Ressources, espaces, environnement

L’arrêt Cannavacciuolo et autres c. Italie de la CrEDH : Une décision majeure pour la reconnaissance d’un droit européen à un environnement sain



Photo©AdobeStock-Jason-1215950307




 

Le 30 janvier 2025, la Cour européenne des droits de l’Homme (CrEDH) a condamné l’Italie dans le cadre de l’affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie. Même s’il ne s’agit pas d’un arrêt de la Grande chambre, cette décision n’en est pas moins majeure pour le droit de l’environnement, et plus particulièrement en ce qui concerne la protection de la santé humaine contre les pollutions. La zone surnommée « Terra dei Fuochi » (« terre des feux ») est un territoire de plus de 1400 km2 situé dans la région italienne de Campanie et regroupant 90 communes, pour une population de près de 2,9 millions d’habitants. Cette zone, aussi surnommée « le triangle de la mort », fait l’objet depuis plus d’une trentaine d’années d’une pollution massive et diffuse à cause d’activités illégales de déversements, d’enfouissements et d’incinérations de déchets, réalisées principalement par la mafia locale. On y retrouve de multiples déchets provenant de toute l’Italie, dont des déchets industriels dangereux générés par de nombreuses entreprises situées au nord du pays. Ces activités ont engendré des contaminations massives aux métaux lourds et aux dioxines, dans les sols, les eaux souterraines ainsi que dans l’air. Ces contaminations seraient à l’origine d’un nombre anormalement élevé de maladies dans la région, dont des cancers et des malformations congénitales. Un taux particulièrement élevé de cancers a ainsi été diagnostiqué dans le secteur. Or, il semblerait que l’Etat avait connaissance de cette situation depuis la fin des années 80. Pourtant, le scandale a perduré.

Le scandale environnemental et sanitaire perdurant, cinq organisations et quarante-et-un ressortissants italiens résidants dans la région ont donc saisi la CrEDH entre 2014 et 2015. Les requérants, qui souhaitaient se faire reconnaître comme victimes, invoquaient la violation des articles 2 (droit à la vie), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CEDH). Ils estimaient que les autorités publiques, alors même qu’elles avaient connaissance de la situation, n’avaient pas pris de mesures suffisantes, notamment pour informer et protéger la population contre les effets néfastes de ces pollutions sur leur santé. Au contraire, l’Etat italien s’est défendu en affirmant qu’il avait pris des mesures pour évaluer les effets sanitaires des pollutions, procéder à la dépollution et sanctionner les responsables de ces infractions environnementales. Il invoquait également l’incertitude scientifique quant au lien de causalité entre les contaminations et les dommages sanitaires allégués comme moyen d’exonération de sa responsabilité.

Ainsi, la Cour devait déterminer si l’Etat italien avait porté atteinte au droit à la vie privée et familiale et au droit à la vie des requérants en n’agissant pas suffisamment contre les multiples pollutions qui mettaient en danger leur santé. Pour ce faire, il s’agissait de confirmer l’applicabilité des droits au cas d’espèce, d’apprécier le lien de causalité entre l’exposition aux pollutions et les préjudices sanitaires allégués, ainsi que de déterminer les carences fautives de l’Etat.

Dans ledit arrêt, la Cour a d’abord écarté comme irrecevables les requêtes formulées par les organisations, considérant qu’elles ne pouvaient être qualifiées de victimes de ces pollutions. Le caractère régressif de cette interprétation, qui se situe à rebours de l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse1, sera abordé plus en détail dans la suite de notre propos. La Cour a également écarté les requêtes des requérants ne résidant pas directement dans la zone officiellement impactée, mais nous reviendrons là aussi plus en détail sur la question de cette zone, dont les limites ont été fixées par les autorités publiques mais sont sujettes à débat. Ensuite, et c’est l’apport essentiel de cet arrêt, la Cour a non seulement confirmé l’applicabilité de l’article 2, mais elle a aussi estimé que les arguments invoqués au titre des articles 8 et 13 étaient similaires à ceux examinés sous l’angle de l’article 2 et que les principales questions juridiques de l’affaire pouvaient donc être abordées à travers ce dernier. C’est pourquoi, la Cour a décidé de ne statuer que sur le droit à la vie. De plus, en s’appuyant sur le principe de précaution, elle a admis que les pollutions constituent un danger pour la santé des habitants, malgré l’incertitude scientifique invoquée par l’Italie. Elle considère ainsi que ce danger justifie l’obligation pour les autorités italiennes de mettre en place des mesures visant à protéger les résidents exposés. Enfin, la Cour a considéré que l’action de l’État n’était pas suffisante et n’avait pas été menée avec suffisamment de diligence pour déterminer l’impact sanitaire des pollutions, informer la population contre les risques sur leur santé, dépolluer la zone, ainsi que pour lutter contre les activités illégales en cause. Raisons pour lesquelles la Cour a décidé de condamner l’Etat italien et de lui imposer la mise en œuvre d’une série de mesures pour remédier à ses manquements.

Avec cet arrêt, la Cour rend une décision d’envergure, à la hauteur des enjeux sanitaires et environnementaux de l’affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie, dont le problème dure depuis longtemps. En effet, dès 1994, l’état d’urgence est décrété dans la région, ce qui marqua le début officiel de « la crise de la gestion des déchets » (crisi dei rifiuti). L’état d’urgence est levé en 2009, mais les infractions environnementales se sont poursuivies, notamment dans « les terres de feux », dont le périmètre n’a cessé de s’élargir. En décembre 2013, un décret-loi est adopté pour mettre en place des mesures d’urgence, sans pour autant mettre fin au scandale sanitaire et environnemental. En outre, l’Etat italien a déjà été condamné par la CrEDH en 2012 et en 2023 en raison de ces mêmes pollutions et de leurs conséquences sanitaires2. Toutefois, dans ces affaires précédentes, la Cour ne s’était pas prononcée sur le droit à la vie, seul l’article 8 ayant été invoqué. De plus, si la Cour s’est déjà prononcée sur l’applicabilité de l’article 2 dans d’autres affaires environnementales, elle n’avait jusqu’à présent jamais reconnu sa violation dans le cas d’une pollution diffuse mettant en danger la santé humaine. Cette décision est donc remarquable car elle condamne pour la première fois un Etat sur le fondement du droit à la vie en raison de préjudices sanitaires liés à des pollutions.

