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De l’affaire du siècle à l’arrêt de la décennie ? À propos de l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et al. c. Suisse

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CourEDH, Gde ch., 9 avril 2024, req. n° 53600/20

Introduction

On s’en souvient, « l’Affaire du siècle » fut le nom donné à une campagne de « justice climatique » initiée en France, le 17 décembre 2018, par quatre associations – la Fondation pour la nature et l’homme, Greenpeace France, Notre affaire à tous et Oxfam France – en vue de poursuivre l’État français en justice pour inaction en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Une campagne qui avait notamment débouché sur une décision du tribunal administratif de Paris, rendue le 3 février 20211, reconnaissant une faute de l’État en la matière, puis sur une injonction, prononcée en octobre de la même année, ordonnant au Premier ministre de prendre « toutes les mesures utiles » d’ici au 31 décembre 2022 afin de réparer le préjudice occasionné2. Certes, ces décisions n’étaient pas les premières par lesquelles une juridiction interne intervenait sur cette thématique3 mais elles ont sans conteste contribué à médiatiser la notion de « contentieux climatique » en France, tout en démontrant que le juge national était en capacité d’agir, sur la base d’un raisonnement juridique, en faveur du climat. Sur une thématique très proche, l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et al. c. Suisse rendu par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme le 9 avril 2024 confirme une telle évolution sur un plan transnational et pourrait, à cet égard, constituer « l’arrêt de la décennie » de la juridiction strasbourgeoise.

Rarement d’ailleurs arrêt de la Cour n’aura été aussi commenté, que ce soit dans les revues spécialisées mais aussi, et c’est plus inhabituel, dans les médias généralistes. Rarement également arrêt de la Cour n’aura été aussi attendu avant son prononcé, que ce soit par les militants climatiques, par l’État mis en cause comme par ceux qui pourrait l’être à l’avenir et, plus largement, par tous les observateurs attentifs de son prétoire. Ce qui s’explique par trois facteurs en partie liés. Par l’objet même de la requête tout d’abord, dont les enjeux peuvent à ce stade être résumés par une question simple : peut-on engager la responsabilité d’un État sur le fondement de la Convention dès lors qu’il ne lutte pas de manière suffisamment efficace contre le réchauffement climatique ? On l’aura compris, c’est sur l’une des questions les plus existentielles de notre époque que la Cour était appelée à se prononcer. Ensuite, par la forte incertitude quant au sens de la décision qui allait être rendue. Eu égard à la jurisprudence passée de la Cour, il était en effet difficile d’augurer du dénouement de l’arrêt, lequel pouvait tout aussi bien déboucher sur une « révolution » que sur une « déception ». Enfin, le suspens a été encore amplifié par une certaine forme de teasing auquel s’est livrée la Cour tout au long de la procédure. Plus que dans d’autres affaires, elle a en effet largement communiqué sur sa saisine (2020), sur le dessaisissement de la Chambre à laquelle l’affaire avait été initialement confiée (2022), sur le fait qu’elle serait examinée par la Grande chambre parallèlement à deux autres requêtes portant sur des questions similaires (2023), sur la date d’audience et enfin sur le rendu de l’arrêt (2024). Tant et si bien que si la procédure a durée moins de quatre ans – durée raisonnable pour un arrêt d’une telle complexité et présentant de tels enjeux – cette communication récurrente a eu pour effet que l’affaire ne sorte jamais totalement des esprits, engendrant en contrepartie une forme de « dilatation bergsonienne » du temps avec le sentiment confus que la requête était pendante depuis nettement plus longtemps…

