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Controverses juridiques sur la définition des nanomatériaux en droit européen

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Enjeux. Le 24 avril 2024, le projet de la Commission visant à modifier la définition des « nanomatériaux manufacturés » dans le Règlement Novel Food a été rejeté à plus de 62% des voix par le Parlement européen1. Ce projet, qui prenait la forme d’un acte délégué, visait à remplacer la définition inscrite à l’article 3f) dudit Règlement par celle récemment modifiée et consacrée par la Commission européenne dans une recommandation de 2022. Dans une résolution de mars 2014, il y a tout juste dix ans, le Parlement européen s’était déjà opposé à une même tentative de redéfinition des nanomatériaux dans le règlement INCO2. Comme en 2014, les députés européens ont considéré que la définition proposée ne permettait pas de « garantir un niveau élevé de protection de la santé des consommateurs et de leurs intérêts », ni de se conformer au principe fondamental de précaution.

Si les controverses relatives à la définition des nanomatériaux sont principalement scientifiques, les enjeux d’une définition juridique, qui fixe les critères d’une qualification légale, détermine un régime juridique, conditionne les orientations d’une politique publique, et s’insère dans le respect de règles fondamentales supérieures, relèvent bien de l’analyse juridique. Malgré la complexité et la technicité du sujet, l’ambition de cet article est donc d’analyser les enjeux d’une définition juridique européenne des nanomatériaux d’un point de vue strictement normatif.

Nanotechnologies, Nanosciences, Nanomatériaux. Le préfixe « nano » tire son origine du mot grec qui signifie « nain », et désigne un milliardième d’unité (10_9= 0,000000001), soit la distance entre deux atomes. Un nanomètre (nm) est donc un milliardième de mètre, une distance des dizaines de milliers de fois plus petite que l’épaisseur d’un cheveu humain. Les nanomatériaux sont de manière générale définis comme des matériaux constitués de particules à l’échelle nanométrique, c’est-à-dire mesurant entre 1 et 100 nm.

C’est dans les années 1990 que les nanosciences et les nanotechnologies se sont développées. Elles comprennent l’ensemble des études et des procédés de fabrication et de manipulation des propriétés de la matière à l'échelle du nanomètre, c’est-à-dire de l’infini petit. Ce seuil du nanomètre est à l’origine d’une révolution technologique majeure car il permet de passer de la physique classique à la physique quantique, une échelle auparavant inaccessible à l’instrumentation technique. En effet, à cette échelle, on observe un changement des propriétés physiques de la matière, qu’elles soient nouvelles ou juste plus marquées. Par exemple, le dioxyde de titane existe sous forme « nano » et sous des formes « non nano », et ne présente pas les mêmes propriétés physiques et chimiques. Ces changements s’expliquent justement par l’infini petite taille des nanoparticules qui leur confère une surface de réaction plus grande : la proportion d’atomes en surface (par rapport au volume) est plus élevée que pour les matériaux plus grands, permettant des échanges et des interactions plus importantes, et une réactivité plus forte (Figure 1)..

Les nouvelles propriétés de la dimension « nano » sont exploitées par des technologies innovantes pour concevoir des nanomatériaux, c’est-à-dire des nouveaux matériaux qui contiennent des nanoparticules. Ces nanomatériaux sont exploités dans des domaines aussi variés que le médical, les technologies de l’information, la production et le stockage d’énergie, la science des matériaux, l’alimentation, l’eau, l’environnement, la cosmétique, etc. Voici quelques exemples. Le nanoargent est utilisé dans les textiles, les sprays désinfectants, les revêtements de frigo, ou les emballages alimentaires pour l’élimination des bactéries. Les nanotubes de carbone renforcent la résistance et la légèreté des matériaux pour les transports. Les nanoparticules de dioxyde de titane, désormais interdites dans les denrées alimentaires3, sont toujours utilisées dans les écrans solaires pour renforcer la barrière anti-UV, dans les textiles comme retardateur de flammes, comme agent brillant dans les maquillages ou encore comme colorant dans les dentifrices. Les nanoparticules de silice sont présentes dans l’alimentation comme additif alimentaire pour ses propriétés anti-agglomérantes dans les denrées en poudre (sucre, sel, farine, etc) ou comme modificateur de viscosité dans les sauces et les soupes. Si le recours à des nanomatériaux innovants, issus de l’exploitation des nanoparticules par des technologies innovantes, est massif et divers, il est aujourd’hui impossible d’obtenir des données fiables sur leur production, ni sur la quantité et le type de produits en contenant4.

La stratégie européenne pour le développement des nanotechnologies. Face aux innovations que promettent les nanotechnologies, l’Union européenne a élaboré dès 2004 une stratégie pour favoriser leur essor. Si la Commission rappelle que les nanotechnologies doivent « satisfaire à l’exigence d’un niveau élevé de protection de la santé, de la sécurité, des consommateurs et de l’environnement5 », c’est bien le soutien à leur développement industriel, au nom de l’innovation et de la compétitivité de l’industrie européenne, qui sous-tend l’essentiel de cette stratégie. Dans son premier rapport de mise en œuvre du plan d’action pour les nanosciences et les nanotechnologies 2005-2007, celle-ci explique ainsi que « les nanotechnologies offrent d’importantes possibilités en matière d’amélioration de la qualité de vie et de la compétitivité industrielle en Europe. Leur développement et leur utilisation ne doivent être ni retardés, ni déséquilibrés, ni laissés au hasard6 ». En conséquence, elle appelle à la promotion d’« une approche intégrée, sûre et responsable » des nanotechnologies pour que leur développement s’accompagne d’une évaluation scientifique des risques sanitaires et environnementaux. Pourtant, si les nanotechnologies ont déjà transformé notre quotidien, les connaissances sur ces risques sont encore largement lacunaires7. Comme expliqué plus haut, les nanoparticules présentent des propriétés physico-chimiques et des effets sur le vivant différents de ceux qui sont connus pour les substances à l’échelle macroscopique. Les enjeux liés à l’évaluation des risques sont donc majeurs. Si cette évaluation dépend de l’évolution des connaissances et de la recherche, elle dépend aussi des politiques publiques puisqu'il incombe à l’État de prévenir les risques, y compris dans un contexte d’incertitude scientifique.