Ainsi, cette décision se distingue tant par la reconnaissance de la violation du droit à la vie et des obligations positives à la charge des États qui découlent de son application (I), que par l’apport de cette interprétation innovante du droit à la vie en matière de protection de la santé humaine en cas de pollution environnementale (II).

I- Applicabilité du droit à la vie en matière environnementale et obligations positives de l’État

Dans cet arrêt, la Cour opère une appréciation décevante de la recevabilité des requêtes, qui la conduit à restreindre la qualité à agir des requérants, mais une interprétation dynamique de l’article 2 de la CEDH qui l’amène à reconnaitre l’applicabilité du droit à la vie en cas de danger sanitaire lié à la pollution de l’environnement (A). Ensuite, elle en déduit les obligations positives qui pèsent sur les autorités publiques, y compris en cas d’incertitude scientifique concernant le lien de causalité entre le risque sanitaire invoqué et les pollutions, puis condamne l’État italien pour violation du droit à la vie (B).

A) L’applicabilité du droit à la vie en matière environnementale

Après avoir restreint la qualité à agir des requérants, en ne jugeant recevables que certaines requêtes individuelles et en rejetant les requêtes collectives (1), la Cour confirme l’applicabilité du droit à la vie en matière environnementale et s’inscrit de ce fait dans une certaine continuité jurisprudentielle (2).

1- Une reconnaissante restreinte de la qualité à agir des requérants

En premier lieu, la Cour a considéré que certains requérants n’avaient pas qualité à agir, raison pour laquelle elle a décidé de rejeter leurs requêtes. Tel fut le cas pour les requérants résidant en dehors de la zone officiellement polluée. En effet, trois directives interministérielles italiennes sont venues délimiter la zone de la « Terra dei Fuochi » sur 90 communes situées dans les provinces de Naples et Caserte3. Pour appuyer leurs demandes, les requérants résidants hors de cette zone ont invoqué une déclaration de la commission sénatoriale reconnaissant que cette délimitation se fondait sur des présomptions et n’excluait pas la possibilité que d’autres communes puissent être affectées par ces pollutions. Toutefois, la Cour estime qu’il ne lui appartient pas de remettre en question cette délimitation, les autorités internes devant avoir accès à bien plus d’éléments et étant mieux placées pour le faire selon elle4. En second lieu, la Cour prend note de l’argument avancé par les requérants et les tiers intervenants, selon lequel les pollutions peuvent traverser les frontières délimitées par les autorités. En effet, certaines communes, exclues de la zone officielle, jouxtent, voir sont entourées, par des communes en faisant partie. En outre, plusieurs de ces communes ont été placées parmi les « sites d’intérêt national » nécessitant une décontamination5. Mais, tout en prenant acte de ces arguments, la Cour estime malgré tout ne pas disposer de preuves suffisantes pour démontrer que ces requérants ou leurs proches résidaient dans la zone affectée6. Or, cette interprétation soulève des questions très sérieuses. En effet, les contaminations, qui se propagent dans l'air et les eaux souterraines, peuvent toucher des zones larges et difficiles à définir. Par conséquent, l’ampleur de la pollution, ainsi que la subjectivité de la délimitation officielle de la zone et la reconnaissance de sites d’intérêt national en dehors de celle-ci, auraient pu justifier la recevabilité de ces requêtes. En refusant de le faire, la Cour vient donc restreindre la capacité à agir de personnes ayant potentiellement été exposées à des contaminations diffuses et persistantes. Il lui aurait pourtant suffit d’avoir recours à une présomption de proximité temporelle et géographique afin de s’affranchir de cette délimitation discutable, comme elle l’a fait pour caractériser le risque sanitaire et la violation des obligations étatiques. Nous le verrons plus loin.

Concernant les associations requérantes, leurs demandes ont également été rejetées. La Cour justifie cette position en affirmant que la violation invoquée de l’article 2 résulte de pollutions dont les conséquences sanitaires ne peuvent impacter que des personnes physiques. Dès lors, les associations ne peuvent pas être considérées comme ayant « subi directement les effets » de ces pollutions7. Elle rappelle également que pour être qualifié comme victime, une association requérante ne peut se fonder uniquement sur les droits individuels de ses membres, sans démontrer qu’elle a elle-même subie des répercutions importantes. Ainsi, cette décision vient limiter l’accès aux juges de la CrEDH et ce faisant, diffère de l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, dans laquelle la Cour avait accordé la qualité à agir des associations requérantes en raison des « considérations particulières liées au changement climatique ». Ces considérations particulières étant caractérisées par « la nature particulière du changement climatique, sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière, et la nécessité de favoriser la répartition intergénérationnelle de l’effort dans ce domaine »8. Or, dans l’affaire italienne, la Cour considère au contraire qu’il n’existe aucune « considération spéciale » susceptible de justifier le droit à agir des associations au nom de leurs membres en l'absence d'un mandat explicite les y autorisant9. Cette interprétation restrictive de la qualité pour agir des associations peut interroger. En effet, de nombreuses études montrent que la pollution de l’environnement peut avoir un impact considérable sur la santé humaine à l’échelle mondiale, tout comme le changement climatique10. Par conséquent, au regard de l’ampleur et de la durée des pollutions constatées dans les « Terres de feux », la Cour aurait pu reconnaître « une considération spéciale » justifiant la qualité à agir des associations. D’autant qu’il est souvent plus facile pour celles-ci d’agir, lorsque les contraintes techniques et financières de certains litiges sont trop lourdes pour des requérants individuels. Cela a été reconnu dans l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse au regard de l’ampleur du phénomène climatique en cause. La Cour aurait donc pu en faire de même dans la présente affaire au vu de l’ampleur de la pollution. Finalement, en comparant le présent arrêt avec l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, on peut remarquer une certaine « vision alternative » de la part de la Cour en matière de recevabilité. En effet, dans le contentieux climatique, la Cour rejette les requêtes individuelles tandis qu’elle valide la qualité à agir des associations, puis elle fait l’inverse dans la présente affaire. Quoiqu’il en soit, la Cour impose ici une limite assez importante en matière de qualité à agir contre des pollutions qui ont pourtant la particularité de s’étendre sur une zone vaste, dont les frontières sont difficilement délimitables, et dont la portée géographique de leurs effets est incertaine mais préoccupante pour les populations alentours.