Une assez longue attente néanmoins qui, potentiellement, pouvait déboucher sur trois scénarii distincts. Dans le premier, la Cour déclarait la requête irrecevable pour défaut de qualité de victime et/ou sur la base d’autres critères de recevabilité. Ce qui à l’évidence aurait été la solution la plus décevante mais pas forcément la plus improbable, la Grande chambre ayant la possibilité de conclure à l’irrecevabilité d’une requête, ce qu’elle a d’ailleurs fait le même jour à propos des deux autres « requêtes climatiques » examinées parallèlement4. Dans un second scénario, la Cour admettait la recevabilité de la requête, mais sans condamner la Suisse sur le fond. Ce qui n’aurait été certes qu’un demi-succès mais un succès tout de même, tant il est vrai que, sur cette thématique, l’étape de la recevabilité apparaissait la plus décisive. Et qu’une fois celle-ci admise, on était en droit de penser que la juridiction strasbourgeoise aurait l’occasion, à l’avenir, de condamner d’autres États parties dans d’autres affaires. Dans un troisième scénario enfin, non seulement la Cour admettait la recevabilité de la requête mais elle condamnait aussi l’État défendeur sur le fond. Un dénouement qui apparaissait à la fois le plus favorable et le plus optimiste… et qui pourtant est celui qui est advenu.

« Évidente » ou « logique » pour certains, en particulier pour ceux qui connaissent mal la Cour de Strasbourg et sa jurisprudence, la solution rendue ne l’était donc pas tant que ça. Et ceci tant pour des raisons juridiques – liées notamment aux règles de compétence et de recevabilité encadrant l’action de la Cour – que pour des considérations plus politiques – s’agissant de sa légitimité pour intervenir sur ces questions ou de l’acceptabilité de ses arrêts si d’aventure elle choisissait d’opter pour une condamnation. Au terme d’un raisonnement particulièrement dense, l’arrêt faisant pas moins de 288 pages, la Suisse est donc le premier État partie à la Convention – mais vraisemblablement pas le dernier – à être condamné pour manquement à ses engagements climatiques. Un arrêt fondamental donc qui mérite que l’on s’arrête sommairement sur ce qui nous semble être ses trois principaux temps forts : la question de la recevabilité de la requête (I.), le constat de violation de l’article 8 (II.) et enfin celui, peut-être plus discret mais tout aussi essentiel, de l’article 6§1 de la Convention (III).

I.Une porte étroite mais désormais déverrouillée (à propos de la recevabilité des requêtes climatique)

On l’a dit, il était loin d’être acquis que la présente requête passe le stade de la recevabilité. Depuis une trentaine d’année maintenant5, la Cour a certes développé une jurisprudence dynamique relative au droit à vivre dans un environnement sain, en particulier quoique pas exclusivement sur le fondement de l’article 8 de la Convention6. Le droit en question reste toutefois « anthropocentré » dans le sens où la Convention ne protège pas l’environnement en général mais bien le droit subjectif des individus, placés sous la juridiction des États parties, à vivre dans un environnement sain7. Ce qui, du point de vue de la recevabilité des requêtes, a toujours eu deux implications majeures. D’une part, le requérant doit démontrer qu’il est actuellement et directement victime d’une violation de son droit à vivre dans un environnement sain, la Cour n’ayant jamais accepté ni l’actio popularis, ni même à notre connaissance la théorie de la « victime potentielle » en matière environnementale8. D’autre part, la Cour exige que « l’atteinte environnementale » (qu’elle soit sonore, olfactive, industrielle ou autre) présente un degré minimum de gravité afin de permettre l’applicabilité de l’article 8 en la matière. Un seuil de gravité déterminé in concreto par la Cour et en dessous duquel la requête sera donc purement et simplement déclarée irrecevable9.