Les enjeux normatifs d’une définition juridique des nanomatériaux. La définition des nanomatériaux a fait l’objet de peu de débats publics, et encore moins d’analyse juridique. Les enjeux d’une telle définition ne se limitent pourtant pas à des controverses scientifiques et techniques. L’objectif de cet article est donc d’éclairer et d’analyser, d’un point de vue strictement juridique, les débats et les enjeux d’une définition normative des nanomatériaux.

Comme le rappelle G. Cornu, « la définition est une pièce maîtresse du raisonnement juridique 8». Elle conditionne, de par son champ d’application, l’opération de qualification juridique et celle-ci détermine la mise en œuvre d’un régime juridique, fait de droits et d’obligations, de titulaires et de débiteurs. Et ce régime juridique doit permettre, dans un État de droit, de garantir la mise en œuvre de droits et principes fondamentaux supérieurs qui reflètent les valeurs d’une société.

Concernant les nanomatériaux, les enjeux de leur qualification juridique est de garantir leur développement industriel en conformité avec la protection de la santé et de l’environnement et dans le respect du principe de précaution puisque nous sommes dans un contexte d’incertitude scientifique. Autrement dit, il s’agit de se demander si la définition juridique des nanomatériaux permet de jeter les bases d’une gestion proportionnée et adaptée des risques sanitaires et environnementaux, selon leurs usages, leur utilisation et les modes d’exposition, sans attendre la preuve de risques avérés, afin que leur développement ne compromette pas la santé humaine et l’environnement.

Précaution sanitaire et environnementale vs. précaution réglementaire. L’analyse du champ d’application de la définition juridique des nanomatériaux et de son évolution récente montre qu’elle ne permet pas de jeter les bases d’une politique européenne de précaution adaptée et proportionnée qui se conforme à un niveau élevé de protection de la santé et de l’environnement. Au contraire, on peut même dire que c’est moins le principe fondamental de précaution qui guide l’action de la Commission européenne qu’un principe de « précaution réglementaire9 » au sens où il s’agit de recourir à un usage “précautionneux” et limité de la contrainte réglementaire afin de ne pas entraver leur développement industriel, au détriment de la gestion des risques sanitaires et environnementaux.

Ainsi, après avoir analysé, d’un point de vue juridique, les évolutions controversées de la définition normative des nanomatériaux vers un champ d’application plus restreint (I), nous expliquerons les enjeux juridiques de cette définition plus restrictive, au regard du principe de précaution et de l’exigence d’un haut niveau de protection de la santé et de l’environnement (II).

I – Entre complexité et incertitudes scientifiques, les hésitations et controverses juridiques d’une définition de plus en plus restrictive des nanomatériaux

Dès les années 2010, la définition juridique des nanomatériaux a fait l’objet d’un premier bras de fer entre la Commission et le Parlement européen. Il s’est conclu par la rédaction d’une première définition inscrite dans une Recommandation de 2011. Bien que relativement souple, cette première définition n’a pas permis de poser les bases d’un véritable compromis entre les positions de la Commission et du Parlement européen, aboutissant à une multiplication des définitions juridiques des nanomatériaux dans les différentes réglementations sectorielles impliquant leur utilisation (A). Quinze ans plus tard, et avec près de dix ans de retard sur le processus de révision annoncée, la Commission a modifié la définition des nanomatériaux dans une Recommandation de 2022, dont le champ d’application est encore plus restrictif et controversé (B).

A/ 2011-2022 : des définitions multiples et une réglementation fragmentée

Une première définition technique de l’ISO. Face à l’essor des nanotechnologies, l’absence de normes et de standards a rapidement posé des difficultés, que ce soit pour les acteurs du marché ou pour les pouvoirs publics. En 2005, l’ISO a donc créé un premier comité technique chargé de réfléchir à des définitions normalisées. En 2010, une première définition des nanomatériaux est publiée. Ils sont définis comme tout « matériau dont au moins une dimension externe est à l’échelle nanométrique ou qui possède une structure interne ou une structure de surface à l’échelle nanométrique10 ». Cette première définition technique s’appuie sur un critère principal, l’échelle nanométrique. Cette échelle est définie comme étant “approximativement” comprise entre 1 nm et 100 nm. En effet, dans la communauté scientifique, ces bornes dimensionnelles sont communément acceptées comme la seule caractéristique commune à tous les nanomatériaux. Il n’est donc pas étonnant que l’ISO les ait reprises. Toutefois, comme les propriétés spécifiques de certains nanomatériaux sont parfois observables au-delà de ces bornes inférieures et supérieures, l’ISO emploie l'adverbe “approximativement”, et explique que des matériaux qui ne respectent pas les bornes dimensionnelles peuvent présenter des propriétés physico-chimiques propres aux nanomatériaux. Le champ d’application de la définition de l’ISO est donc particulièrement souple. Toutefois, comme toute définition élaborée par l’ISO, celle-ci a une vocation technique. Les pouvoirs publics sont ensuite libres de s’y référer pour l’homologuer ou lui reconnaître une portée juridiquement contraignante. Or, tel n’a pas été le choix de la Commission européenne.

Les origines du bras de fer entre la Commission et le Parlement européen. Dès la publication de sa “stratégie européenne en faveur des nanotechnologies” en 2004, la Commission a posé le principe selon lequel il fallait avoir “le plus possible recours à la réglementation existante” car celle-ci permettait, “en principe”, de répondre “aux préoccupations en matière d’effets des nanomatériaux sur la santé et l’environnement11”. Autrement dit, les réglementations européennes sur les substances chimiques (Reach), les cosmétiques, les biocides, etc., permettaient déjà de gérer de manière satisfaisante les risques sanitaires et environnementaux pourtant spécifiques des nanomatériaux, sans qu’il soit nécessaire de réfléchir à l’élaboration d’une nouvelle réglementation transversale les définissant et encadrant leur utilisation. Cette position de principe, qui prône l’approche au cas par cas et une réglementation à droit constant, est déterminante. Elle est à l’origine d’un bras de fer avec le Parlement européen, qui perdure depuis quinze ans, mais aussi de la rédaction et des échecs de la première définition juridique des nanomatériaux. En effet, le Parlement européen a exprimé très tôt son désaccord avec la Commission. Dans une résolution du 24 avril 200912, ce dernier affirme qu’il “3). n'adhère pas, en l'absence, dans le droit communautaire, de toute disposition visant de manière spécifique les nanomatériaux, aux déclarations de la Commission affirmant que a) la législation en vigueur couvre, dans son principe, les risques liés à ce type de matériaux, b) ni à l'idée selon laquelle la protection de la santé, de la sécurité et des besoins environnementaux doivent être en majeure partie renforcés grâce à l'amélioration de l'application de la législation en vigueur, dès lors qu'en raison de l'absence de données et de méthodes appropriées pour évaluer les nanomatériaux, ses services sont incapables de traiter ces risques”. C’est en raison de ce désaccord que le Parlement européen a demandé “l’introduction d’une définition scientifique et exhaustive des nanomatériaux dans la législation communautaire avant de modifier la législation horizontale et sectorielle”. En 2011, la Commission a répondu à cette demande en publiant une Recommandation définissant pour la première fois les nanomatériaux.