2-Une applicabilité du droit à la vie dans la continuité de la jurisprudence antérieure

Dans l’affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie, la Cour confirme l’applicabilité de l’article 2 en rappelant que le droit à la vie ne concerne pas uniquement les décès provoqués par un recours à la force des Etats, mais également l’absence ou l’insuffisance des mesures prises par ces derniers pour protéger la vie des personnes en danger11.

Cette interprétation avait déjà été affirmée en 1998 dans l’arrêt L.C.B. c. Royaume-Uni12, qui avait reconnu pour la première fois une telle extension du champ d’application rationae materiae du droit à la vie et les obligations positives qui en résultent pour l’Etat. Dans cette affaire, un requérant alléguait la violation de l’article 2 en raison des effets différés que la campagne d’essais nucléaire menée sur l’île de Christmas par le Royaume-Uni dans les années 50 auraient provoqué sur la santé de son fils. Mais, en l’espèce, la violation du droit à la vie n’avait pas été reconnue par la Cour au motif qu’un lien de causalité ne pouvait pas être établie entre les essais nucléaires et les conséquences sanitaires évoqués. Même si la Cour considérait que « la première phrase de l’article 2 paragraphe 1 astreint l’Etat, non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction »13, elle avait affirmé que le requérant devait prouver le caractère « dangereux » et « supérieur à la moyenne » de l’irradiation. Si cette décision n’avait donc pas conclu à une violation du droit à la vie, l’interprétation novatrice qui avait été retenue avait marqué le point de départ de son application possible aux affaires environnementales.

Cette interprétation du droit à la vie a ensuite été confirmée dans les arrêts Öneryıldız c. Turquie 14 et Boudaïeva et autres c. Russie 15, où la Cour a cette fois reconnu sa violation. Dans le premier cas, elle a retenu la négligence des autorités publiques et la violation de l’article 2 après un glissement de terrain meurtrier provoqué par une explosion de méthane près d’une décharge comme nous l’avons vu précédemment. Le raisonnement de la Cour s’appuyait notamment sur le fait que « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi » et qu’il doit être entendu en « termes généraux »16. Elle a également affirmé que l’application de l’article 2 est « envisageable en relation avec des questions environnementales liées non seulement aux domaines invoqués par le Gouvernement […], mais aussi à d’autres domaines susceptibles de donner lieu à un risque sérieux pour la vie ou les différents aspects du droit à la vie »17. Dans le second arrêt, la Cour a adopté un raisonnement similaire concernant une coulée de boue ayant ravagé la ville de Tirnaouz en Russie. Elle a retenu la négligence des autorités pour leur défaut d’entretien des protections contre ces coulées de boues et l'absence d’alerte à la population. La Cour a ainsi considéré que la responsabilité d’un Etat peut être engagée dans le cadre de l’exercice de leur « activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie »18, mais également « lorsque le droit à la vie se trouve menacé par une catastrophe d’origine naturelle »19.

Ainsi, s’inscrivant dans la continuité de sa jurisprudence antérieure, la Cour fait preuve de cohérence, et réaffirme une nouvelle fois l’applicabilité du droit à la vie en matière environnementale. Elle va même plus loin en confirmant pour la première fois son applicabilité en cas de pollutions et de risques pour la santé, mais nous en reparlerons dans la seconde partie. En outre, cette applicabilité du droit à la vie permet à la Cour d’apprécier la question des obligations positives de l’Etat dans la présente affaire.

B) La violation des obligations positives à la charge de l’État italien

Afin de déterminer la responsabilité de l’Etat italien et les obligations qu’il aurait dû remplir, la Cour devait confirmer l’existence d’un risque pouvant compromettre le droit à la vie. Pour ce faire, les juges vont procéder à la caractérisation du risque en appliquant le principe de précaution (1), avant d’en déduire les obligations qui incombaient à l’Etat et de déterminer si elles ont bien été remplies (2).

1-La caractérisation du risque

La Cour admet tout d’abord l’existence d’un risque pour la vie « suffisamment grave, véritable et vérifiable » et que ce risque peut être qualifié d’« éminent » au sens de sa jurisprudence antérieure20, s’inscrivant ainsi dans une logique similaire aux décisions antérieures en matières de caractérisation du risque. A titre d’illustration, l’arrêt Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie précisait que le droit à la vie pouvait s’appliquer et justifier la responsabilité de l’Etat en cas de « risque réel et imminent »21. Dans d’autres affaires, la Cour est venue préciser que le risque « réel » correspondait à une menace grave, véritable et suffisamment vérifiable pesant sur la vie d’une personne22. Elle a également eu l’occasion de préciser que « l’éminence » d’un risque implique un élément de proximité physique23 et temporelle24 de la menace. Toutes ces précisions ont été rappelées récemment dans l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse25. Mais outre sa cohérence avec la jurisprudence antérieure, la Cour va encore plus loin dans le présent arrêt en admettant pour la première fois le franchissement de ce seuil de gravité en matière de pollution.

En plus de la nécessité de caractériser l’existence d’un risque suffisamment grave, la Cour s’est également prononcée sur la question de la causalité entre la pollution en cause et l’apparition d’une maladie spécifique chez les requérants, dans un contexte d’incertitude scientifique. En l’espèce, la Cour considère ainsi qu’« étant donné que le risque général est connu depuis longtemps, conformément au principe de précaution, l’absence de certitude scientifique quant aux effets précis de la pollution sur la santé d’un requérant en particulier ne saurait exclure l’existence d’une obligation de protection, dont l’un des plus importants aspects est la nécessité d’enquêter, d’identifier le risque et d’en déterminer la nature et le niveau. Accepter le contraire, dans les circonstances de l’espèce, rendrait la protection de l’article 2 ineffective »26. Autrement dit, convaincue de l’existence d’un risque suffisamment grave, la Cour juge inutile d’exiger des requérants qu’ils prouvent un lien direct et personnel entre les expositions et les maladies alléguées27, contrairement à ce qu’elle avait demandé dans l’affaire Brincat et autres c. Malte.28 Elle en conclut que, même en l’absence de lien de causalité avéré, l’État italien est dans l’obligation de prendre des mesures de protection. Cette application du principe de précaution n’est pas sans rappeler l’arrêt Tătar c. Roumanie, dans lequel la Cour avait déjà affirmé que « le principe de précaution recommande aux États de ne pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement en l’absence de certitude scientifique ou technique »29. Néanmoins, on peut considérer que l’ensemble des éléments factuels rapportés, tels que l’ancienneté de la crise des déchets en Campanie, les pollutions multiples qui en résultent ou encore l’augmentation parallèle du nombre de cancers dans la région, constituent un faisceau d’indices qui a sans nul doute motivé ce raisonnement. Ce dernier découlerait donc moins de la mise en œuvre du principe de précaution que de l’application d’une présomption de proximité temporelle et géographique pour pallier l’absence de lien de causalité avéré. D’autant que seules les victimes de la zone officiellement délimitée se sont vus reconnaître la qualité à agir.