A l’occasion de la présente affaire, la Cour allait-elle choisir d’écarter ces critères de recevabilité, au risque de provoquer une démultiplication à l’infini des requêtes portées devant elle ? Allait-elle au contraire les appliquer strictement quitte à engendrer une profonde déception et/ou à donner l’impression de fuir ses responsabilités ? Ou enfin, allait-elle les « renouveler » de façon à les adapter au contexte spécifique de la lutte contre le réchauffement climatique ? C’est bien cette troisième voie qui a semble-t-il été privilégiée, permettant de la sorte de concilier « conservatisme » et « progressisme », de façon à entrouvrir une porte mais sans pour autant créer un appel d’air trop important, au risque de mettre à mal la sécurité juridique dans les États mais aussi d’accroître l’engorgement de la Cour. On l’a dit, l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen a été rendu le même jour que deux autres « affaires climatiques » qui, elles, ont été déclarées irrecevables. Partant, une lecture combinée de ces trois espèces présente l’intérêt de fournir un vade mecum assez complet quant à la possibilité d’attaquer un État qui ne respecterait pas ses engagements de lutter contre le réchauffement climatique.

De la décision d’irrecevabilité Carême c. France10, il ressort tout d’abord que la Cour n’est toujours pas encline à admettre la théorie de la victime potentielle pour ce type de requête, pas plus d’ailleurs qu’elle n’est disposée à ouvrir son prétoire aux autorités publiques. Dès lors, M. Carême, ancien édile de Grande-Synthe connu pour avoir obtenu la condamnation de la France par le Conseil d’État en 2021, ne pouvait agir en son nom propre. D’une part, car les risques qu’il alléguait (notamment ceux d’inondations à l’horizon de 2040) étaient, selon la Cour, trop hypothétiques et, d’autre part, car il ne résidait plus dans cette commune mais à Bruxelles à la suite de son élection au Parlement européen en 2019. Pas plus ne pouvait-il agir en tant qu’ancien maire de la commune et pour le compte de cette dernière, la Cour rappelant pour l’occasion sa jurisprudence constante en vertu de laquelle les organes décentralisés exerçant des « fonctions publiques » sont des « organisations gouvernementales » exclues comme tel du droit de recours individuel11. De la très longue décision d’irrecevabilité Duarte Agostinho et al c. Portugal et 32 al.12, on retiendra ensuite (et en substance) la nécessité pour les requérants d’épuiser les voies de recours internes – condition non satisfaite s’agissant de la partie de la requêtes dirigée contre le Portugal – et surtout le refus de la Cour de Strasbourg d’étendre, par voie d’interprétation judiciaire de l’article 1er de la Convention, sa juridiction extraterritoriale à des États défendeurs autres que le Portugal.

L’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz semble en revanche porteur de davantage de promesses. En l’espèce, la requête avait été introduite par quatre femmes, ainsi que par une association de femmes âgées préoccupées par les conséquences du réchauffement climatique sur leur santé et leurs conditions de vie. Des requérantes qui considéraient que la Suisse ne prenait pas suffisamment de mesures pour atténuer les effets du changement climatique et portait par conséquence atteinte à leurs droits garantis par les articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit à la vie privée et familiale). S’agissant des quatre femmes, la Cour juge cependant qu’elles n’ont pas la qualité de victime. À cette fin, elle précise que dans le cadre de griefs liés au changement climatique, un requérant individuel doit démontrer qu’il est personnellement et directement touché par l’action ou l’inaction des pouvoirs publics. Deux (nouveaux) critères entrent alors en jeu : (a) le requérant doit être exposé de manière intense aux effets néfastes du changement climatique et (b) il faut qu’il y ait un besoin impérieux d’assurer sa protection individuelle. À ce stade, la Cour prend d’ailleurs soin de souligner que le seuil à partir duquel la qualité de victime peut être établie dans les affaires de changement climatique est « particulièrement élevé », la Convention n’admettant pas l’actio popularis. Dès lors, après avoir soigneusement examiné la nature et l’objet des griefs, la probabilité des effets négatifs du changement climatique dans le temps, l’impact spécifique sur la vie, la santé ou le bien-être de chacune des requérantes, l’ampleur et la durée des effets néfastes, la portée du risque (localisé ou général) et la nature de la vulnérabilité de chacune, la Cour juge qu’aucune des quatre requérantes ne remplissait les critères relatifs à la qualité de victime.