La définition des nanomatériaux selon la Recommandation de 2011. Selon la Recommandation de 201113, on entend par “nanomatériau” :

Un matériau naturel, formé accidentellement ou manufacturé contenant des particules libres, sous forme d’agrégat ou sous forme d’agglomérat, dont au moins 50% des particules, dans la répartition numérique par taille, présentent une ou plusieurs dimensions externes se situant entre 1 nm et 100 nm”.

Dans des cas spécifiques, lorsque cela se justifie pour des raisons tenant à la protection de l’environnement, à la santé publique, à la sécurité ou à la compétitivité, le seuil de 50 % fixé pour la répartition numérique par taille peut être remplacé par un seuil compris entre 1 % et 50 %.

Par dérogation au point 2, les fullerènes, les flocons de graphène et les nanotubes de carbone à paroi simple présentant une ou plusieurs dimensions externes inférieures à 1 nm sont à considérer comme des nanomatériaux.

Plusieurs critères ont été retenus par la Commission pour définir les nanomatériaux.

Premièrement, la Commission ne fait pas de l’intentionnalité un critère limitant le champ d’application des nanomatériaux: qu’ils soient produits intentionnellement ou accidentellement dans le cadre d’un processus industriel, ou présent à l’état naturel, ils sont inclus dans la définition juridique des nanomatériaux. Ce premier critère est important car, en termes de prévention des risques, peu importe que l’individu ou l’environnement soit exposé à un nanomatériau fabriqué intentionnellement ou non, ce n’est pas le processus qui importe mais le résultat.

Deuxièmement, comme la définition de l’ISO, la définition juridique européenne s’appuie sur un critère dimensionnel: les nanomatériaux sont des matériaux constitués de particules comprises entre 1 nm et 100 nm. Mais, comme le préconise l’ISO, la Commission assouplit ce critère dimensionnel en y introduisant une dérogation inclusive. Sont ainsi inclus dans la définition des nanomatériaux les fullerènes, les flocons de graphène et les nanotubes de carbone14. Cette liste dérogatoire, sous forme de liste exhaustive, permet d’intégrer des particules dont l’une des trois dimensions externes ne respectent pas l’échelle basse de 1 nm mais qui présentent pourtant des caractéristiques similaires aux propriétés physico-chimiques des nanomatériaux.

Troisièmement, la Commission retient un critère additionnel très restrictif pour borner le champ d’application des nanomatériaux, celui de la distribution par taille. Pour qu’un matériau soit juridiquement qualifié de nanomatériau, il doit contenir un minimum de 50 % de nanoparticules. Selon la Commission, ce critère de distribution par taille ne s’appuie sur aucun consensus scientifique, mais sur une volonté explicite de limiter les cas pour lesquels les matériaux peuvent être juridiquement qualifiés de nanomatériaux. Toutefois, ce critère additionnel restrictif est contrebalancé par l’ajout d’une exception qui permet d’y déroger pour des raisons liées à la prévention des risques. L’introduction de cette exception est particulièrement importante. Tout d’abord, cette exception pouvait être interprétée de manière particulièrement large et souple puisque l’ensemble des “raisons tenant à la protection de l’environnement, de la santé publique, de la sécurité ou de la compétitivité” pouvaient en justifier l’application. Ensuite, dans un contexte d’incertitudes scientifiques, cette exception d’interprétation souple permettait d’ajuster, en fonction de l’évolution des connaissances, la qualification juridique des nanomatériaux et donc les mesures de précaution. Si l’introduction d’un critère de répartition par taille était donc controversée et restreignait très fortement le champ d’application de la définition juridique des nanomatériaux, l’ajout d’une exception souple en limitait les effets négatifs.

L’absence de définition transversale et la multiplication des définitions normatives des nanomatériaux. Si la Commission a répondu aux demandes du Parlement européen en proposant une définition juridique des nanomatériaux, celle-ci n’a jamais remis en cause son approche au cas par cas. La définition proposée a été consacrée dans un texte juridiquement non contraignant - une recommandation - et, par la suite, elle n’a pas été systématiquement reprise dans toutes les réglementations sectorielles existantes. Le Règlement Reach, relatif aux substances chimiques, tel que modifié en 2018 (Annexe III)15 et le Règlement sur les Biocides de 201216 reprennent la définition de la Recommandation de 2011. Ils limitent ainsi la prise en compte des nanomatériaux aux seuls matériaux constitués de plus de 50% de nanoparticules compris entre 1 nm et 100 nm. En revanche, les Règlements relatifs aux produits cosmétiques17, Inco18 et Novel Food19 ne la reprennent pas. Le Parlement européen, à de larges majorités, s’y est clairement opposé. Si les critères relatifs aux bornes dimensionnelles (1-100 nm) ont été repris, toute référence au critère restrictif de distribution par taille (seuil minimal de 50%) a été volontairement supprimée20.

Au-delà des controverses portant sur les critères définissant les nanomatériaux, il existait donc en droit européen, dans les années 2010, plusieurs définitions juridiques de ces derniers. Cela signifie concrètement qu’un même matériau pouvait être qualifié de nanomatériau dans le cadre d’un secteur d’activité mais pas dans un autre. La réglementation européenne les encadrant était donc particulièrement fragmentée et complexe, ce qui aboutissait, comme l’écrit justement l’ANSES, à “des formes d’acrobaties juridiques complexes21”.

B/ Vers une définition plus restrictive des nanomatériaux ?