En caractérisant l’existence d’un risque suffisamment grave pour la vie des requérants, tout en s’appuyant sur une présomption de causalité et le principe de précaution, la Cour en a finalement déduit un devoir de protection de l’Etat italien envers sa population. Encore fallait-il à ce stade déterminer quelles étaient précisément ces obligations positives, afin de se prononcer sur la défaillance de l’Etat.

2- Les obligations positives de l’Etat

La Cour estime que l’Etat avait l’obligation de procéder à une évaluation complète de la pollution, en déterminant la zone touchée, ainsi que la nature et l’étendue de la contamination. Par la suite, il devait prendre toutes les mesures nécessaires afin de gérer les risques révélés. Il revenait également à l’État de prendre des mesures afin de lutter contre les activités illégales ayant des effets néfastes sur les populations mais aussi de les informer des risques sur leur santé et leur vie30. Ces obligations ne sont pas sans rappeler celles qui incombaient à la Turquie dans l’arrêt Öneryıldız c. Turquie. La Cour avait en effet considéré qu’en cas d’activités dangereuses, l’Etat turc devait mettre en place une législation suffisamment protectrice, informer les populations en cas de danger et mettre en place des mesures de surveillance et des procédures permettant de déterminer la responsabilité des personnes à l’origine des dommages31. En déterminant le contenu des obligations positives de l’Etat, la Cour instaure ainsi trois types d’obligations : l’information, la surveillance et la gestion des risques (évaluation des risques et mise en œuvre de mesure de prévention ou de précaution adaptées). Les deux premières relèvent d’une conception assez classique en droit de l’environnement, que l’on retrouve notamment dans la jurisprudence antérieure de la Cour. La troisième est toutefois plus exigeante, mais aussi plus novatrice car elle reconnait pour la première fois une obligation positive pour l’Etat d’évaluer les risques liés aux pollutions.

La Cour a ensuite examiné si l’État italien avait satisfait à ses obligations positives. Elle rappelle d’abord que le choix des mesures relève des États 32, son rôle se limitant à évaluer si celles mises en place témoignent de « la diligence requise compte tenu de la gravité de la menace en cause »33. A cet égard, elle précise que la rapidité de la réaction des autorités est un critère d’importance primordiale, comme elle l’avait déjà expliqué dans l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse34. Elle précise ensuite que les autorités doivent fournir une réponse « systématique, coordonnée et globale », compte tenu de la gravité et de la menace en question35. Ainsi, après avoir apprécié chacune des mesures présentées par l’État italien pour sa défense, la Cour a considéré que ce dernier n’en avait rien fait36. Ce qui est surtout critiqué, c'est la lenteur de l’évaluation des effets de la pollution, la plupart des mesures n’ayant été mises en place qu’à partir de 2013, ainsi que sa défaillance concernant les mesures de dépollution, la gestion des déchets tout autant que son impossibilité à déterminer l’ensemble des zones restant à dépolluer. En outre, la Cour considère que les mesures de justices pénales contre les auteurs de ces infractions environnementales n’ont pas été suffisantes. Enfin, elle considère que l’Etat n’a pas non plus remplie son obligation de communication à l’égard des habitants contre les risques auxquels ils sont exposés. Pour résumer, l’Etat italien a violé toutes les obligations qui lui incombaient car il n’a pas pris de mesures suffisantes pour informer les populations, surveiller et plus globalement gérer les risques liés aux pollutions. Raisons pour lesquelles, la Cour impose à l’Italie de mettre en œuvre une série de mesures dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle cet arrêt deviendra définitif. Elle lui impose notamment de prendre davantage de mesures pour lutter contre les pollutions, de mettre en place un mécanisme indépendant pour assurer le suivi et l’exécution de ces mesures, ainsi que de créer une plateforme unique d’information du public37. Ainsi, même si un Etat est en principe libre de choisir les moyens de s’acquitter de ses obligations, à condition qu’ils soient compatibles avec la décision de la Cour, cette dernière a malgré tout la possibilité de préciser les mesures à prendre. C’est ce que la Cour a décidé de faire dans le présent arrêt, en application de la procédure dite « de l’arrêt » pilote, ce qui est inédit en matière environnementale et plus particulièrement en matière de pollutions. La Cour justifie cette application en évoquant l’ampleur et la persistance de cette crise, ainsi que le caractère systémique des défaillances de l’Etat et le nombre important de personnes qui demeurent impactées. 46 autres requêtes introduites par 4 700 demandeurs ont à ce titre été ajournées jusqu’au terme de ce délai de deux ans38.

Cet arrêt a donc le mérite de confirmer l’applicabilité du droit à la vie en matière environnementale mais aussi d’en déduire de façon inédite les obligations positives de l’Etat et les mesures qu’il doit prendre, compte tenu du risque sanitaire invoqué. Or, l’intérêt de cet arrêt va encore plus loin, puisqu’il s’agit de la première condamnation d’un Etat sur le fondement du droit à la vie en matière de pollutions. Ce faisant, la Cour fait preuve d’un raisonnement innovant et prometteur pour la protection de la santé humaine.

II- L’apport d’une interprétation innovante du droit à la vie pour la protection effective de la santé humaine en cas de pollution environnementale

En reconnaissant que des pollutions environnementales puissent porter atteinte au droit à la vie, la présente affaire intègre dans le champ d’application de l’article 2 une approche systémique de la protection de la vie en lien avec la protection de l’environnement et la protection de la santé humaine. C’est précisément cette interprétation qui justifie la mise en œuvre de mesures visant à protéger l’environnement dans l’intérêt de la santé humaine et in fine à garantir un droit à un environnement sain. Ainsi, cette décision apporte une contribution majeure à la reconnaissance d’un droit européen à un environnement sain (A). On peut également considérer que son approche ressemble dans une certaine mesure à celle du concept d’exposome39. Ce qui pourrait faire de cette décision un point d’ancrage pour l’intégration en droit européen de nouveaux concepts très prometteurs en matière de santé et d’environnement (B).