S’agissant de l’association, la Cour considère en revanche qu’elle est habilitée à agir devant elle face aux menaces liées au changement climatique « pour le compte de personnes pouvant faire valoir de manière défendable que leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie tels que protégés par la Convention se trouvent exposés à des menaces ou conséquences néfastes spécifiques liées au phénomène en question ». Compte tenu en effet de la nature particulière du changement climatique, « sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière et de la nécessité de favoriser la répartition intergénérationnelle de l’effort », il lui apparait opportun d’autoriser une association, mieux armée que les individus vue la complexité des questions sous-jacentes aux contentieux climatiques, à recourir en justice dans le domaine en question. L’exclusion de l’actio popularis exige cependant que l’association remplisse certaines conditions de façon à pouvoir agir devant la Cour « au nom » de personnes physiques13. À savoir qu’elle devra « a) avoir été légalement constituée dans le pays concerné ou avoir la qualité pour agir dans ce pays, b) être en mesure de démontrer qu’elle poursuit un but statutaire correspondant au climat dans la défense des droits fondamentaux de ses adhérents ou d’autres individus, et c) être en mesure de démontrer qu’elle peut être considérée comme véritablement représentative et habilitée à agir pour le compte d’adhérents ou d’autres individus touchés dans le pays concerné se trouvent exposés à des menaces ou conséquences néfastes spécifiques liées au changement climatique » (§502). Enfin, dissociant locus standi et qualité de victime, la Cour précise que « le droit pour une association d’agir au nom de ses adhérents ou d’autres individus touchés dans le pays concerné n’est pas subordonné à une obligation distincte d’établir que les personnes au nom desquelles l’affaire a été portée devant la Cour satisferaient elles-mêmes aux conditions d’octroi de la qualité de victime qui s’appliquent aux personnes physiques ».

En résumé, alors que l’accès au prétoire de la Cour des requérants individuels alléguant souffrir des conséquences du réchauffement climatique demeure limité et ne devrait à l’avenir concerner qu’une poignée de personnes particulièrement vulnérables, celui des associations environnementales semble désormais plus largement ouvert. Sous réserve certes du respect de critères – en réalité assez peu contraignants – visant notamment à éviter la « constitution sauvage » de micro-associations ayant pour but exclusif d’introduire une requête devant la Cour. Mais indépendamment du fait que les membres qu’elles représentent puissent eux-mêmes se prétendre victime d’une violation. De ce point de vue, le raisonnement de la Cour a semble-t-il été fortement influencé par le fait qu’un nombre important d’États européens admettent déjà les « litiges d’intérêt public » menés par des associations mais aussi que la Convention d’Aarhus14, ratifiée par la plupart des États membres du Conseil de l’Europe, oblige ses États à admettre la qualité pour agir des ONG en matière environnementale.

II.De la nécessité pour les États de ne plus se limiter à de vagues engagements politiques (à propos de la violation de l’article 8 de la Convention)

Bien que saisie sur le double fondement de l’article 2 et de l’article 8, la Cour fait le choix d’examiner les griefs de l’association exclusivement sous l’angle du droit à la vie privée et familiale, tout en précisant qu’elle tiendra largement compte des principes développés sous l’angle de la protection du droit à la vie dans son approche de l’article 8. Dès lors, après avoir admis la recevabilité de la requête, la Cour condamne la Suisse pour avoir manqué aux obligations positives que la Convention lui imposait relativement au changement climatique. De façon structurelle, son raisonnement s’appuie sur plusieurs constats qui irriguent l’arrêt et constituent autant d’innovations majeures dans sa jurisprudence environnementale. Ainsi, la Cour accorde tout d’abord une place essentielle au contexte du changement climatique, qui n’est pas un problème environnemental comme les autres et implique dès lors de s’émanciper de la jurisprudence passée en vue de développer « une approche plus appropriée et plus adaptée » (§421). Ensuite, elle admet clairement l’existence d’un lien de causalité entre changement climatique et atteintes aux droits de l’homme (§440)15. Enfin, elle consacre la responsabilité individuelle revenant à chaque État de lutter contre le changement climatique, déclinant ainsi l’argument de la « goutte d’eau dans l’océan » avancé par la Suisse (§442).

