19-16708, May 14, 2021, Edwin Hardeman Vs Monsanto Company.
  • TGI Lyon, 4e chambre, n° 07/07363, 13 février 2012.
  • Cour de cassation, n° 19-18.689, 21 octobre 2020. Voir notamment A. Jeauneau, « Chronique Jurisprudence judiciaire française intéressant le droit de l’UE – Preuve », RTD eur., 2021, p. 382.
  • LAMI (Arnaud), « La justice sanitaire et les victimes des produits phytopharmaceutiques », RDSS, 2019, p. 680.
  • CJUE, 16 décembre 2010, C266/09, Stitching Natuur en Milieu C./College voode toelating van gewasbeschermingsmiddelen en biociden, voir notamment A. Lami, « La justice sanitaire et les victimes des produits phytopharmaceutiques », RDSS, 2019, p. 680.
  • Particulièrement article 4, 2°, d : « Les États membres peuvent prévoir qu’une demande d’informations environnementales peut être rejetée lorsque la divulgation des informations porterait atteinte à la confidentialité des informations commerciales ou industrielles, lorsque cette confidentialité est prévue par le droit national ou communautaire afin de protéger un intérêt économique légitime, y compris l’intérêt public lié à la préservation de la confidentialité des statistiques et du secret fiscal », Directive 2003/4/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement et abrogeant la directive 90/313/CEE du Conseil.
  • TUE, 7 mars 2019, Antony C. Tweedale contre Autorité européenne de sécurité des aliments, aff. T-716/14.
  • TUE, 7 mars 2019, Heidi Hautala e. a. contre Autorité européenne de sécurité des aliments, aff. T-329/17.
  • DONATI (Alessandra), « Arrêt Antony C. Tweedale C./autorité européenne de sécurité des aliments : la transparence de la procédure d’évaluation du glyphosate à l’épreuve du Tribunal de l’Union européenne », REDC, 2020/2, pp. 309-316.
  • LAMI (Arnaud), « La justice sanitaire et les victimes des produits phytopharmaceutiques », RDSS, 2019, p. 680.
  • Pour une analyse plus exhaustive des contentieux dont s’est saisi le juge européen en la matière, voir E. Brosset, « Le glyphosate devant la Cour : quels enseignements sur le droit d’accès aux documents et la justice dans le domaine de l’environnement ? », RTDEur., 2019/3, p. 629.
  • DONATI (Alesandra), « Arrêt Antony C. Tweedale C./autorité européenne de sécurité des aliments : la transparence de la procédure d’évaluation du glyphosate à l’épreuve du Tribunal de l’Union européenne », REDC, 2020/2, pp. 309-316.
  • HUGLO (Christian), LEPAGE (Corinne), « Protection de la santé, de l’environnement, de l’agriculture et de l’alimentation : la part éminente du contentieux », RDSS, 2019, p. 51.
  • Certains plaident ainsi pour que ces contentieux soient vus comme permettant d’« ouvrir un débat que les industriels auraient voulu ou ont voulu éviter et obtenir par la voie judiciaire, soit l’interdiction des produits imposée aux pouvoirs publics, soit la condamnation à la réparation des victimes dont le coût est si prohibitif que le résultat ne peut être que la disparition du produit », HUGLO (Christian), LEPAGE (Corinne), « Protection de la santé, de l’environnement, de l’agriculture et de l’alimentation : la part éminente du contentieux », RDSS, 2019, p. 51.
  • TA Lyon, 15 janvier 2019, n° 1704067. Voir notamment HERMON (Carole), Le glyphosate face au principe de précaution, AJDA, 2019, p. 1122. L’auteure souligne la nouveauté que représente cette décision, fondée sur le principe de précaution, promettant un essor du contentieux à l’encontre des préparations phytosanitaires identiques au Roundup ou, plus largement, les produits phytosanitaires à base de glyphosate. La présence de cette molécule devrait suffire à l’annulation d’autorisations de mise sur le marché.
  • CAA Lyon, 29 juin 2021, n° 19LY01017.
  • SCHMITTER (Catherine), « L’essence démocratique de l’Union européenne », Rev. UE, 2019/632, p. 557.
  • SCHMITTER (Catherine), « L’essence démocratique de l’Union européenne », Rev. UE, 2019/632, p. 557.
  • À ce sujet, voir notamment CJUE, Grande chambre, 4 septembre 2018, aff. C-57/16 P, ClientEarth c./ Commission européenne.
  • NAIM-GESBERT (Éric), « Accès aux documents des institutions européennes – Évaluation des impacts – Démocratie », RJE, 2018/4, vol. 43, pp. 841-843.
  • Règlement (UE) n° 211/2011 du Parlement européen et du Conseil du 16 février 2011 relatif à l’initiative citoyenne.
  • Article 2, ibid.
  • Article 10, ibid.
  • - https://citizens-initiative.europa.eu/initiatives/details/2017/000002/ban-glyphosate-and-protect-people-and-environment-toxic-pesticides_fr.
  • Communication de la commission relative à l’initiative citoyenne européenne « Interdire le glyphosate et protéger la population et l’environnement contre les pesticides toxiques », 12 décembre 2017, C(2017) 8414 final.
  • Ibid., p. 10.
  • Ibid.
  • Ibid., p. 14.
  • Ibid., p. 15.
  • Loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019 de financement de la Sécurité sociale pour 2020, article 70.
  • Article L491-3 Code de la Sécurité sociale.
  • Article L253-8-2 Code rural et de la pêche maritime. La taxe, d’un taux de 3,5 %, est affectée à l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail ; ainsi qu’au fonds d’indemnisation des victimes de pesticides « aux fins de la prise en charge par celui-ci des réparations versées ».
  • MARTIN (Didier), MENUEL (Gérard), Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du Règlement par la mission d’information commune sur l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, Assemblée nationale, 4 avril 2018, n° 852.
  • Ibid.
  • Ibid.