A) Une contribution majeure à la reconnaissance du droit européen à un environnement sain

Les circonstances particulières de la présente affaire conduisent la Cour à appliquer une interprétation innovante du droit à la vie. Cette interprétation permet d’étendre le champ d’application rationae materiae de l’article 2 et de reconnaitre pour la première fois une violation du droit à la vie en raison des dangers sanitaires liés à la pollution. (1). Elle se démarque ainsi des précédentes affaires et constitue une avancée majeure dans la reconnaissance du droit européen à un environnement sain (2).

1- Une interprétation innovante du droit à la vie

Dans l’affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie, la Cour était amenée à se prononcer sur l’applicabilité des articles 2 et 8 de la CEDH. Mais elle ne s’est prononcée que sur le droit à la vie, estimant que les questions soulevées sous cet article étaient similaires à celles de l’article 840. Le choix de se fonder uniquement sur l’article 2 mérite d’être souligné car il va à l’encontre de sa jurisprudence antérieure, et notamment des affaires Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, ou Guerra et autres c. Italie, dans lesquelles la Cour s’est fondée sur le seul article 8. Dans ce dernier arrêt, le juge Jambrek avait toutefois formulé la remarque suivante : « il se pourrait […] que le moment soit venu pour la jurisprudence de la Cour consacrée à l’article 2 d’évoluer, de développer les droits qui en découlent par implication, de définir les situations entraînant un risque réel et grave pour la vie ou les différents aspecter du droit à la vie ». La prévision du juge Jambrek s’est donc réalisée dans la présente affaire.

En outre, la Cour confirme l’applicabilité de l’article 2 en opérant une interprétation innovante puisqu’elle conduit à reconnaître pour la première fois la violation du droit à la vie en raison des préjudices sanitaires nées de pollutions industrielles. Elle se distingue ainsi des affaires précédentes jugées sous l’angle de l’article 2, dans lesquelles les atteintes au droit à la vie avaient été reconnues dans des situations différentes. A titre d’exemple, l’arrêt Öneryıldız c. Turquie portait sur une explosion de méthane ayant provoqué un glissement de terrain, l’ensevelissement d’un bidonville et le décès de plusieurs personnes. Dans l’affaire Boudaïeva et autres c. Russie, l’affaire portait sur une coulée de boues meurtrière, contre laquelle les autorités publiques n’avaient pas pris les mesures suffisantes pour alerter et évacuer la population. Enfin, dans l’arrêt L.C.B. c. Royaume-Uni, il était bien question d’un facteur environnemental potentiellement nocif pour la santé, à savoir une exposition à des rayonnements radioactifs potentiellement cancérigène. Néanmoins, la nature particulière de ces rayonnements, provoqués ponctuellement par quatre essais nucléaires réalisés entre 1957 et 1957, reste assez différente des pollutions diffuses du cas d’espèce. Quoiqu’il en soit, la Cour n’avait pas reconnu dans cette affaire la violation de l’article 2, faute d’avoir pu établir un lien de causalité avéré.

Après avoir affirmé le 4 avril 2024 l’existence d’un droit à une protection par les Etats contre les effets néfastes du changement climatique41, la Cour semble avec cet arrêt en faire de même contre les effets néfastes des pollutions. Ainsi, cette interprétation innovante du droit à la vie, si elle venait à être reproduite, pourrait ouvrir la voie vers une meilleure protection de la santé humaine grâce aux droits fondamentaux garanties par la CrEDH. En effet, les affaires de pollutions susceptibles d’être portées devant la Cour sont nombreuses (pollution de l’air, pesticides, PFAS42, nanoparticules etc.) et les enjeux sanitaires pourraient s’avérer tels qu’il ne serait pas étonnant de voir se développer un contentieux des pollutions devant la CrEDH et d’assister à des condamnations similaires dans un futur proche.

Avec cet arrêt, la Cour consacre donc une interprétation novatrice et évolutive du droit à la vie et contribue à faire de l’article 2 un fondement de la protection de la santé humaine contre des pollutions environnementales. L’apport de cet arrêt est donc majeur car il participe ainsi à la reconnaissance progressive, en droit européen, d’un droit fondamental à un environnement sain.

2- Une protection indirecte du droit à un environnement sain

Dans cette décision, la Cour participe à la mise en place d'une protection « par ricochet »43 du droit à un environnement sain, en s'appuyant sur certains droits fondamentaux déjà reconnus par la CrEDH tel que le droit à la vie. Cette méthode « par ricochet » peut être définie comme un mécanisme permettant de protéger ce droit à travers d'autres droits fondamentaux connexes. Cette méthode « par ricochet » permet « d’étendre le champ d’application de la Convention à des situations non expressément visées par celle-ci et de contourner l’incompatibilité ratione materia d’une requête avec l’instrument conventionnel. La protection par ricochet vient combler les lacunes du texte en faisant émerger des droits que l’on peut qualifier de dérivés non garantis comme tels par la Convention »44. Le droit à un environnement sain n’est pas explicitement consacré dans la convention européenne. Il est pourtant reconnu dans d’autres droits, notamment en France dans l’article 1 de la charte de l’environnement de 2005. Mais depuis quelques années, la CrEDH utilise cette interprétation novatrice des droits fondamentaux européens, tels que le droit au respect de la vie privée et familiale ainsi que le droit à la vie, lorsque la santé et le bien-être des requérants sont impactés. Pour rappel, la déclinaison en matière environnementale du droit au respect de la vie privée et familiale fut amorcée par l’arrêt Lopez Ostra c. Espagne45. C’est à partir de cette décision que la CrEDH a commencé à assurer une protection indirecte du droit à un environnement sain à travers l’article 8, et plus particulièrement sur la base de la protection du « domicile »46, de la « vie privée et familiale »47 ou uniquement de la « vie privée »48 en cas de dommage causé à une seule personne. Ces trois fondements sont parfois utilisés séparément ou combinés par la Cour, pour traiter les affaires environnementales49. S’agissant du droit à la vie, son applicabilité fut également reconnue par la Cour en matière environnementale, comme nous l’avons vu précédemment. Toutefois, il est intéressant de noter que les atteintes environnementales abordées sous l’angle de l’article 2 étaient significativement différentes de celles qui furent traités sur le terrain de l’article 8. Les affaires liées à l’article 8 concernaient généralement les effets des pollutions chroniques ou de l’exposition prolongée à un risque environnemental. En revanche, la violation de l’article 2 n’a été reconnue jusqu’à présent que dans des cas d’atteinte à la vie résultant de catastrophes industrielles ou naturelles, sans qu’il soit question d’expositions néfastes pour la santé50.