Sur cette base, la Cour va prioriser l’objectif d’atténuation sur celui d’adaptation (§552) et interprète alors de manière innovante l’article 8, estimant qu’il englobe « un droit pour les individus à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie ». De ce (nouveau) droit, la Cour déduit ensuite une liste d’obligations positives pour les États et notamment celle de mettre en place puis d’appliquer concrètement un cadre législatif et administratif pertinent visant à protéger de manière effective la vie et la santé humaines. L’objectif étant d’atteindre la neutralité carbone en 2050, la Cour impose alors cinq obligations précises aux États : (1.) adopter de mesures générales précisant un calendrier cible pour atteindre la neutralité carbone ; (2.) fixer des objectifs et des trajectoires intermédiaires ; (3.) fournir des informations permettant d’apprécier le résultat obtenu ; (4.) actualiser les objectifs pertinents en se fondant sur les meilleures données disponibles ; (5.) agir en temps utile et de manière appropriée et cohérente dans l’élaboration et la mise en œuvre de la législation et des mesures pertinentes.

Plus spécifiquement, la Cour ajoute que les États parties devraient entreprendre une « réduction substantielle et progressive de leurs niveaux respectifs de gaz à effet de serre (GES), en vue d’atteindre la neutralité nette au cours des trois prochaines décennies » (§548). De telles mesures devront être « capables d’atténuer les effets actuels et potentiellement irréversibles des changements climatiques » (§545) et viser à « prévenir une hausse de la température moyenne mondiale au-delà de niveaux susceptibles de produire des effets néfastes graves » (§546). Bien que la Cour n’impose pas aux États de poursuivre un objectif précis, elle reconnaît néanmoins que les risques climatiques seront moins élevés si le réchauffement est limité à 1,5° C (§436). En outre, les mesures d’atténuation nationales devront être spécifiées dans un « cadre réglementaire contraignant au niveau national », contenant les objectifs de réduction et les calendriers (§ 549), prévoir des réductions immédiates (§549) et enfin s’accompagner de garanties procédurales permettant au public d’examiner les objectifs d’atténuation (§§554 s.).

Toutefois, l’existence d’une lacune sur l’un de ces aspects particuliers ne débouche pas forcément sur une violation de la Convention. En vue de déterminer si l’État s’est acquitté de ses obligations positives, la Cour devra en effet rechercher si, dans la manière d’élaborer et/ou de mettre en œuvre ces mesures pertinentes, il est resté dans les limites de sa marge d’appréciation. Marge qui est certes « réduite » s’agissant de fixer les objectifs climatiques compte tenu des engagements internationaux pris en la matière mais qui demeure « large » s’agissant du choix des moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs. En l’espèce, la Cour relève néanmoins de graves lacunes dans le cadre réglementaire suisse, notamment un manquement à quantifier, au moyen d’un budget carbone16, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre. Dès lors, la Cour conclut que la Suisse n’a pas agi en temps utile et de manière appropriée afin de concevoir, d’élaborer et de mettre en œuvre la législation et les mesures pertinentes en l’espèce, violant ainsi l’article 8. Statuant en revanche sur le fondement de l’article 46, disposition relative à la force obligatoire des arrêts et parfois mobilisée en vue d’indiquer des mesures d’exécution aux États, la Cour juge que « eu égard à la complexité et à la nature des questions en jeu […] elle ne saurait se montrer précise ou prescriptive quant aux mesures à mettre en œuvre pour se conformer de manière effective au présent arrêt » et renvoie donc la question des mesures d’exécution au Comité des ministres.