Après plus de dix ans de retard, la Commission a enfin proposé une révision de la définition des nanomatériaux. Très attendue, celle-ci devait permettre de remédier aux lacunes de la Recommandation de 2011, en proposant une définition plus consensuelle susceptible de mettre un terme à une réglementation fragmentée. Or, si la Recommandation de 2022 a permis de clarifier certains critères, la définition proposée par la Commission est bien moins inclusive et flexible que celle de 2011, et est donc encore plus controversée que la première22.

Selon la Recommandation de 202223, on entend par “nanomatériau” : un matériau naturel, formé accidentellement ou manufacturé, constitué de particules solides qui sont présentes soit individuellement soit en tant que particules constitutives identifiables dans des agrégats ou des agglomérats, 50 % au moins de ces particules, dans la répartition numérique par taille, répondant au moins à l’une des conditions suivantes :

(a) une ou plusieurs dimensions externes de la particule se situent dans la fourchette de 1 nm à 100 nm;

(b) la particule présente une forme allongée, telle que celle d’un bâtonnet, d’une fibre ou d’un tube, deux dimensions externes étant inférieures à 1 nm et l’autre dimension supérieure à 100 nm;

(c) la particule présente une forme de plaque, une dimension externe étant inférieure à 1 nm et les autres dimensions supérieures à 100 nm. (...)

Un matériau présentant une surface spécifique en volume inférieure à 6 m2/cm3 n’est toutefois pas considéré comme un nanomatériau ».

Si la définition de 2022 présente des similitudes avec celle de 2011, elle présente plusieurs différences significatives.

La reprise de l’absence de critère d’intentionnalité. Comme en 2011, la Recommandation de 2022 refuse de définir les nanomatériaux à partir d’un critère d’intentionnalité. Qu’ils soient naturels, formés accidentellement lors du processus industriel ou manufacturés (fabriqués intentionnellement), ils sont inclus dans le champ d’application de la définition juridique des nanomatériaux. Cette approche exhaustive dans la prise en compte de l’origine des nanoparticules contribue à consacrer une définition large des nanomatériaux.

Le maintien des bornes dimensionnelles. Les deux Recommandations font de l’échelle nanométrique, comprise entre 1 nm et 100 nm, le critère principal pour qualifier juridiquement un nanomatériau. On observe ici une continuité dans le temps, avec la Recommandation de 2011, mais aussi avec les critères retenus par la définition normalisée de l’ISO, facilitant ainsi son application par les acteurs industriels.

L’exclusion renouvelée des matériaux nano-composites ou nano-hybrides. Comme en 2011, les matériaux nano-composites ou nano-hybrides, c’est-à-dire des matériaux composés de plusieurs matériaux hétérogènes, dont certains sont à l’état nanoparticulaire, sont toujours exclus de la définition des nanomatériaux. Si la définition de 2011 les excluait déjà, celle-ci précisait que cela pouvait, sur la base des progrès scientifiques et technologiques, nécessiter un réexamen. En effet, certains systèmes nanocomposites sont de plus en plus développés dans le but de produire un relargage contrôlé de nanomatériaux dits actifs, comme dans les matériaux d’emballage ou de revêtement qui comportent des nanoparticules d'argent, de fer ou de titane destinées à être libérées au cours du temps pour produire des effets antioxydants, antimicrobiens ou décontaminants de surface. Or, ce point n’a fait l’objet d’aucune discussion ou explication. Le maintien de cette exclusion contribue à retenir une définition plus stricte des nanomatériaux, en décalage avec les récentes innovations technologiques.

Au-delà des similitudes, plusieurs différences notables sont à signaler entre les deux définitions, et elles contribuent à définir plus restrictivement les nanomatériaux.

D’une dérogation sous forme de liste exhaustive à une dérogation sous forme de règle générique. Tout d’abord, la liste de dérogations des particules ne répondant pas aux bornes dimensionnelles est supprimée. Celle-ci est remplacée par une règle dérogatoire générique qui permet de prendre en compte les différents assemblages ou les différentes formes, notamment allongées, des nanomatériaux. C’est ainsi que les agrégats et les agglomérats24, qui sont des assemblages de particules de différentes tailles pouvant atteindre des dimensions externes supérieures à 100 nm, sont inclus dans la définition des nanomatériaux. Précisons que c’était déjà le cas en 2011, et que cette inclusion fait l’objet d’un consensus scientifique.

Sont également pris en compte des nanoparticules qui ne répondent pas aux bornes dimensionnelles dans leurs trois dimensions externes, ce qui permet d’inclure les nanofibres et les nanoplaquettes25. D’un point de vue juridique, l’insertion d’une dérogation sur le fondement d’un critère générique évite d’avoir à mettre à jour de manière périodique la liste des dérogations en fonction de l’évolution des applications technologiques et connaissances scientifiques. Cela permet donc d’avoir une définition dont l’interprétation est plus souple et plus évolutive. Toutefois, la définition de 2022 ne fait aucune référence à la possibilité de déroger au seuil supérieur de 100 nm. Or, d’un point de vue biologique, cette limite dimensionnelle n’est pas un seuil relatif à des limites d’absorption (par exemple à travers les barrières biologiques, poumons, intestin, placenta, etc.) ou de toxicité, de sorte que des nanoparticules de dimensions supérieures à 100 nm peuvent conférer des toxicités semblables à celles des particules nanométriques. Cette absence est donc une lacune, qui limite le champ d’application de la définition juridique des nanomatériaux.

L’ajout d’un critère relatif au caractère solide des nanoparticules. Absent de la définition de 2011, la Recommandation de 2022 introduit un critère supplémentaire relatif à l’état solide des particules. Cet ajout a pour objectif d’exclure les particules non solides, c'est-à-dire les particules à l’état gazeux ou liquide, telles que les émulsions et les micelles. On peut ici s’étonner de cette exclusion dans la mesure où leurs applications en santé, en alimentation ou en agriculture, sont en pleine expansion. L’insertion de ce nouveau critère contribue donc à définir de manière plus restrictive les nanomatériaux, en décalage par rapport aux récentes innovations technologiques.

La suppression de la possibilité de déroger au critère de répartition par taille. Si la nouvelle définition juridique des nanomatériaux a maintenu le critère restrictif du seuil de répartition par taille fixé à 50%, la possibilité d’y déroger pour des “raisons tenant à la protection de l’environnement, de la santé publique, de la sécurité ou de la compétitivité” a été supprimée. Le maintien d’un tel critère de répartition par taille est déjà en soi problématique, car il ne repose sur aucune justification scientifique26. Mais la suppression de la possibilité d’y déroger est d’autant plus critiquable, car la dérogation de 2011 permettait de contrebalancer ses effets restrictifs et d’introduire de la flexibilité dans la définition des nanomatériaux. Or, tel n’est plus le cas dans la définition de 2022. Les enjeux juridiques d’une telle modification sont majeurs car cela restreint très fortement le champ d’application de la définition juridique des nanomatériaux.