L’applicabilité de l’article 2 avait pourtant été confirmé dans les arrêts Ruano Morcuende c. Espagne51 et Jon Koldo Aparicio Benito c. Espagne52, dans lesquels il était bien question d’atteinte à la santé supposément causées par des expositions environnementales. Dans le premier, les effets supposément néfastes des champs électromagnétiques d’un transformateur utilisé pour l’alimentation en électricité en Espagne étaient mis en cause. Mais la Cour a estimé que « si les conditions de vie de la requérante et de sa famille sont certainement perturbées, les nuisances endurées n’atteignent pas le seuil minimum de gravité exigé pour constituer une violation [de l’article 2] »53. La seconde affaire portait sur « l’exposition du requérant à la fumée de tabac ». La Cour a considéré « qu’il n’y a pas d’éléments pour lui permettre de constater que le requérant ait subi des effets néfastes de nature à constituer une violation de la disposition invoquée »54. La question de la violation des obligations étatiques au regard de la CEDH en matière d’expositions à la fumée de tabac avait également été traitée par la Cour dans l’affaire Florea c. Roumanie55. Même si la Cour était amenée cette fois-ci à statuer sur la violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants). Ce n’est donc pas la première fois que ce type d’atteintes environnementales est intégré dans le champ d’application de la CEDH, et plus particulièrement de l’article 2, mais la présente décision est bien la première à en reconnaitre la violation en pareille situation.

Au regard de son interprétation à la fois cohérente et innovante de l’article 2 et des obligations positives pour l’Etat qui en découle, cet arrêt contribue indirectement à la reconnaissance d'un droit européen à un environnement sain et consolide, en droit européen, une approche anthropocentrique de la protection de l’environnement. Toutefois, de nouveaux concepts tels que celui de One Health, ou celui de l’exposome, conduisent à mieux définir le lien entre santé et environnement, tout en proposant une approche non plus anthropocentrique mais systémique de l’environnement et de la santé. Se pourrait-il que cette affaire puisse constituer un point d’encrage pour l’intégration en droit européen d’un concept aussi prometteur que l’exposome ?

B) Un point d’ancrage pour l’intégration juridique de l’exposome en droit européen ?

Les circonstances particulières relatives à un cas de pollutions multiples et de vecteurs d’expositions tout aussi variés, la présente affaire a représenté un défi pour la Cour dans son appréciation in concreto du risque sanitaire qui en découlerait (1). Pourtant, la Cour est parvenue à relever ce défi grâce à un raisonnement innovant pour son interprétation élargie du droit à la vie, nous l’avons vu, mais qui révèle également une certaine acculturation aux implications de l’exposome, dont nous présenterons une définition dans un second temps (2).

1-L’appréciation du risque sanitaire lié à des expositions à des pollutions multiples : Un défi relevé par la CErDH

Dans cet arrêt, la Cour reconnaît que les affaires environnementales antérieures concernaient généralement une source de pollution clairement identifiée et délimitée. Elles portaient également sur des activités spécifiques à l'origine de la pollution, souvent dans une zone géographique restreinte, ou sur l'exposition à une substance particulière émanant d'une source facilement identifiable 56. Elle poursuit en précisant que le cas d’espèce porte quant à lui sur une forme de pollution particulièrement complexe et répandue qui se produit principalement sur des terrains privés. La situation des « Terres de feux » se caractérise ainsi par une multiplicité de sources de pollution très différentes quant à leur type, leur extension géographique, les polluants rejetés, la manière dont les individus sont entrés en contact avec eux et leur impact sur l'environnement. La Cour souligne également que la singularité de cette affaire tient au fait qu’elle concerne des activités menées par des parties privées, notamment des groupes criminels organisés, en dehors de toute forme de légalité ou de réglementation juridique57. Malgré la complexité de cette situation, la Cour a réussi à proposer un raisonnement innovant, nous l’avons vu, afin de caractériser la violation du droit à la vie. Or, le caractère novateur de ce raisonnement ne tient pas seulement au fait qu’il reconnait la violation de l’article 2 en cas d’exposition à des pollutions diffuses, mais également car la Cour a réussi à élaborer ce raisonnement malgré les difficultés spécifiques de cette affaire. En effet, il était question ici de sources multiples de pollution (incinérations, enfouissements, déversements), de différents types (déchets domestiques, industriels etc.) et d’une zone très étendue et difficilement délimitée. Les agents polluants dangereux pour la santé humaine sont eux aussi nombreux, parmi lesquels se trouvent notamment des métaux lourds ou des dioxines, reconnus comme étant cancérigènes58. Etant donné l’étendue géographique des pollutions et surtout les différents éléments environnementaux impactés (eau, sols, air), il en résulte une multiplicité des vecteurs d’expositions, complexifiant davantage la caractérisation des dommages59. Contrairement aux affaires précédentes, le cas d’espèce ne concerne pas des activités dangereuses connues et réglementées. Il s'agit ici de pollutions multiples, causées principalement par des activités non régulées et exercées sur des terrains privés, principalement par des organisations criminelles, mais aussi par des particuliers60. La Cour était donc confrontée à deux principales difficultés qu’elle est parvenue à surmonter. D’une part, elle devait prendre en compte les diverses sources de contaminations, leurs potentiels effets sur la santé, y compris leurs effets cumulés, et les différents vecteurs d’expositions. D’autre part, elle devait trancher la question de l’atteinte au droit à la vie et des obligations de l’Etat Italien malgré l’absence de lien de causalité avéré entre les pollutions et les dangers sanitaires allégués.