III.De l’importance de pouvoir accéder aux juridictions internes dans les contentieux climatiques futurs (à propos de la violation de l’article 6)

De façon un peu plus discrète – et donc un peu moins commenté par la doctrine – la Suisse est également condamnée dans l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen pour non-respect de l’article 6§1 de la Convention, disposition qui garantit le droit à un procès équitable. Plus spécifiquement, les requérantes alléguaient une violation de leur droit d’accès au juge, faute d’avoir pu faire utilement entendre leur cause devant les juridictions helvètes. Comme le montre la longueur des développements consacrés à cette question dans l’arrêt, celle-ci soulevait un certain nombre de difficultés à commencer par celle de l’applicabilité même de l’article 6§1. Si la nature « civile » du droit invoqué ne faisait guère débat17, il s’agissait de déterminer en l’espèce si l’issue de la procédure était « directement déterminante pour le droit en cause ». Or, tel n’était pas le cas s’agissant des quatre requérantes individuelles qui n’avaient pas établi, comme l’exige la Cour18 que l’action requise des autorités « aurait à elle seule créé des effets suffisamment immédiats et certains sur leurs droits individuels dans le contexte du changement climatique ». Concernant en revanche l’association, la Cour confirme son approche souple et juge que lorsqu’un dommage à venir est réel et hautement probable à défaut de mesures correctives adéquates, « le fait que ce dommage ne soit pas strictement imminent ne doit pas, à lui seul, conduire à la conclusion que l’issue de la procédure ne serait pas déterminante pour son atténuation ou sa réduction » car « pareille approche aurait pour effet de limiter indûment l’accès à un tribunal en ce qui concerne de nombreux risques majeurs associés au changement climatique ». Valorisant de la sorte le rôle des associations et de l’action collective en matière environnementale, la Cour insiste ainsi sur le fait que lorsqu’une contestation reflète cette dimension collective, « l’exigence selon laquelle son issue doit être ‘directement déterminante’ est à comprendre dans le sens plus général de la recherche d’une forme de correction des actions et omissions des autorités ».

S’agissant ensuite du respect de l’article 6§1, la Cour constate que les juridictions suisses n’ont pas expliqué de façon convaincante pourquoi il n’y avait pas lieu d’examiner le bien-fondé des griefs de l’association. En particulier, elles n’ont pas tenu compte des données scientifiques incontestables concernant le changement climatique et n’ont pas pris au sérieux les griefs formulés par l’association, n’hésitant pas à lui répondre qu’il restait encore du temps pour empêcher le réchauffement climatique d’atteindre une limite critique. Le droit d’accès à un tribunal a donc été atteint dans sa substance même, la Cour insistant au passage sur le rôle clé que jouent et joueront à l’avenir les juridictions internes dans les litiges relatifs au changement climatique, d’où l’importance de garantir l’accès à la justice en ce domaine.

Si cette valorisation (a contrario) de la fonction juridictionnelle n’a rien d’inhabituelle dans le discours de la Cour de Strasbourg, sans doute prend-elle une tournure un peu plus inédite lorsqu’elle est mise en parallèle avec un obiter dicta figurant plus tôt dans l’arrêt (§412). Lequel précise qu’ « une intervention juridictionnelle, y compris de la Cour, ne peut remplacer les mesures qui doivent être prises par les pouvoirs législatif et exécutif, ou fournir un substitut à celles-ci. Toutefois, la démocratie ne saurait être réduite à la volonté majoritaire des électeurs et des élus, au mépris des exigences de l’État de droit. La compétence des juridictions internes et de la Cour est donc complémentaire à ces processus démocratiques ». Une telle affirmation, qui s’efforce de concilier démocratie et État de droit sera probablement de nature à faire « grincer quelques dents », en particulier chez tous ceux qui dénoncent régulièrement le risque de gouvernement des juges (en général) et de la Cour de Strasbourg (en particulier). A tout le moins, tranche-t-elle nettement avec un autre type de motivation, assez fréquemment employée par la Cour ces dernières années en vue de justifier son self restraint, en vertu de laquelle « lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national »19.