Les modifications du critère de la surface spécifique volumique (VSSA27): de la suppression d’une dérogation inclusive à l’ajout d’une dérogation exclusive. Dans la Recommandation de 2011, il avait été ajouté une dérogation aux seuils dimensionnels (1 - 100 nm) à vocation inclusive. Des matériaux qui ne respectaient pas l'échelle nanométrique mais présentaient une surface spécifique en volume supérieure à 60 m2 /cm3 devaient être considérés comme des nanomatériaux. Cela signifie que, pour un volume donné (1 cm3), la surface d’interaction était telle (60 cm2) qu’il était considéré que leur effets sur le vivant était potentiellement similaire à des matériaux composés de particules à l’échelle nanoparticulaire. C’est ce qui justifiait leur intégration dans le champ d’application des nanomatériaux. En plus de l’insertion d’une première dérogation sous forme d’une liste exhaustive, on avait donc en 2011 une seconde dérogation sous forme de règle générique. Dans la Recommandation de 2022, cette dérogation inclusive additionnelle est supprimée et elle est remplacée, à l’inverse, par une nouvelle dérogation à vocation exclusive. Ainsi, tout matériau qui respecte les seuils dimensionnels mais présente une surface spécifique en volume inférieur à 6m2/cm3 n’est pas considéré comme un nanomatériau. Cela signifie qu’en dessous de cette surface, il a été considéré que ces matériaux ne présentaient pas suffisamment de surface d’interaction pour avoir des effets potentiellement similaires aux caractéristiques dimensionnelles spécifiques des nanomatériaux. Comme l’explique l’ANSES, si les critères retenus en 2011 risquaient d’aboutir à de faux-positifs, les critères retenus en 2022 risquent à l’inverse d’aboutir à de faux-négatifs. Sans entrer dans le détail des controverses scientifiques et techniques de ce critère, on comprend que l’esprit de cette modification est de restreindre le champ d’application de la définition des nanomatériaux, alors même que les bornes dimensionnelles de l’échelle nanométrique sont respectées.

Au terme de cette analyse du champ d’application de la définition normative des nanomatériaux, on constate que la Commission, favorable à une réglementation des nanomatériaux à droit constant, a répondu aux objections du Parlement par la promotion d’une définition de plus en plus restrictive et de moins en moins souple des nanomatériaux. Concrètement, cela signifie que les matériaux pouvant être qualifiés de nanomatériaux en droit européen sont tout simplement moins nombreux et que cette définition peut plus difficilement faire l’objet d’une interprétation évolutive en fonction de l’évolution des connaissances et des applications technologiques. Or, les enjeux et de la portée juridiques d’une telle définition resserrée sont majeurs..

II – Au-delà des controverses scientifiques, les enjeux juridiques d’une redéfinition plus restrictive des nanomatériaux

Le développement des nanotechnologies pose de véritables défis aux pouvoirs publics en raison de leur caractère complexe, imprévisible et générique. D’un côté, les enjeux économiques et de compétitivité industrielle sont forts et touchent de nombreux secteurs d’activités; d’un autre côté, les risques sanitaires et environnementaux sont potentiellement majeurs. Jusqu’à maintenant, les débats portant sur la définition des nanomatériaux ont été techniques, alors que les enjeux d’une définition normative sont aussi juridiques.

Les enjeux liés à la révision de la définition des nanomatériaux sont d’abord à mettre en perspective avec les principes fondamentaux qui doivent guider l’action des institutions européennes, c’est-à-dire au regard de l’objectif d’assurer un haut niveau de protection de santé et de l’environnement, y compris dans un contexte d’incertitude, en respectant le principe de précaution. Or, à la lumière de ces objectifs supérieurs, on mesure combien la nouvelle définition des nanomatériaux n’est pas suffisamment inclusive pour garantir une réglementation adaptée de gestion des risques. (A).

Malgré ce premier constat, on peut toutefois s’interroger sur la portée normative de cette nouvelle définition, encore très incertaine. Consacrée dans un texte non contraignant, on peut se demander si celle-ci sera reprise dans les réglementations sectorielles et permettra de mettre un terme à une réglementation européenne fragmentée (B).

A/ Les enjeux sanitaires et environnementaux d’une redéfinition juridique des nanomatériaux

La prédominance des considérations techniques dans le débat actuel contribue à passer sous silence le fait qu’une définition juridique n’a pas les mêmes finalités qu’une définition scientifique. Dans la perspective d’une définition à finalité juridique, les enjeux doivent être étudiés à la lumière des objectifs supérieurs que doit respecter la réglementation européenne, c’est-à-dire conformément au principe fondamental de précaution inscrit à l’article 191 du TFUE. Or, si on reprend l’analyse des principaux critères consacrés par la définition de 2022 à la lumière de cette approche, on comprend que les objectifs de la Commission sont moins de garantir une meilleure gestion des risques liés aux nanomatériaux, que d’assurer leur développement industriel dans une perspective de compétitivité économique.

Les finalités d’une définition juridique. Les finalités d’une définition juridique ne sont pas les mêmes que celles d’une définition technique et scientifique. En effet, pour reprendre M-A Hermitte28, “le droit n’a pas l’ambition de la réalité, moins encore de la vérité, il réinvente un autre monde”. Si cela peut paraître “paradoxal pour une instance qui organise concrètement le monde, part de la pratique des hommes et des choses et y retourne”, cela signifie que “la construction juridique des objets venant des autres mondes impose une mise à distance par rapport à l’univers d’origine”. Pour M-A Hermitte, “il y aura certes une prise en compte des nécessités liées à la nature de l’objet telle qu’elle est révélée par le sens commun, la biologie, la philosophie ou l’économie, mais ces données extérieures doivent être articulées à la logique de l’institution juridique dans laquelle elles sont insérées”. Définir juridiquement un objet peut donc rendre l’objet méconnaissable, ou peu compréhensible, aux yeux d’un non juriste car il n’est jamais l’exacte réplique de sa définition scientifique ou technique. Ainsi, “telle défense d’éléphant acquise de manière licite sera protégée par le droit civil au titre de la propriété privée, ou comme œuvre d’art si elle est sculptée ; la même pourra être détruite sans pitié à la suite d’une saisie en douane si elle a été acquise de manière illicite au regard du droit des espèces protégées. Le droit donne de cet objet, unique sur le plan physico-chimique, trois versions différentes”. M-A Hermitte en conclut que “les objets ont donc une sorte de double juridique qui dépend de leur place dans l’univers du droit bien plus que de leur nature propre”. Appliquées aux nanomatériaux, ces réflexions sont essentielles pour comprendre pourquoi définir en droit les nanomatériaux ne peut pas avoir la même finalité que les définir d’un point de vue scientifique.