2-Un raisonnement proche du concept d’exposome

Ainsi, les particularités de cette affaire de pollutions ne sont pas sans rappeler celles des facteurs environnementaux que l’exposome ambitionne de mieux définir afin de protéger la santé humaine. L’exposome peut être définit comme l’ensemble des expositions auxquelles un individu a été soumis durant sa vie, de sa conception in utero jusqu’à sa mort, et ayant un impact sur sa santé61. Ce cumul d’expositions comprend les facteurs d’exposition externe telles que les pollutions, les substances chimiques, les microorganismes, mais aussi les facteurs sociaux et psychosociaux, le climat, le cadre de vie, ainsi que les facteurs internes tels que le métabolisme, la morphologie etc.62. Ce concept propose une approche innovante du lien entre environnement et santé humaine. Il s’agit d’une approche intégrative et systémique qui permet de prendre en compte la multiplicité des expositions ayant une influence sur la santé. Elle permet également d’intégrer l’ensemble de leurs effets, y compris les effets les plus complexes et les moins connus tels que les effets cumulés, les effets différés, ou encore les effets épigénétiques ou transgénérationnels. En raison des enjeux sanitaires et environnementaux qu’il met en lumière, ce concept d’origine épidémiologique et toxicologique devient de plus en plus un sujet de recherche transdisciplinaire, aussi bien en sciences de la santé qu’en sciences humaines. Il a également vocation à être mis en œuvre dans les politiques de santé publique ainsi que dans la réglementation afin de mieux protéger la santé humaine et l’environnement. Raisons pour lesquelles, ce concept a été juridiquement consacré en France dans le cadre de la loi Touraine de 201663, même si cette consécration n’a pour l’instant pas dépassé les frontières françaises. Ainsi, les promesses de ce concept sont multiples en droit, mais les modalités de sa mise en œuvre et l’ensemble de ses implications juridiques sont encore à définir. Il est également intéressant de noter qu’il fut proposé à l’origine pour expliquer et remédier à la hausse des maladies chroniques tels que les cancers, dont il justement question dans l’affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie. Par conséquent, en reconnaissant la violation du droit à la vie malgré les circonstances particulières de ces pollutions et de leurs effets sur la santé, on peut considérer que la Cour a adopté un raisonnement qui se rapproche de la logique de l’exposome. Elle est en effet passé outre l’incertitude scientifique, au regard de l’ampleur de la catastrophe et en application du principe de précaution, afin de reconnaître le danger sanitaire de ces pollutions multiples. Cela révèle une certaine acculturation de la Cour aux implications de l’exposome, malgré son absence de consécration juridique en droit européen.

Conclusion. Même si le caractère restrictif de cet arrêt en matière de qualité à agir des requérants est regrettable, il n’en reste pas moins remarquable puisqu’il permet d’étendre le champ d’application du droit à la vie et ce faisant, condamne pour la première fois un Etat sur ce fondement en cas de pollutions. De plus, en contribuant à la reconnaissance « par ricochet » d’un droit européen à un environnement sain à travers le droit à la vie, et en adoptant une interprétation innovante de ce dernier en matière de pollution, l’arrêt révèle une certaine acculturation à l’exposome.