En conclusion, deux principales lignes forces semblent ressortir du présent arrêt. D’une part, la valorisation incontestable du rôle des associations dans les litiges climatiques, que ce soit du point de vue de la recevabilité des requêtes ou des critères d’applicabilité du droit d’accès au juge. Valorisation que la Cour justifie explicitement (§494) par le fait que « le recours à des entités collectives telles que les associations représente l’un des moyens accessibles, parfois le seul, dont des requérants individuels disposent pour assurer une défense efficace de leurs intérêts particuliers parce que les litiges climatiques comportent souvent des questions de droit et de fait complexes qui exigent d’importantes ressources financières et logistiques et une bonne coordination ». D’autre part, la nécessité pour les États parties d’agir concrètement en application des engagements climatiques qu’ils ont eux-mêmes souscrit, lesquels ne peuvent donc plus être considérés désormais comme de simples (et vagues) engagement politiques.

Certains reproches pourront certes être adressés à l’arrêt : sa longueur excessive tout d’abord qui sous prétexte de convaincre le lecteur prend le risque de le perdre20. Certaines contradictions internes au raisonnement ensuite, en particulier le décalage entre une marge d’appréciation prétendument ample s’agissant des mesures d’atténuation à mettre en œuvre et le caractère finalement très précis des obligations positives imposées aux États21. Enfin et plus fondamentalement, d’aucun pourront douter de la capacité des arrêts de la Cour de Strasbourg à faire véritablement évoluer les pratiques dans certains États. Concernant la Suisse, nonobstant certaines réactions négatives à l’égard de cette condamnation22, elle devra vraisemblablement préciser rapidement la « loi climat » adoptée le 30 septembre 2022 qui certes comprend des objectifs généraux pour atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050 mais qui ne contient aucune mesures concrètes visant leur réalisation, ni ne couvre la période 2025-2030. Concernant les autres États, qu’il soit permis de renvoyer à la jurisprudence future de la Cour qui ne manquera pas de les concerner à leur tour23. Avec une double certitude à ce stade. En premier lieu, le nombre d’États (huit) qui ont demandé à intervenir dans cette affaire tend à prouver qu’ils ne minimisent aucunement les risques d’une future condamnation. En second lieu, si la Cour de Strasbourg ne constituera évidemment pas la « solution miracle » pour stopper le réchauffement climatique, à tout le moins aura-t-elle, avec un certain courage, pris toutes ses responsabilités dans cette affaire sans écouter les États qui objectaient « que l’Accord de Paris n’a fixé ni sanction ni mécanisme d’exécution et qu’il est donc douteux que la Cour ait le pouvoir ou la compétence pour intervenir dans ce domaine ».