Les fonctions juridiques et scientifiques d’une définition des nanomatériaux. En sciences, définir les nanomatériaux consiste à décrire, de manière exhaustive et complète, l’ensemble des caractéristiques intrinsèques et spécifiques, qu’elles soient physiques, chimiques, ou biologiques. Autrement dit, c’est la capacité descriptive, précise et objective d’une définition qui fait sa raison d’être et sa validité scientifique. Dans le cas des nanomatériaux, qui sont des objets techniques innovants, et pour lesquels les données scientifiques sont encore à consolider, on comprend donc qu’il existe des débats techniques concernant leur définition scientifique. Toutefois, les finalités d’une définition juridique ne sont pas les mêmes que celles d’une définition scientifique. Cela signifie d’abord que l’absence de définition scientifique consensuelle ne peut pas justifier, juridiquement, une absence de définition juridique29. Ensuite, cela signifie que la définition juridique peut ne pas correspondre exactement à la définition scientifique30. Autrement dit, “la substance juridique” des nanomatériaux ne doit pas correspondre parfaitement à “sa substance physique” car la validité d’une définition juridique ne s’analyse pas au regard de données physiques objectives, mais sur le fondement de principes juridiques supérieurs. Toutefois, la définition juridique des nanomatériaux ne doit pas s’écarter de manière disproportionnée de la réalité scientifique, c’est-à-dire de leur “substance physique” objective. Si tel était le cas, elle serait remise en cause par ses destinataires (notamment, les industriels) et perdrait donc en effectivité. Concernant les nanomatériaux, dont le développement est lié à des technologies innovantes en plein essor, l’équilibre à trouver, entre une vérité scientifique en évolution constante, et des finalités réglementaires spécifiques, est donc particulièrement complexe. Pourtant, c’est bien à la lumière de ces objectifs réglementaires supérieurs qu’il convient d’analyser les enjeux d’une définition juridique des nanomatériaux.

Les objectifs d’une réglementation sur les nanomatériaux. Les compétences juridiques des institutions européennes, et les principes supérieurs encadrant leur exercice, sont fixés par les traités. En ce qui concerne la réglementation de la production et de l’utilisation des nanomatériaux, celle-ci doit se faire conformément au principe de précaution et à l’obligation de garantir un haut niveau de protection de la santé et de l’environnement dans toutes les politiques publiques de l’UE. Selon la jurisprudence européenne, le principe de précaution est un principe général du droit communautaire qui impose “aux autorités compétentes de prendre des mesures appropriées en vue de prévenir certains risques potentiels pour la santé publique, la sécurité et l'environnement (...)31”. Dans un contexte d’incertitudes, ce principe contraint les institutions européennes à prendre des mesures juridiques proportionnées pour gérer les risques suspectés, en fonction de connaissances scientifiques évolutives, sans attendre la preuve de risque avérés scientifiquement. Il existe néanmoins sur l’obligation d’agir des pouvoirs publics des controverses juridiques entre les tenants d’une interprétation minimale ou renforcée du principe de précaution, et notamment sur le niveau d’incertitude à partir duquel une action de ces derniers doit être engagée et surtout quels types d'actions doivent être imposées par la contrainte juridique (interdiction, restriction, etc.). Selon une interprétation minimale du principe de précaution, il est possible de dire que les autorités publiques européennes sont, a minima, contraintes de mettre en place une réglementation sur les nanomatériaux qui permette une meilleure traçabilité de leur production et de leur utilisation (qu’ils soient produits, importés ou distribués sur le territoire européen), et d’améliorer les connaissances sur leurs risques sanitaires et environnementaux, en fonction des usages et des modes d’exposition. Cette interprétation minimale est celle qui permet de préserver un effet utile au principe de précaution, mais aussi de ne pas entrer dans une étude plus complexe consistant à déterminer si, en fonction des connaissances scientifiques actuelles, les autorités publiques européennes devraient déjà mettre en place des procédures plus contraignantes, comme des mesures de restriction ou d’autorisation.

Les objectifs d’une définition normative des nanomatériaux. A la lumière des objectifs réglementaires, on peut en déduire qu’une définition juridique des nanomatériaux doit remplir a minima deux fonctions. La première, être suffisamment inclusive pour promouvoir une meilleure traçabilité et un approfondissement des connaissances scientifiques des risques sanitaires et scientifiques, sans quoi le principe de précaution perd sa raison d’être. La seconde, être suffisamment souple pour intégrer les évolutions scientifiques liées aux innovations technologiques, sans avoir à relancer systématiquement et régulièrement un long processus de révision institutionnelle de leur définition. Défendre un champ d’application large et souple des nanomatériaux ne présage pas d’une quelconque position sur la nature des mesures à prendre pour contrôler les risques, que ce soit des mesures de restriction, d’interdiction ou de libre circulation et commercialisation. Prenons l’exemple de la réglementation REACH. Les substances chimiques y sont définies largement afin de promouvoir un champ d’application étendu de l’obligation d’enregistrement, nécessaire pour collecter des données et évaluer les risques. Ensuite, toutes les substances chimiques ne sont pas inscrites sur la liste des substances à restriction ou sur la liste des substances suspectées d’être extrêmement préoccupantes pour lesquelles les producteurs et les importateurs doivent se soumettre à une procédure d’autorisation. Définir largement les nanomatériaux ne présume donc pas de l’obligation de mettre en place des mesures contraignantes de restriction ou d’autorisation pour tous les nanomatériaux, dans tous les secteurs d’activité, indépendamment de leurs usages et des modes d’exposition. Mais c’est la seule qui préserve l’effet utile du principe de précaution et permet de consolider, de manière évolutive, des connaissances scientifiques fiables.