Notes

  • 1. CrEDH, (G.C.), Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, req. n° 53600/20, 9 avril 2024.
  • 2. CrEDH, Di Sarno et autres c. Italie, req. n° 30765/08, 10 janvier 2012 ; CrEDH, Locascia et autres c. Italie, req. n°35648/10, 19 octobre 2023.
  • 3. § 246.
  • 4. § 247.
  • 5. § 120.
  • 6. § 248.
  • 7. § 216.
  • 8. § 220.
  • 9. § 221.
  • 10. A titre d’exemple : Selon l’OMS, en 2012, près de 13 millions de personnes dans le monde seraient décédées car ils ont vécus ou travaillés dans un environnement insalubre ; Selon l’UNICEF, 8,1 personnes seraient décédées en 2021 à cause de la pollution de l’air.
  • 11. « The Court reiterates that Article 2 of the Convention does not solely concern deaths resulting from the use of force by agents of the State but also, in the first sentence of its first paragraph, lays down a positive obligation on States to take all appropriate steps to safeguard the lives of those within their jurisdiction », § 375.
  • 12. CrEDH, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 Juin 1998, req. n°23413/94, 9 juin 1998, § 36.
  • 13. CrEDH, Ibid.
  • 14. CrEDH, Öneryıldız c. Turquie, req. n° 48939/99, 30 novembre 2004, § 64.
  • 15. CrEDH, Boudaïeva et autres c. Russie, op. cit., § 128.
  • 16. CrEDH, Oneryildiz c. Turquie, op. cit.
  • 17. Ibid.
  • 18. CrEDH, Özel et autres c. Turquie, req. n° 14350/05, 15245/05, 16051/05, 17 novembre 2015, § 170 ; CErDH, Boudaïeva et autres c. Russie, op. cit., § 128.
  • 19. CrEDH, Özel et autres c. Turquie, op. cit., § 170.
  • 20. Ibid., § 390.
  • 21. CrEDH, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie, req. n° 41720/13, 25 juin 2019, § 140.
  • 22. CrEDH, Fadeieva c. Russie, req. n° 55723/00, 9 juin 2005 et CrEDH, Brincat et autres c. Malte, req. n° 60908/11, 62110/11, 62129/11, 62312/11 et 62338/11, 24 juillet 2014, § 82-84.
  • 23. Par exemple : CrEDH, Kolyadenko et autres c. Russie, req. n°17423/05, 20534/05, 20678/05, 23263/05, 24283/05 et 35673/05, 28 fev. 2012, § 150-155.
  • 24. CrEDH, Brincat et autres c. Malte, op. cit., § 84
  • 25. « En somme, pour que l’article 2 trouve à s’appliquer à des griefs concernant l’action et/ou l’inaction de l’État face au changement climatique si l’existence d’un risque « réel et imminent » pour la vie ». Elle réaffirme également dans cet arrêt que « le critère du risque « réel et imminent » peut être entendu comme renvoyant à une menace grave, véritable et suffisamment vérifiable pour la vie, comportant un élément de proximité matérielle et temporelle de la menace avec le dommage allégué par le requérant » et que « lorsque la qualité de victime d’un requérant individuel aura été établie […], il sera possible de considérer qu’un risque sérieux de baisse notable de son espérance de vie dû au changement climatique doit aussi rendre l’article 2 applicable » § 513.
  • 26. § 391.
  • 27. § 390.
  • 28. CrEDH, Brincat et autres c. Malte, op. cit., § 83.
  • 29. CrEDH, Tătar c. Roumanie, req. n° 67021/01, 27 janvier 2009, § 109.
  • 30. § 395.
  • 31. S. Brimo, La santé environnementale : une approche juridique, Dalloz, Paris, 2023, p. 61.
  • 32. CrEDH, Boudaïeva et autres c. Russie, req. n° 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, 20 mars 2008, § 134-35.
  • 33. § 396.
  • 34. CrEDH (G. C.), Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, op. cit., § 538.
  • 35. § 396.
  • 36. § 410.
  • 37. § 494-501.
  • 38. § 491-493.
  • 39. A propos de l’exposome voir notamment : C. P. Wild, Complementing the Genome with an 'Exposome' : The Outstanding Challenge of Environmental Exposure Measurement in Molecular Epidemiology, Cancer Epidemiology, Biomarkers & Prevention, 2005, 14 (8), p.1847 ; C. P. Wild, The exposome : from concept to utility, in International Journal of Epidemiology, 2012 (41), p. 24 ; M. Tissier-Raffin, D. Morin, L. Galey, A. Garrigou, Rendre effectif le droit à un environnement sain : les défis scientifiques et juridiques soulevés par le concept d’exposome. Revue juridique de l’environnement, spécial (HS1), 2020, p. 39-80 ; S. Brimo, N. Bonvallot, « L'exposome : un concept scientifique à la recherche de traduction juridique », RDSS, 2023, p. 74.
  • 40. § 469.
  • 41. CrEDH (G. C.), Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, op. cit.
  • 42. Les substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées.
  • 43. R. Bentirou Mathlouthi, Le droit à un environnement sain en droit européen : Dynamique normative et mise en œuvre jurisprudentielle, l’Harmattan, Paris, 2020, p. 120. Voir aussi : J.-F. Renucci, Introduction to the European Convention on Human Rights The rights garanteed and the protection mechanisme, Council of Europe Publishing, 2005, p. 119 ; M. Dejean-Pons, in Liber amicorum M.-A. Eissen, Le droit de l’homme à l’environnement et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Bruylant, Bruxelles, 1995, pp. 79-115.
  • 44. F. Sudre, « Le droit à un environnement sain et le droit au respect de la vie privée », AIDH, 2006, p. 203.
  • 45. CrEDH, Lopez Ostra c. Espagne, req. n° 16798/90, 9 décembre. 1994.
  • 46. CrEDH, Moreno Gomez c. Espagne, req. n° 4143/02, 16 novembre 2004.
  • 47. CrEDH, Gerra et autres c. Italie, req. n° 14967/89, 19 fev. 1998, § 57 ; CrEDH, Taşkın et autres c. Turquie, 10 novembre 2004, req. n° 46117/99, § 113 ; CrEDH, McGinley et Egan c. Royaume-Uni, n° 21825/93 et 23414/94, 9 juin 1998 ; CrEDH, Fadeieva c. Russie, req. n° 55723/00, 9 juin 2005 ; CrEDH, Tătar c. Roumanie, req. n°67021/01, 27 janvier 2009, § 110.
  • 48. CrEDH, Brânduşe c. Roumanie, req. n°6586/03, 7 avril. 2009, § 67 ; CrEDH, Jon Koldo Aparicio Benito c. Espagne, req. n°36150/03, 13 novembre 2006.
  • 49. Pour une combinaison entre le domicile et la notion de vie privée voir : CrEDH, Dubetska et autres c. Ukraine, req. n°30499/03, 10 février 2011, § 110.
  • 50. Voir : P. Baumann, Le droit à un environnement sain et la Convention européenne des droits de l’homme, LGDJ, Paris, 2021, p. 170. A propos des affaires Öneryıldız c. Turquie et Budaieva et autres c. Russie.
  • 51. CrEDH, Maria Isabel Ruano Morcuende c. Espagne, req. 75287/01, 6 septembre. 2005.
  • 52. CrEDH, Jon Koldo Aparicio Benito c. Espagne, req. n°36150/03, 13 novembre 2006.
  • 53. P. Baumann, op. cit. A propos de l’affaire Maria Isabel Ruano Morcuende c. Espagne.
  • 54. P. Baumann, op. cit. A propos de l’affaire Jon Koldo Aparicio Benito c. Espagne.
  • 55. CrEDH, Florea c. Roumanie, req. n° 37186/03, 14 décembre 2010.
  • 56. « The Court acknowledges at the outset that the present case differs from those environmental cases that have concerned a single, identified, circumscribed source of pollution or activity causing it, and a more or less limited geographical area […] or the exposure to a particular substance which is released by a clearly identifiable source », § 384. Faisant références aux affaires suivantes : López Ostra c. Espagne ; Fadeieva c. Russie ; Giacomelli c. Italie ; Ledyayeva et autres c. Russie ; Tătar c. Roumanie ; Dubetska et autres c. Ukraine ; Kotov et autres c. Russie.
  • 57. « In the present case, the Court is confronted with a particularly complex and widespread form of pollution occurring primarily, but not exclusively, on private land. As already noted, in the words of the Italian Senate, the so-called Terra dei Fuochi phenomenon is characterised by a multiplicity of sources of pollution which are very different as to their type, their geographical extension, the pollutants released, the ways in which individuals came into contact with them, and their environmental impact (see paragraph 73 above). Moreover, the Court underlines that the present case does not concern dangerous activities, such as industrial activities, carried out against the backdrop of an existing regulatory framework, as in the majority of cases that have come under its scrutiny. On the contrary, the present case concerns activities carried out by private parties, namely organised criminal groups, as well as by industry, businesses and individuals, beyond the bounds of any form of legality or legal regulation », § 384.
  • 58. § 386.
  • 59. § 385.
  • 60. § 384.
  • 61. C. P. Wild, “Complementing the Genome with an “Exposome”: The Outstanding Challenge of Environmental Exposure Measurement in Molecular Epidemiology”, op. cit.
  • 62. C. P. Wild, « The Exposome : From Concept to Utility », op. cit. ; H. Bastos, « L’exposome : Etat des lieux des connaissances sur un concept aux multiples enjeux », Dr. soc., 2023, p. 135.
  • 63. Loi n°2016-41, 26 janvier 2016, dite « de modernisation de notre système de santé », art. 1.

Auteurs


Achat Nickolas

nickolas.achat@u-bordeaux.fr

Pays : France