Notes

  • 1. TA de Paris, 3 février 2021, n° 1904967, 1904968, 1904972, 1904976.
  • 2. TA de Paris, 14 octobre 2021, n° 1904967, 1904968, 1904972, 1904976.
  • 3. On pensera notamment à la décision de la Cour d’appel de La Haye du 9 octobre 2018 condamnant les Pays-Bas dans l’affaire « Urgenda », n° 200.178.245/01.
  • 4. À savoir les décisions Carême c. France (Gde Ch., décision du 9 avril 2024, n° 7189/21) et Duarte Agostinho et al c. Portugal et 32 autre (Gde Ch., décision du 9 avril 2024, n° 39371/20) que nous évoquerons ultérieurement.
  • 5. Si l’on prend comme point de départ l’arrêt Lopez Ostra c. Espagne du 9 décembre 1994, n° 16798/90.
  • 6. Pour une synthèse des principales affaires, v. la fiche thématique sur cette question publiée par le greffe de la Cour https://www.echr.coe.int/documents/d/echr/FS_Environment_FRA.
  • 7. V. en ce sens CourEDH, 22 mai 2003, Kyrtatos c. Grèce, n° 41666/98, §52 : « Ni l’article 8 ni aucune autre disposition de la Convention ne garantit spécifiquement une protection générale de l’environnement en tant que tel ; d’autres instruments internationaux et législations internes sont plus adaptés lorsqu’il s’agit de traiter cet aspect particulier ».
  • 8. En vertu de laquelle un individu peut se prétendre victime d’une violation qu’il n’a pas encore subi mais qu’il a une probabilité élevée de subir à l’avenir compte tenu de certaines spécificités de sa situation personnelle.
  • 9. V. par exemple CourEDH, 26 février 2008, Fägerskiöld c. Suède, n° 37664/04. Concernant les nuisances sonores et visuelles provoquées par une éolienne, la Cour estime que « le niveau de bruit et les reflets lumineux incriminés n’étaient pas suffisamment graves pour atteindre le seuil élevé retenu dans les affaires posant des questions d’ordre environnemental ».
  • 10. CourEDH, Gde Ch., décision du 9 avril 2024, Carême c. France, préc.
  • 11. Cour EDH, décision du 23 novembre 1999, Section de commune d’Antilly c. France, n° 45129/98.
  • 12. CourEDH, Gde Ch., décision du 9 avril 2024, Duarte Agostinho et al c. Portugal et 32 al., préc.
  • 13. V. mutatis mutandis Cour EDH, Gde ch., 17 juillet 2014, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, n° 47848/08.
  • 14. Convention d’Aarhus du 25 juin 1998 sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement.
  • 15. Sur ce point spécifique, v. par ex. E. Brosset, « Les premiers arrêts ‘climat’ : une climatisation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ? », Le Club des juristes, 26 avril 2024 : https://www.leclubdesjuristes.com/international/les-premiers-arrets-climat-une-climatisation-de-la-jurisprudence-de-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme-5828/.
  • 16. V. Sami Tartarat-Chapitre, « La Cour EDH et les ‘budgets carbone’ : contribution à la compréhension des litiges climatiques fondés sur les ‘parts équitables’ », RDLF 2024, chron. n° 48 (www.revuedlf.com).
  • 17. V. par ex. Cour EDH, 25 novembre 1993, Zander c. Suède, n° 14282/88.
  • 18. V. Cour EDH, 26 aout 1997, Balmer-Schafroth et a. c/ Suisse, n° 22110/93.
  • 19. V. par exemple Cour EDH, 31 janvier 2023, Y. c. France, n° 76888/17 (concernant le refus de reconnaitre l’existence d’un sexe neutre à l’état civil).
  • 20. V. par exemple le billet de J.-P. Markus à la revue Dalloz (actualités), https://actu.dalloz-etudiant.fr/le-billet/article/cedh-9-avr-2024-verein-klimaseniorinnen-schweiz-et-autres-c-suisse-pourquoi-tant-de-pages/h/4fdf7cf84bd8883bfd20908b39a06ffe.html. L’auteur s’interroge notamment « Est-ce que, pour autant, 288 pages constituent un gage de légitimité et d’accessibilité ? On peut en douter à la manière dont certaines décisions de la Cour sont partagées et déformées à travers les réseaux sociaux en 280 caractères ».
  • 21. C’est d’ailleurs principalement sur cet aspect que porte l’opinion dissidente du juge Eicke, qui redoute par ailleurs que l’arrêt donne de faux espoirs, voire s’avère contreproductif..
  • 22. V. par exemple Le Conseil fédéral critique l'arrêt de la CEDH condamnant la Suisse pour inaction climatique - rts.ch - Suisse [https://www.rts.ch/info/suisse/2024/article/le-conseil-federal-critique-l-arret-de-la-cedh-condamnant-la-suisse-pour-inaction-climatique-28612173.html].
  • 23. Selon toute vraisemblance, d’autres États devraient en effet faire l’objet de condamnations similaires à l’avenir, une requête voisine ayant été communiquée à l’Autriche, le 1er juillet 2024, dans l’affaire Mülner et plusieurs autres requêtes portant sur ces questions étant actuellement pendantes devant la Cour.