A la lumière des objectifs juridiques ainsi dégagés, revenons sur deux critères clés de la nouvelle définition de 2022 pour les analyser d’un point de vue strictement juridique.

Les enjeux juridiques des bornes dimensionnelles. Dans la Recommandation de 2011 et de 2022, les nanomatériaux sont définis à partir de bornes dimensionnelles, comprises entre 1 et 100 nm. Ces bornes dimensionnelles correspondent au plus petit dénominateur commun scientifique permettant de définir les nanomatériaux. Toutefois, comme on l’a vu, il existe de nombreuses incertitudes scientifiques sur l’exactitude de ces critères dans la mesure où les changements de propriétés physiques de la matière et les effets spécifiques des matériaux sur le vivant ne sont pas liés exclusivement à leur taille. Les données scientifiques sont sur ce point incomplètes, de sorte que définir les nanomatériaux à partir de critères exclusivement dimensionnels n’est pas scientifiquement exact. Confrontés à ces incertitudes scientifiques, la Commission a proposé en 2011 d’insérer une dérogation sous forme de liste exhaustive, en incluant notamment les fullerènes, les flocons de graphène et les nanotubes de carbone. Ce choix se fondait sur un consensus scientifique minimal, et relevait donc d’une volonté de faire correspondre la définition juridique à la définition scientifique des nanomatériaux. Mais juridiquement, ce choix n’était pas sans inconvénient. Il avait pour conséquence de limiter de manière extrêmement rigide le champ d’application des nanomatériaux, sans avoir la possibilité d’y pallier par une interprétation souple et évolutive.

En 2022, la Commission a supprimé cette liste dérogatoire exhaustive pour lui préférer une règle générique qui, à première vue, paraît plus souple. Sauf que celle-ci présente là encore plusieurs inconvénients. Tout d’abord, elle ne permet pas de déroger au seuil supérieur de 100 nm. Or, d’un point de vue biologique, cette limite dimensionnelle n’est pas pertinente. De même, la suppression d’une dérogation inclusive et sa transformation en dérogation exclusive, en référence à la surface volumique spécifique, se fonde sur des incertitudes scientifiques quant aux effets de ces matériaux en raison de leur plus faible surface d’interaction. Autrement dit, à cette règle générique, la Commission y a ajouté plusieurs nouvelles exceptions particulièrement techniques. Outre que cela complexifie grandement l’identification des nanomatériaux, y compris pour les industriels, ces choix montrent que la Commission s’appuie délibérément sur le plus petit dénominateur commun scientifique pour justifier son choix de circonscrire le champ d’application de la définition juridique des nanomatériaux. Or, ces choix, justifiables d’un point de vue scientifique, sont contraires aux finalités d’une définition à visée réglementaire. En retenant une définition plus restrictive des nanomatériaux, cela revient à priver les institutions européennes de la possibilité d’améliorer les connaissances sur leurs risques et s’inscrit donc en contradiction avec les objectifs et principes supérieurs devant guider leur action. L’exclusion des matériaux non solides ou nano-composites de la définition des nanomatériaux relève d’une même analyse.

Les enjeux juridiques du seuil de répartition par taille. L’insertion d’un seuil de répartition par taille, limitant la qualification juridique des nanomatériaux à ceux constitués au minimum de 50% de nanoparticules, sans aucune possibilité d’y déroger, est sans doute le critère le plus critiquable de la nouvelle définition. Il est même doublement contestable, d’un point de vue scientifique et d’un point de vue juridique. De l’aveu de la Commission, ce critère a pour objectif de limiter les conséquences d’une extension de la définition à “un grand nombre de matériaux”. Autrement dit, l’insertion d’un critère de seuil de répartition par taille ne se justifie pas scientifiquement: il n’est ni le résultat d’un consensus scientifique minimal, ni même le résultat de controverses scientifiques sur le fait qu’un matériau ne pourrait pas, physiquement parlant, être qualifié de nanomatériau s’il ne comportait pas un pourcentage minimal de nanoparticules. C’est en raison de cette absence de fondement scientifique qu’il a été critiqué. Mais la Commission justifie son choix pour des raisons réglementaires qu’elle peine à expliquer. On pourrait penser à première vue que la Commission ne confond pas les finalités d’une définition scientifique et les finalités d’une définition juridique des nanomatériaux et qu’elle prend bien en compte les finalités réglementaires spécifiques que devraient poursuivre la seconde. Or, l’insertion d’un critère de seuil de répartition par taille est manifestement contraire aux fonctions minimales que devrait poursuivre une définition juridique des nanomatériaux. Ce critère contribue en effet à exclure un nombre potentiellement important de nanomatériaux de la possibilité d’obtenir de meilleures connaissances et une meilleure traçabilité. Il n’est donc pas conforme aux finalités juridiques auxquelles doit se conformer la définition des nanomatériaux. Pour reprendre les termes de l’ANSES, l’insertion de ce critère est donc très critiquable car il est, d’un point de vue scientifique et d’un point de vue juridique, “arbitraire et discrétionnaire32”. Il permet cependant de révéler les objectifs de la Commission qui sont de privilégier le développement industriel des nanotechnologies au détriment d’une gestion adaptée des risques.

Bilan. Au terme de cette analyse, on mesure combien la prédominance des débats techniques ne permet pas d’éclairer les enjeux spécifiquement juridiques d’une définition normative des nanomatériaux. En effet, au prisme d’une approche juridique finaliste, on comprend que la position de la Commission en faveur d’une définition plus restrictive des nanomatériaux n’est pas conforme aux objectifs supérieurs de précaution et de garantie d’un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement. C’est même en contradiction avec son objectif de développer une “approche intégrée, sûre, responsable”.

B/ La portée juridique incertaine de la nouvelle définition juridique des nanomatériaux.

Si la nouvelle définition juridique des nanomatériaux est critiquable en raison de son champ d’application restrictif, on peut aussi s’interroger sur sa portée juridique. En effet, puisqu’elle est inscrite dans un texte non contraignant, un doute subsiste quant à sa capacité à pallier les lacunes d’une réglementation sectorielle fragmentée. Le choix d’une telle base juridique est cependant riche d’enseignements. Il révèle la volonté de la Commission de ne pas promouvoir une réglementation transversale, harmonisée et contraignante des nanomatériaux, qui soit susceptible de faire prévaloir les objectifs de gestion des risques sur les intérêts économiques et industriels.

Un texte non contraignant. Comme en 2011, la Commission a fait le choix d’inscrire la révision de la définition des nanomatériaux dans un texte juridiquement non contraignant, une simple Recommandation. D’autres options étaient pourtant envisageables. Il était en effet possible de l’intégrer dans un texte européen juridiquement contraignant, et notamment dans un règlement. La Commission aurait pu proposer de l’inscrire dans un Règlement déjà existant, comme le règlement Reach, puisque ce dernier réglemente la mise sur le marché de l’ensemble des substances chimiques. Mais ce choix n’aurait pas véritablement permis d’harmoniser la définition juridique des nanomatériaux, les autres réglementations sectorielles, avec leur propre définition, restant applicables. Il aurait aussi pu être envisagé de définir juridiquement les nanomatériaux dans un règlement européen spécifique et transversal. Deux options étaient alors possibles: soit prévoir un renvoi automatique pour les seules réglementations sectorielles qui ne définissent pas les nanomatériaux et espérer que, lors de la révision des autres réglementations qui ont leur propre définition, celle-ci soit reprise; soit être plus ambitieux, et prévoir un renvoi automatique systématique global. La première solution jetait les bases d’une harmonisation partielle et engageait les institutions européennes dans des négociations pour aboutir, à terme, à une définition commune des nanomatériaux. La seconde solution impliquait que l’ensemble des réglementations sectorielles qui ont leur propre définition des nanomatériaux soit obligatoirement modifié, ce qui aboutissait à une harmonisation complète des réglementations existantes autour d’une définition commune des nanomatériaux33. Aucune de ces solutions contraignantes n’a été retenue par la Commission et c’est le choix de la précaution réglementaire qui lui a été préféré.

Une portée juridique incertaine en Europe. Étant non contraignante, on peut s’interroger sur la portée normative de la nouvelle définition de 2022. L’actualité récente montre que la Commission multiplie les tentatives pour la rendre juridiquement contraignante en l’inscrivant dans les réglementations sectorielles. Tel était l’un des objectifs de la révision du règlement Novel Food. Mais, comme on l’a vu, le Parlement s’y est opposé. L’avenir et l’effectivité de la nouvelle définition des nanomatériaux dépendra donc des négociations futures avec le Parlement européen lors de la révision de chacune des réglementations sectorielles impliquant la production et l’utilisation de nanomatériaux. Raison pour laquelle l’harmonisation contraignante de la définition juridique des nanomatériaux semble encore très incertaine.

Le refus d’une approche transversale et contraignante. Le refus de la Commission de consacrer la nouvelle définition juridique des nanomatériaux dans un texte contraignant montre qu’elle continue de promouvoir une approche au cas par cas, c’est-à-dire de défendre l’idée matricielle selon laquelle les réglementations sectorielles suffisent pour gérer les risques sanitaires et environnementaux spécifiques des nanomatériaux. Autrement dit, la nouvelle définition des nanomatériaux n’est pas considérée comme une définition juridique commune à partir de laquelle devrait être repensé l’ensemble du système juridique européen réglementant les nanomatériaux. On comprend alors mieux pourquoi la Commission ne se positionne pas en faveur d’une définition plus inclusive et plus souple. En effet, si l’objectif était de promouvoir une définition commune transversale, il faudrait que la définition soit la plus large possible. A partir de celle-ci, les différentes réglementations pourraient exiger le recueil de données objectives de la part des industriels, ce qui permettrait d’améliorer les connaissances sur les risques. Ces mêmes réglementations pourraient ensuite réintroduire des critères plus restrictifs pour mettre en place des mesures contraignantes et différenciées de gestion des risques pour telles ou telles catégories de nanomatériaux, selon leurs usages, leurs utilisations et les modes d'exposition. Concrètement, cela signifie que la définition juridique des nanomatériaux serait la même, qu’ils soient utilisés pour fabriquer des cosmétiques, des denrées alimentaires ou des matériaux plus résistants, mais que des seuils de restriction ou des systèmes d’autorisation pourraient être mis en place dans un domaine et pas dans l’autre. Mais tel n’est pas l’objectif de la Commission. Son objectif est de maintenir le statu quo, et dans cette perspective, c’est une autre logique qui prévaut: la définition juridique des nanomatériaux doit dans ce cas être plus restrictive, à charge ensuite pour les réglementations sectorielles de réintroduire éventuellement d’autres critères plus englobant pour gérer les risques spécifiques des nanomatériaux dans tel ou tel domaine. Juridiquement, ces deux logiques s’opposent: l’une postule un champ d’application large, et des mesures de gestion des risques différenciés; la seconde postule un champ d’application restreint, et des exceptions limitées pour gérer les risques.

Ce choix de la Commission est à notre sens riche d’enseignements. Premièrement, cela signifie que la Commission fait prévaloir les enjeux industriels sur les enjeux sanitaires et environnementaux, le but étant d’abord de ne pas entraver le marché, ni de pénaliser la compétitivité européenne. Deuxièmement, cela montre qu’elle promeut davantage la précaution réglementaire que le principe de précaution, au sens où il s’agit clairement de limiter au maximum les mesures contraignantes pour les acteurs du marché dans le but de ne pas entraver le marché. Sur ce point, l’exemple du règlement Reach est là encore intéressant. Si ce dernier a inclut les nanomatériaux dans le champ d’application des substances chimiques devant faire obligatoirement l’objet d’un enregistrement, comme cette obligation n’est applicable qu’à partir de la production d’une tonne de substance chimique, celle-ci ne s’applique dans les faits pas aux nanoparticules car ce seuil est rarement atteint. L’approche au cas par cas, sur le fondement d’une définition restrictive des nanomatériaux, défendue par la Commission depuis une quinzaine d’années n’est donc pas satisfaisante au regard des objectifs supérieurs de protection de la santé et de l’environnement.

Conclusion. Sous couvert de débats techniques et scientifiques, et en dépit de son caractère non contraignant, les enjeux juridiques de la nouvelle définition juridique des nanomatériaux sont bien plus forts qu’il n’y paraît. La recommandation de 2022 ouvre en effet la voie à une régression de la protection de la santé publique et de la prévention des risques sanitaires et environnementaux liés aux nanomatériaux, sans apporter de solutions aux inconvénients d’une réglementation sectorielle fragmentée.

Notes